Une taxe aux pets pour lutter contre le changement climatique

Le gouvernement de la Nouvelle-Zélande envisage de taxer les pets produits par son abondant bétail. On aurait dû commencer à l’époque de Socrate.

  • Chériiiiie ! C’est insensé, de l’autre côté de la planète ils ont décidé de taxer les pets du bétail ! Réduire les émissions de méthane permettrait de ralentir le réchauffement du climat.
  • Vraiment, mon chou ? C’est presque plus cocasse que les Suisses qui voulaient inscrire dans leur constitution un article sur les cornes des vaches.
  • Mais par les amours de Pasiphaé, où cela va-t-il s’arrêter ? Bientôt, je n’aurai plus le droit de péter sur mon canapé pendant le match de rugby. Et justement, il y a l’équipe de Nouvelle-Zélande qui joue ce soir !
  • Si tu veux te prendre pour Strepsiade et péter sur le canapé, ne te gêne pas ; mais moi, je crois que je vais aller faire une petite promenade au grand air.
  • Strepsiade ?
  • C’est un Athénien à qui Socrate apprend que ses pets fonctionnent un peu comme un orage.
  • Tiens, le dérèglement climatique était déjà provoqué par les pets dans l’Athènes classique ?
  • Pas tout à fait… Si tu veux vraiment que je t’explique, il va falloir te retenir un peu tandis que je ressors l’édition flambant neuve des Nuées d’Aristophane que je viens d’acquérir.
  • Voilà au moins un livre de grec qui ne sent pas les pieds de dinosaure…
  • Allez, retiens on humour de pré-adolescent et écoute ce petit dialogue.

Strepsiade (à Socrate) – Tu ne m’as encore rien appris sur le fracas et le tonnerre.

Socrate – Tu ne m’as pas écouté ? J’affirme que les nuages sont gorgés d’eau. Quand ils entrent en collision les uns avec les autres, ils sont tellement chargés qu’ils provoquent un bruit de tonnerre.

Strepsiade – Attends, comment veux-tu que je croie cela ?

Socrate – Je vais te l’expliquer en te prenant toi-même pour exemple. Il a déjà dû t’arriver de te bourrer de purée lors de la fête des Panathénées. Ensuite, tu en as eu le ventre tout barbouillé, et soudain tu t’es mis à crépiter comme une mitraillette.

Aristophane, Les Nuées 382-387

  • Une mitraillette, voyez-vous ça ? Ton traducteur, il avait forcé sur l’ouzo avant de se mettre au travail ?
  • Mais je t’assure, mon chou, c’est mon professeur de grec qui…
  • Ha ! Encore cet incompétent ? Bon, finissons-en avec la purée et les crépitements de mitrailleuse anachronique.

Strepsiade – Oui, par Apollon ! Mon ventre se met tout de suite dans un état terrible, il est tout retourné, et la purée fait un fracas comme le tonnerre, et ça crépite terriblement ! D’abord doucement, papax, papax ; ensuite ça y va, papapapax ; et quand je chie, c’est vraiment le tonnerre, papapapax, comme les nuages.

Socrate – Alors regarde maintenant : avec ton petit ventre de rien du tout, tu en fais des pets ! Or l’air, qui est sans limite, ça n’est pas normal qu’il produise un immense grondement ?

Strepsiade – Ah ! C’est pour ça que les mots tonnerre (brontè en grec) et pet (pordè) se ressemblent !

Aristophane, Les Nuées 388-394

  • Mais alors, chérie, si Socrate a déjà démontré qu’il y a un lien entre les pets et les orages, peut-être que le gouvernement néo-zélandais a raison de taxer les pets pour ralentir le changement climatique ?
  • C’est dommage qu’il n’existe pas un Prix Noble de logique : tu ferais un bon candidat.
  • Tu crois ? Bon, c’est pas tout, ça : voilà que le rugby va commencer. Bonne promenade !

Tellement effrayant qu’on n’en ferait pas un masque…

Un démagogue tellement terrifant que les fabricants de masques ne voudraient pas reproduire ses traits ? Attention, un train peut en cacher un autre : derrière la rigolade, il y a la censure.

La comédie dans l’Athènes classique, c’est comme la caricature aujourd’hui : elle permet de rire des puissants. Chaque année, le peuple athénien était invité à assister à la représentation de pièces – sélectionnées par un magistrat – dans lesquelles on n’épargnait rien aux gens les plus en vue dans la cité : on pointait du doigt leurs excès, on dénonçait les abus qu’ils avaient commis, et l’on rigolait, parfois assez grossièrement, de leurs nombreux travers.

C’est ce qui est arrivé à Cléon, un démagogue athénien. L’affaire avait pourtant bien commencé pour celui qu’on pourrait aisément qualifier de « grande gueule » : en 425, alors que les Athéniens sont en guerre contre une coalition de cités du Péloponnése, Cléon s’insurge publiquement contre l’inaction des généraux, occupés à assiéger un contingent spartiate sur l’îlot de Sphactérie. Il faut sortir les mains des poches et prendre d’assaut l’îlot, clame Cléon. « Chiche ? » lui répond alors Nicias, l’un des généraux responsables des opérations. Il propose à Cléon de prendre un détachement et de mener les opérations militaires, s’il croit que tout est si facile.

Cléon, pris au piège de ses propres déclarations, n’a pas d’autre choix que de s’exécuter. Or contre toute attente il parvient à réaliser le coup de main qu’il réclamait ! Les Spartiates de Sphactérie sont faits prisonniers et Cléon retourne à Athènes avec la gueule encore plus grande qu’auparavant. Désormais, plus personne n’osera lui résister, puisqu’il a cloué le bec aux meilleurs généraux d’Athènes.

Personne, vraiment ? C’est sans compter sur l’impertinence d’un jeune homme dans la vingtaine, le comique Aristophane. Une année après les événements de Sphactérie, il propose à la sélection officielle une pièce intitulée Les Cavaliers, dans laquelle il s’en prend vertement au démagogue Cléon. Il imagine qu’un groupe de citoyens pourvus d’un sens des responsabilités aiguisé (les cavaliers !) tente de susciter une opposition à Cléon, par le truchement d’un … marchand de saucisses.

Un serviteur cherche donc à décider le brave charcutier à résister à Cléon, mais notre sauveur improvisé hésite :

  • Et qui m’assistera dans mon entreprise ? Car les riches ont peur de lui ; quant au pauvre peuple, il chie de trouille.
  • Mais il y a les cavaliers : mille hommes braves qui le détestent ! Ils t’aideront. Parmi les citoyens, il y a aussi les gens de bien, et parmi les spectateurs, tous ceux qui ont de la jugeotte. Et moi je t’assisterai, et aussi la divinité. Allez, n’aie pas peur : car il n’est pas tout à fait ressemblant ; sous l’effet de la crainte, pas un seul fabricant de masques n’a accepté de reproduire ses traits. En définitive, cependant, on le reconnaîtra, car les spectateurs sont intelligents.
  • Aïe aïe aïe ! Malheur, voici le Paphlagonien qui sort !

[Aristophane, Cavaliers 222-234]

Le Paphlagonien, c’est le nom de code qu’Aristophane a donné à Cléon, qu’il ne nomme pas de son vrai nom. Tiens, tiens, c’est intéressant : on dit souvent qu’à Athènes on pouvait attaquer même les citoyens les plus puissants en les nommant ouvertement, mais ici le jeune Aristophane a eu les chocottes, semble-t-il. Non seulement il s’abstient de nommer Cléon (tout le monde l’aura reconnu), mais en plus il le présente comme tellement effrayant qu’on n’oserait même pas le représenter en masque.

Vraie peur de la censure ? Probablement pas. Il y a fort à parier que le jeune Aristophane joue à la victime d’une censure qui n’existait pas. Cléon n’est certes pas nommé, et peut-être le masque de l’acteur ne reproduit-il pas les traits du démagogue, mais les allusions sont tellement directes que le spectateur athénien reconnaît immédiatement Cléon derrière le Paphlagonien. Il s’agit donc d’un jeu théâtral, par lequel le dramaturge adopte la posture d’une victime potentielle de l’homme politique, alors même que l’attaque est encadrée par le contexte spécifique d’un festival dramatique. Le simple fait qu’Aristophane n’ait apparemment pas été inquiété après la représentation des Cavaliers est un signe de la robustesse de la démocratie athénienne.

Or c’est précisément cette possibilité de brocarder même les plus puissants qui est mise en péril dans un certain nombre d’États modernes. Essayez d’arborer un masque de Xi Jinping dans les rues de Hong Kong, et vous verrez combien de temps vous tenez avant d’être embastillé. Osez critiquer Erdoğan, pour rire, et préparez-vous à un long procès suivi de quelques années de prison. Quant aux joyeux lurons qui ont publié des caricatures d’un certain Prophète, ils ont hélas fini entre quatre planches. Pour en revenir aux Cavaliers d’Aristophane, c’est précisément le paradoxe qui devrait nous frapper : pour souligner le danger que représente un démagogue de la trempe de Cléon, le dramaturge athénien feint de le craindre, mais il peut néanmoins l’égratigner sans réel danger. On aura relevé par ailleurs l’appel à l’intelligence des citoyens, utile aussi bien dans l’Athènes classique que dans le monde d’aujourd’hui.

Peut-on rire du coronavirus ?

Ceux qui ont perdu un parent, un proche ou des amis n’auront pas le cœur à rire, on les comprend. Pourtant, le rire peut devenir la seule arme pour affronter l’insupportable.

Le coronavirus nous pourrit la vie : il a tué des gens par milliers, perturbé notre vie sociale, brisé la vie professionnelle de nombre d’individus, et ne semble pas prêt à retourner dans la forêt d’où il est probablement venu. On en a marre, du Covid ! Pourtant, même l’horreur est parfois moins insupportable avec le rire : le réalisateur Roberto Benigni l’a bien montré avec son film La vita è bella, dans lequel un père protège son enfant de la barbarie d’Auschwitz en se servant du rire. Alors voyons si Aristophane peut nous aider à passer le cap.

Lécythe à figure rouge, env. 475-450 av. J.-C. Pilier hermaïque à Athènes.

Dans les Grenouilles, le poète comique imagine que le dieu Dionysos s’est rendu dans l’Hadès pour en ramener un poète tragique. Il doit choisir entre Eschyle – tenant de la tradition ancienne – et Euripide – innovateur décrié. Le passage qui suit est une adaptation d’un échange célèbre entre Eschyle et Euripide, arbitré par Dionysos. Dans l’original, il y est question de la perte à répétition d’un lêkythion (une petite fiole à huile). La recette comique exploitée par Aristophane peut cependant être appliquée à un vilain virus que nous ne connaissons que trop bien… Voici donc comment Eschyle se propose de démolir les prologues des pièces d’Euripide.

Eschyle – Eh bien, je ne vais pas chercher la petite bête dans chacune des tes expressions, mot par mot : avec l’aide des dieux, je vais anéantir tes prologues au moyen du Covid.

Euripide – Avec le Covid ??? toi ? mes prologues ?

Eschyle – Tout simplement ! Oui, tu composes tes vers de manière à ce que tes trimètres iambiques attrapent tout : une petite grippe, un petit rhume, une petite vérole. D’ailleurs je vais t’en faire la démonstration.

Euripide – Ah oui ? toi, tu vas le démontrer ?

Eschyle – Sûr.

Dionysos – Bon, allons-y !

Euripide – « Aigyptos, comme le bruit s’en est répandu, avec ses cinquante fils, approchait à la rame d’Argos…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Qu’est-ce que c’était que cette histoire de Covid ? Il va le regretter. Allez, lis-lui un autre prologue, pour que je voie si ça marche de nouveau.

Euripide – « Dionysos, le thyrse à la main, vêtu de peaux de faon, entouré de torches, bondissait sur le Parnasse en menant son chœur…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Horreur ! Nous voici à nouveau frappés par le Covid !

Euripide – Mais ça ne va pas continuer ainsi : ce prologue-ci, il n’arrivera pas à l’infecter avec le Covid. « Il n’existe aucun homme qui soit heureux en toute chose : car l’un naquit dans une famille noble mais n’eut pas de moyen de subsistance, tandis qu’un autre vint au monde dans une famille vile…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Euripiiiide !

Euripide – Quoi donc ?

Dionysos – Je crois qu’il faut laisser tomber : ce Covid va nous couper le souffle.

Eschyle – Ah non, par Déméter, je m’en fous ! Parce que maintenant, je vais le casser.

Dionysos – OK, alors lis-lui un autre prologue ; mais fais gaffe au Covid !

Euripide – « Kadmos, fils d’Agénor, quitta un jour la ville de Sidon…

Eschyle –  …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Mais c’est pas possiiiible, ce type ! Trouve-toi un vaccin contre le Covid, sinon, il va nous abîmer nos prologues.

Euripide – Quoi ? Tu veux que je trouve un vaccin ?

Dionysos – Fais-moi confiance sur ce coup-ci.

Euripide – Ah non ! J’en ai beaucoup, des prologues, qu’il ne parviendra pas à infecter avec le Covid. Tiens : « Pélops, fils de Tantale, se dirigeait vers Pise avec son attelage rapide…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Tu vois, il lui a de nouveau passé le Covid ! Bon, mon brave, n’attends pas, paie-le par tous les moyens : pour une obole, tu auras des soins de première classe.

Euripide – Non, par Zeus, pas encore ! J’en ai encore des tas. « Un jour, Œnée était aux champs…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Euripide – Mais laisse-moi au moins dire tout le vers ! « Un jour, Œnée était aux champs pour rassembler des épis en vue d’une offrande aux dieux…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Pendant qu’il faisait son offrande ? Et qui le lui a refilé ?

Euripide – Laisser tomber, mon pote. Il peut toujours essayer avec celui-ci. « On a rapporté une histoire véridique à propos de Zeus… »

Dionysos – Tu vas me tuer ! Tu vois bien qu’il va dire « …lorsqu’il eut le Covid. » Ce Covid colle à tes prologues comme un virus sur les mains !

[adaptation d’Aristophane, Les Grenouilles 1198-1247]

Mystérieux coup de filet à Gaza

bronzeUne statue de bronze représentant Apollon retrouvée par un pêcheur de Gaza : mirage ou réalité ?

L’Apollon de Gaza, c’est d’abord le titre d’un film réalisé par le Genevois Nicolas Wadimoff. Une autre manière de parler de la Palestine, à l’écart des checkpoints, des oliviers et des citronniers qu’on nous sert d’habitude.

Il y est question d’une statue de bronze du IIe siècle av. J.-C. qu’un pêcheur aurait ramenée dans ses filets en 2013. Elle représenterait le dieu Apollon. Seulement voilà : la statue, aussitôt apparue, aurait à nouveau disparu, laissant derrière elle un parfum de mystère. On ne sait pas si l’objet a rejoint les couloirs sombres du commerce illégal des antiquités, ou s’il s’agit d’une simple invention.

Une statue d’Apollon ? Tiens, tiens, ça me rappelle quelque chose… Une vieille histoire de trépied en bronze ramené dans les filets d’une équipe de pêcheurs de Milet, en des temps très anciens.

Des pêcheurs jetaient leur filet contre salaire, aux conditions suivantes : ce qu’ils ramèneraient dans leur filet appartiendrait à celui qui avait acheté le produit de la pêche. Or il arriva que, au lieu de poissons, ils ramenèrent dans leur filet un trépied en or.

Une dispute s’ensuivit à propos du trépied. Les pêcheurs déclaraient qu’ils avaient vendu du poisson, pas un trépied ; quant aux acquéreurs, ils affirmaient qu’ils avaient acheté tout ce qui était remonté, de quelque nature que ce fût. Comme ils ne parvenaient pas à s’entendre, on décida d’aller demander l’avis d’Apollon, lequel leur rendit l’oracle suivant :

Enfant de Milet, tu interroges Phoibos [Apollon] à propos d’un trépied ;

celui qui surpasse tous les autres par la sagesse, je déclare que le trépied lui appartient.

Ils apportèrent donc le trépied aux Sept Sages [de la Grèce]. Mais chacun d’entre eux à tour de rôle déclara qu’il n’était pas sage… C’est pourquoi ils décidèrent de le consacrer à Apollon, parce qu’il était plus sage que tous. C’est ainsi, dit-on, que le dieu reçut ce trépied.

[scholies à Aristophane Ploutos 9]

dieu_artemisionLes trépieds en or, tout comme les statues de bronze, ont une fâcheuse tendance à voyager en bateau, puis à couler, et finalement à être retrouvés par des pêcheurs. On peut songer au cas célèbre du dieu de l’Artémision, ou encore aux deux bronzes de Riacce. L’histoire de l’Apollon de Gaza est donc plausible, mais on ne saurait la confirmer en l’absence de l’objet.

Il reste une dernière possibilité : le dieu Apollon aura décidé que les hommes qui se disputent dans la région, de part et d’autre du Mur de la Honte, ne méritent pas un pareil chef-d’œuvre. Voulant leur montrer qui est le plus sage, il aura repris sa statue.

[images : le dieu de l’Artémision]

ἁλιεῖς μισθῷ βόλον ἔρριπτον, ἵνα τὸ ἀναφερόμενον εἴη τοῦ ἀγοράσαντος τὸν βόλον. συμβέβηκε γοῦν ἀντὶ ἰχθύων τρίποδα χρυσοῦν περιλαβεῖν αὐτοὺς τῷ δικτύῳ. ἐφιλονείκουν οὖν περὶ αὐτοῦ, οἱ μὲν ἁλιεῖς, ὡς ἰχθῦς πεπράκασιν, οὐ τρίποδα· οἱ δὲ ἀγοράσαντες ἔλεγον, ὡς πᾶν τὸ ἀνιὸν καὶ πᾶν ὅ τι τύχοι ὠνήσαντο. οὕτως οὖν αὐτῶν φιλονεικούντων, ἔδοξεν ἐρωτῆσαι τὸν Ἀπόλλωνα. ὁ δὲ ἀνεῖλεν αὐτοῖς ταῦτα·

ἔκγονε Μιλήτου, τρίποδος πέρι Φοῖβον ἐρωτᾷς·

ὃς σοφίῃ πάντων πρῶτος, τούτου τρίποδ’ αὐδῶ.

προσήγαγον οὖν αὐτὸν τοῖς ἑπτὰ σοφοῖς· ἕκαστος δὲ τούτων παρῃτεῖτο σοφὸς εἶναι, διόπερ ἐγνώκασιν, ὡς σοφωτέρῳ πάντων, ἀναθεῖναι αὐτὸν τῷ Ἀπόλλωνι· ὅθεν φασὶν ἐσχηκέναι αὐτὸν τὸν τρίποδα.

Moi tout seul

traites_nbLes Suisses voteront bientôt sur une initiative censée protéger le pays contre l’influence des ‘juges étrangers’. Moi tout seul, ça va toujours mieux, n’est-ce pas ?

Derrière le bel euphémisme de l’‘autodétermination’, notre parti national d’extrême droite – chaque pays doit disposer de son service de voirie – cherche à faire primer le droit national sur toute ingérence extérieure, comme par exemple la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

Quand on vit dans le plus beau pays du monde, avec les meilleures lois du monde, pourquoi se faire imposer des décisions de l’extérieur ? Préservons notre îlot paradisiaque, et surtout ne tenons pas compte des pays qui nous entourent ! Il faut seulement espérer qu’ils nous permettront encore d’aller mouiller nos orteils dans la mer pendant nos prochaines vacances…

Moi tout seul, c’est toujours mieux, du moins dans nos fantasmes. Le poète comique Aristophane l’a bien compris, lui qui nous propose la figure de Dicéopolis : ce citoyen d’Athènes, lassé de l’incompétence qui règne dans sa propre cité, décide que lui aussi agira tout seul. Comme Athènes est en guerre avec Sparte, Dicéopolis opte pour une paix individuelle avec l’ennemi.

  • N’y a-t-il pas de quoi s’étrangler ? Et ensuite, moi, je devrais glander à ne rien faire ? Les délégués étrangers, la porte n’est jamais assez grand ouverte pour les accueillir ! Bon, je vais frapper un grand coup, un coup formidable. Où est donc mon ami Amphithéos ?
  • Me voici !
  • Prends ces huit drachmes que je te donne, et va-t’en faire un traité de paix avec les Lacédémoniens [Spartiates], pour moi tout seul, mes jeunes enfants et mon épouse.

[Aristophane Acharniens 125-132]

Dicéopolis fait donc exactement le contraire de ce qui est proposé maintenant aux Suisses : il se donne le droit de conclure une alliance individuelle avec un État voisin. La réaction de ses concitoyens ne se fait pas attendre.

Ce type – ô Zeus père et tous les autres dieux – a conclu une trêve avec l’ennemi ! Moi, ma haine belliqueuse ne cesse d’augmenter tandis que mes champs sont dévastés. Je n’aurai de cesse que je leur aie planté une lance douloureuse, enfoncée bien profond, pour qu’ils ne mettent plus les pieds dans mes vignobles !

[Aristophane Acharniens 224-232]

Dicéopolis doit donc affronter la colère des Athéniens, représentés par une bande de vieillards d’Acharnes, une commune de banlieue. Furieux contre cet homme qui prétend que, lui tout seul, ça va très bien, ils s’apprêtent à le lapider.

  • Le voici, le voici ! Jette, jette, jette, jette, frappe, frappe ce sale type ! Ne vas-tu pas l’atteindre, et deux fois plutôt qu’une ?
  • Par Héraclès, qu’est-ce donc ? Vous allez me casser mon chaudron !
  • C’est toi que nous allons lapider, espèce de sale tronche !
  • Pour quelle raison, vieillards d’Acharnes ?
  • Et tu poses la question ? Tu ne manques pas de culot, effronté, traître à la patrie. Seul, sans nous, tu te permets de conclure une trêve, et ensuite tu oses nous regarder en face ?
  • Qu’ai-je obtenu en échange de cette trêve ? Écoutez, mais écoutez donc !
  • T’écouter ? Va te faire foutre ! Nous allons t’ensevelir sous les pierres !
  • Non, écoutez-moi d’abord. Accordez-moi cela, braves gens !
  • Rien du tout : ne va pas me raconter tes histoires. Je te déteste encore plus que Cléon, que je découperais pourtant en morceaux pour en faire des chaussures de cavalerie. Toi, je ne vais pas t’écouter me faire de longs discours : tu as conclu une trêve avec les Laconiens [Spartiates], et je te punirai.
  • Mes braves, laissez les Laconiens hors de tout cela, et écoutez ce que j’ai mis dans ma trêve. Vous déciderez si j’ai bien fait.
  • Mais comment peux-tu dire que tu as bien fait, si tu conclu une trêve, ne serait-ce qu’une fois, avec des gens qui ne respectent ni les autels, ni les accords, ni les serments ?
  • Moi, je sais aussi que les Laconiens, à qui nous en voulons beaucoup, ne sont pas responsables de tous les maux qui nous accablent.
  • Pas tous, bandit ? Tu oses nous dire cela ouvertement ? Et tu crois que je vais t’épargner après ça ?
  • Pas tous, pas tous : moi qui vous parle, je pourrais vous montrer bien des cas où ce sont eux qui subissent un tort de notre part.
  • Mais c’est incroyable ! Je vais en faire une crise cardiaque… Voilà que tu as l’audace de prendre la défense de nos ennemis !

[Aristophane Acharniens 280-316]

La situation proposée par Aristophane est différente de celle qui occupe les Suisses en ce moment, mais elle présente néanmoins de fortes analogies. On veut nous faire croire que la Suisse peut se débrouiller toute seule, sans tenir compte de l’avis de ses voisins ; Dicéopolis, lui, pense qu’il peut se débrouiller tout seul, sans tenir compte de l’avis de ses concitoyens. Si Aristophane nous fait bien rire, il est à craindre que l’extrême droite helvétique, elle, ne nous fasse pas rire du tout. Il serait temps que les Suisses comprennent que, moi tout seul, c’est un fantasme.

Mystère du tricot, sauts de puces et bourdonnement de cousins péteurs

knittingLa recherche scientifique ne cesse de nous étonner : on a enfin percé les mystères du tricot. Après le saut des puces et le bourdonnement des cousins péteurs, il était grand temps que la science fasse un bond en avant.

La recherche scientifique produit des résultats parfois surprenants : des chercheurs de l’École Normale Supérieure de Paris ont résolu le mystère de la physique du tricot. Les sciences dures, c’est quand même quelque chose, non ?

Lorsque Madame Durand tricote un pull pour sa fille ou une écharpe pour son gendre, les mailles se mettent en place selon une structure que les physiciens n’avaient pour l’instant jamais formalisée. Les esprits chagrins rétorqueront que les sous du contribuable sont décidément bien mal dépensés. Quoi ? On paie à prix d’or des chercheurs de l’ENS pour expliquer les mailles de tricot ?

Pour consoler les grognons, on pourra rappeler que le poète comique Aristophane nous a laissé des traces de la recherche scientifique de l’Athènes classique, où les préoccupations – si l’on en croit notre grand farceur – auraient tourné autour de la longueur du saut des puces. Un autre objet d’étude aurait résidé dans le bourdonnement des cousins, ces insectes proches des moustiques. Voyons donc quels auraient été les résultats obtenus par un chercheur renommé de l’Athènes du Ve siècle av. J.-C.

  • Voici peu, Socrate a demandé à Chéréphon combien de longueurs de ses propres pattes saute une puce. Il faut dire qu’elle avait piqué Chéréphon au sourcil, avant de sauter sur la tête de Socrate.
  • Comment donc s’y est-il pris pour mesurer cela ?
  • Très adroitement : il a fait fondre de la cire, puis il a pris la puce et lui a plongé les deux pattes dans la cire, et ensuite la cire refroidie lui a fait une paire de bottes persiques. Il les lui a ôtées, puis il a mesuré leur pointure.
  • Tonnerre de Zeus roi, quelle subtilité d’esprit !
  • Que dirais-tu alors si tu entendais parler d’une autre découverte de Socrate ?
  • Laquelle ? Allez, vas-y, dis-moi !
  • Chéréphon de Sphettos lui a demandé son avis sur la question suivante : lorsque les cousins bourdonnent, le font-ils par la bouche ou par le cul ?
  • Et qu’a-t-il dit à propos du cousin ?
  • Il a affirmé que l’intestin du cousin est étroit, et à cause de cette étroitesse, le souffle file tout de suite violemment vers l’arrière. Ensuite, comme l’intestin communique avec l’anus, celui-ci résonne sous l’effet de la violence du souffle.
  • Ah ! le cul des cousins est donc une trompette ! Il en a de la chance, de pouvoir examiner l’intérieur des intestins ! Il doit facilement échapper à un procès, celui qui sait ausculter les intestins des cousins.
  • L’autre jour, cependant, il a raté une grande idée à cause d’un lézard.
  • Comment ça ? Raconte !
  • Il était en train d’observer la trajectoire et l’orbite de la lune, la tête en arrière et la bouche grande ouverte. Et voilà que depuis le toit, en pleine nuit, un lézard lui a chié dans la bouche !

[Aristophane Nuées 144-173]

Ce passage d’Aristophane prouve deux choses. Premièrement, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, la recherche scientifique continue de faire des bonds prodigieux en permettant de résoudre des problèmes fondamentaux de notre existence. Deuxièmement, les chercheurs d’aujourd’hui sont plus prudents qu’à l’époque de Socrate et Chéréphon : en résolvant les mystères du tricot, il ne risquent pas qu’un lézard leur chie dans la bouche.

Elles n’ont qu’à devenir des hommes

L0015038 Engraving and text on A. Jones-Elliot, a bearded woman.En Albanie, des femmes font le choix de la virginité perpétuelle et prennent le statut d’hommes. N’est-il pas possible de partager les tâches des hommes en restant femme ?

Une tradition troublante persiste en Albanie : des femmes deviennent des hommes aux yeux de leur entourage, à la condition qu’elles restent vierges à jamais. C’est le prix de leur liberté. Le phénomène a retenu l’attention des ethnologues, qui expliquent cette étrange coutume par le manque d’hommes : dans une société où les rôles des sexes respectifs sont clairement délimités, il faut un homme pour faire tourner la baraque. À défaut, une femme assume le rôle d’un homme mais doit, en contrepartie, renoncer à être femme aux yeux de ses proches. Elle peut désormais s’habiller comme un homme, porter un fusil, boire de l’alcool et participer aux conversations avec les hommes. Dans cette perspective, c’est l’habit qui fait le moine, ou plutôt le pantalon et le fusil qui font l’homme.

Dans l’Athènes classique, la barbe faisait l’homme, comme le suggère le poète Aristophane dans sa pièce intitulée Les femmes à l’Assemblée. Il imagine que les femmes, fatiguées d’assurer les seconds rôles pour des hommes qui ne savent pas gérer les affaires publiques, s’introduisent dans l’Assemblée athénienne en se déguisant en hommes. Sous leur apparence masculine, elles font voter un décret qui donne le pouvoir aux femmes.

Aussi bien dans le cas des vierges sous serment que dans celui des Femmes à l’Assemblée, les limites entre les sexes restent fixées par des hommes : en Albanie, ce sont vraisemblablement eux qui ont décidé des modalités par lesquelles une femme est autorisée à prendre l’apparence d’un homme ; chez Aristophane, les citoyennes athéniennes sont des créations du poète, qui n’a bien sûr aucune intention de céder le pouvoir aux femmes. On est là pour rigoler dans le cadre d’un festival dramatique dont les règles sont établies par la gent masculine.

Il n’est pas moins intéressant d’observer comment les femmes athéniennes se masculinisent. Le premier attribut sera évidemment une barbe postiche, qu’elles fixent à leur visage pour s’entraîner à parler en public avant de se rendre à l’Assemblée.

  • Dépêche-toi de fixer cette barbe ! Et vous aussi, si vous voulez babiller.
  • Ma chérie, laquelle d’entre nous ne sait babiller ?
  • Allez, toi, attache-la, pour devenir tout de suite un homme. Quant à moi, je déposerai ces couronnes et me fixerai aussi une barbe, pour le cas où je déciderai de parler.
  • Ma chère et tendre Praxagora, regarde-toi donc, malheureuse ! Tout ceci a l’air bien ridicule.
  • Comment ça, ridicule ?
  • On dirait que, en guise de barbes, vous vous êtes attaché des sèches grillées !

[Aristophane Les femmes à l’Assemblée 118-127]

Les femmes sont désormais prêtes à passer à l’action :

  • Il y a un point que nous n’avons pas résolu : comment allons-nous pouvoir lever la main (pour voter) alors que nous avons plutôt l’habitude de lever les jambes ?
  • Difficile question… Bon, il vous faudra voter en découvrant l’un de vos deux bras. Allons, relevez vos petites tuniques et enfilez au plus vite des godasses laconiennes, comme vous avez vu vos maris le faire lorsqu’ils veulent aller à l’Assemblée, ou à chaque fois qu’ils sortent. Et quand tout sera prêt, fixez vos barbes.

[Aristophane Les femmes à l’Assemblée 263-273]

Le spectateur apprend ce qui s’est passé à l’Assemblée par la bouche d’un homme qui en revient, tout déconfit. Il a eu l’étrange impression qu’il y avait ce jour-là beaucoup de cordonniers, reconnaissables à leur teint pâle parce qu’ils passent la journée dans leur atelier.

  • Après cela, un mignon jeune homme tout pâle (il ressemblait à Nikias) a sauté sur ses pieds pour parler, et il a commencé à dire qu’il fallait remettre l’État entre les mains des femmes. Alors, la foule des cordonniers a fait un vacarme épouvantable, hurlant que l’orateur avait bien parlé, tandis que les gens de la campagne se contentaient de murmurer.
  • Ils ont pourtant bien fait, par Zeus !
  • Mais ils étaient en minorité. Et ce type gardait la parole, disant toutes sortes de choses positives à propos des femmes, et … beaucoup de mal de toi.

 [Aristophane Les femmes à l’Assemblée 427-436]

Prises pour des cordonniers, ces femmes déguisées en hommes ont donc réussi à prendre le pouvoir.

  • Alors, qu’a-t-on décidé ?
  • De remettre l’État entre leurs mains ; car c’était la seule chose, apparemment, qui ne se soit jamais produite auparavant.
  • Alors, c’est voté ?
  • Oui, Monsieur !
  • Elles ont désormais la charge de tout ce dont les citoyens s’occupaient ?
  • Voilà, c’est cela.
  • Donc ce n’est plus moi qui irai au tribunal, mais ma femme ?
  • Et ce n’est plus à toi de subvenir à l’entretien de ta famille, mais ton épouse.
  • Et je n’ai plus geindre de mes soucis dès l’aube ?
  • Eh oui, par Zeus, désormais c’est l’affaire des femmes. Toi, sans gémir, tu resteras à péter à la maison.

[Aristophane Les femmes à l’Assemblée 455-464]

C’est fou ce qu’on arrive à faire avec une barbe et un manteau… Il n’empêche que ces hommes qui imaginent des femmes prendre le pouvoir ne peuvent pas envisager l’idée qu’elles restent femmes : si elles veulent faire le travail des hommes, elles doivent d’abord prendre l’apparence des hommes, sinon elles n’auront aucune crédibilité.

[image : une femme à barbe]

 

Un petit supplément

vienna_courtCes considérations sur les femmes qui deviennent des hommes ont été écrites depuis l’Université de Vienne, dont le bâtiment principal abrite une galerie de portraits de professeurs éminents.

Curieusement, ce sont pour l’essentiel des hommes. Les quelques femmes que l’on y trouve ont été glissées après coup (cherchez la femme dans les images suivantes).kollardoppler femmegalleryCe n’est qu’à date récente que l’Université de Vienne a décidé de corriger quelque peu le tir en accueillant ce monument :monument

Errinerung an die

nicht stattgefunde|nen

Ehrungen von Wissenschaterinn|en

und an das Versäum|nis

deren Leistungen an

der Universität | Wien

zu würdigen.

« Rappel des honneurs qui n’ont pas été décernés à des savantes, ainsi que de l’omission commise par l’Université de Vienne qui n’a pas rendu hommage à leurs réalisations. »

Un problème universel, semble-t-il.

Marre de la démocratie

mascot_9_july_1887_democracy_temptedLa politique nous désole, nous sommes las d’un jeu démocratique où n’apparaissent que des guignols. Faut-il opter pour la rupture ?

On perçoit une certaine lassitude parmi les citoyennes et citoyens de nombreuses démocraties : nos élus nous déçoivent, ils ne savent plus répondre aux attentes de ceux qui votent pour eux, et lorsqu’un objet est soumis au vote, il se produit régulièrement des catastrophes.

Le Brexit a creusé une profonde blessure, mais il faut reconnaître qu’il exprime aussi le ras-le-bol des citoyens qui se sentent grugés par le système. Aux États-Unis, les électeurs ont été sommés de choisir entre la peste et le choléra. L’élection inattendue de Donald Trump s’explique en bonne partie comme le rejet d’un système qui s’essouffle.

En France, les électeurs seront vraisemblablement appelés à résoudre – une fois de plus – un dilemme cornélien : voudront-ils d’un Président conservateur catholique de droite, ou d’une Présidente d’extrême-droite ? La gauche est en pleine déconfiture, avec un Président en bonne partie discrédité qui se tâte encore pour savoir s’il veut tendre la joue aux Français et recevoir une gifle magistrale.

Dans le berceau de la démocratie, c’est-à-dire l’Athènes de la période classique, on se posait déjà de telles questions. Les citoyens étaient conviés au théâtre où un personnage du nom de Dicéopolis leur disait sa frustration face à une démocratie dysfonctionnelle. Nous possédons encore la pièce : ce sont les Acharniens d’Aristophane, mis en scène en 425 av. J.-C.

Dicéopolis (le nom signifie ‘cité juste’) assiste au retour d’une ambassade envoyée à grands frais auprès du Roi de Perse.

« Un huissier : – Voici les ambassadeurs de retour de la cour du Roi !

Dicéopolis : – C’est qui, ce roi ? J’en ai marre de leurs ambassadeurs à grande gueule qui ramènent des paons en souvenir.

Le huissier : – Tais-toi !

Dicéopolis : – Sapristi ! Vise-moi la tenue qu’ils ont rapportée d’Ecbatane !

L’ambassadeur : – Vous nous avez envoyés auprès du Grand Roi et nous avons touché pour cela une indemnité de deux drachmes par jour, décision prise sous l’archontat d’Euthyménès.

Dicéopolis : – Malheur ! Tout cet argent…

L’ambassadeur : – À vrai dire, le voyage à travers les Plaines Caystriennes nous a épuisés : nous avons cheminé sous des parasols, mollement installés dans des limousines ; crevant, quoi !

Dicéopolis : – Et moi, je devais être bien épargné, installé parmi les immondices le long des fortifications…

L’ambassadeur : – On nous a offert l’hospitalité, et nous avons été obligés de boire dans des coupes de cristal et d’or. C’était du vin doux, non dilué.

Dicéopolis : – Ah ! Cité de Cranaos ! Te rends-tu compte que tes ambassadeurs se foutent de ta gueule ? »

[voir Aristophane, Les Acharniens 61-76]

Après quelques échanges du même acabit, voici que l’on introduit un délégué du Roi de Perse, celui qu’on appelle l’Œil du Roi. Il va transmettre aux Athéniens le résultat des démarches entre les deux États.

« L’huissier : – Voici l’Œil du Roi !

Dicéopolis : – Seigneur Héraclès ! On dirait un navire de guerre ! Ho ! Tu doubles le cap pour viser l’accostage ? Ce cercle dessiné sous les yeux, c’est pour y glisser une rame ?

L’ambassadeur : – Vas-y, dis-nous ce que le roi t’a chargé de transmettre aux Athéniens, Pseudartabas.

Pseudartabas : – I artamane xarxas apiaona satra !

L’ambassadeur : – Tu as compris ce qu’il dit ?

Dicéopolis : – Ma foi, par Apollon, je ne comprends pas.

L’ambassadeur : – Il dit que le roi va vous envoyer de l’or. Toi, dis-le plus fort et plus distinctement : ‘de l’or !’

Pseudartabas : – Ti récévras pas l’or, troudoucou dé Ionieng !

Dicéopolis : – Aïe ! Malheur ! C’est on ne peut plus clair…

L’ambassadeur : – Que dit-il donc ?

Dicéopolis : – Ce qu’il dit ? Que les Ioniens sont des trous du cul s’ils croient qu’ils vont recevoir de l’or du Roi !

(…)

L’huissier : – Silence, assieds-toi ! Le Conseil invite l’Œil du Roi à se rendre dans la salle du Prytanée.

Dicéopolis : – Ben ça alors ! Il y a de quoi se pendre ! Et moi qui glandouille ici, tandis que la porte n’est jamais assez large pour accueillir ces types. Mais je vais frapper un gros coup qui va vous surprendre… »

[voir Aristophane, Les Acharniens 94-128]

Effectivement, Dicéopolis va nous surprendre : il décide qu’il n’a plus besoin de ces politiciens véreux. Il va donc mener sa propre politique à titre individuel et sera un État à lui tout seul. Autrement dit, il fait son Athenexit. Désormais, il sera libre de conclure des traités avec des puissances étrangères ; et il n’aura plus de comptes à rendre aux institutions. Les politiciens peuvent aller se faire voir chez les Grecs !

Fantasme d’un frustré ? Bien évidemment. Cependant, ce qu’Aristophane présente avec humour traduit vraisemblablement un sentiment qui anime la population : on élit des gens mais ils ne font pas leur boulot. Ce qui devrait nous inquiéter, c’est que les Athéniens, quatorze ans plus tard, vivront une révolution suite à laquelle un groupe de 400 citoyens accapareront la direction des affaires de la cité, sous prétexte que le peuple n’est plus à la hauteur pour prendre les décisions. Le nouveau régime de l’an 411 ne durera pas une année, mais en 404 rebelote : cette fois-ci, un groupe de trente citoyens prend le pouvoir et instaure un régime autrement plus dangereux. Là aussi, cette expérience de la tyrannie sera de courte durée.

Il y a une leçon à tirer de tout cela : si nous voulons une démocratie, il faut la soigner, la respecter, et s’assurer que les personnes à qui nous confions des responsabilités s’acquittent au mieux de leur tâche. Sinon, d’autres s’en chargeront, et ils n’agiront pas nécessairement dans l’intérêt public.

[image : Journal The Mascot, Nouvelles Orléans, 9 juillet 1887 : « Les serpents des politiciens tentent notre Éve démocratique »]

Né(e) fille et/ou garçon

vinciLes enfants qui naissent avec un sexe non déterminé posent un dilemme moral pour les parents : faut-il décider d’un sexe pour l’enfant ou laisser le choix entre ses mains ? et doit-on trancher, au sens littéral du terme ?

Le Fonds National Suisse (FNS) va financer prochainement un projet scientifique à l’Hôpital Pédiatrique de Zurich : il s’agira d’étudier la manière dont cette institution a géré, entre 1945 et 1970, les cas de naissances d’enfants sans sexe biologique clairement défini.

On les appelle personnes intersexuées ; avant, on disait ‘hermaphrodites’, en référence à une figure de la mythologie.

La définition du sexe biologique fait partie de ces normes dont on ne s’écarte pas sans une certaine hésitation. Les personnes concernées par de telles situations (le nouveau-né en premier lieu, mais aussi les parents, le personnel soignant etc.) doivent assumer des rôles pour lesquels ils sont souvent mal préparés. L’enfant n’est pas immédiatement en mesure de prendre des décisions pour lui-même. Les parents, eux, font face à plusieurs questions : doivent-ils approuver une intervention chirurgicale visant à établir plus nettement le sexe biologique de leur enfant ? ou serait-il préférable d’attendre que l’enfant, au seuil de la puberté, fasse son propre choix ? Quant au personnel soignant, il doit apporter l’aide nécessaire à la famille en s’appuyant sur des connaissances médicales en constante évolution.

La figure d’Hermaphrodite montre bien que, dès l’Antiquité, on a réfléchi sur la question de la différenciation du sexe biologique. L’androgyne imaginé par Platon dans le Banquet est une autre manifestation de la même problématique. Chez le philosophe, nous assistons à un récit placé dans la bouche d’un auteur comique, Aristophane, racontant comment Zeus aurait établi la différence entre les hommes et les femmes par le biais d’une intervention quasi chirurgicale. La réalité des enfants sans sexe biologique clairement défini est tout autre et elle ne prête pas à rire ; néanmoins, un détour par le récit fabriqué par Aristophane – tel que l’imagine Platon – donne lui aussi à réfléchir sérieusement. Le passage est long, il a fallu sélectionner les éléments les plus pertinents :

« Notre apparence physique n’était autrefois pas la même qu’aujourd’hui, mais différente. Tout d’abord, il y avait trois genres d’êtres humains, et non deux comme aujourd’hui : le masculin, le féminin, et il s’y ajoutait un troisième qui participait des deux premiers. De ce troisième genre, désormais disparu, il ne subsiste aujourd’hui que le nom : à l’époque, l’andro-gyne réunissait en effet à la fois l’apparence et le nom du masculin et du féminin ; mais maintenant il n’existe plus, seul le nom subsiste et il a une connotation négative.

Ajoutons que la forme de chaque être humain était arrondie, avec le dos et les flancs en cercle. Il possédait quatre bras, et autant de jambes, avec deux visages sur un cou cylindrique, semblable de tous côtés. Il n’y avait cependant qu’une seule tête pour ces deux visages opposés, avec quatre oreilles. Les parties sexuelles étaient dédoublées, et tout le reste suivait la même disposition.

(…)

Ils avaient une force et une vigueur extraordinaires, et ils avaient aussi beaucoup d’ambition : ils commencèrent donc à attaquer les dieux. Ce qu’Homère raconte à propos d’Éphialte et Otos [deux géants qui avaient attaqué les dieux], on le raconte aussi à propos de ces premiers humains : ils tentèrent de monter au ciel pour s’en prendre aux dieux.

Zeus et les autres dieux se demandaient donc ce qu’ils allaient faire d’eux, et ils ne trouvaient pas de solution : ils ne pouvaient en effet se résoudre à anéantir les humains et à faire disparaître leur race en les foudroyant comme ils l’avaient fait pour les Géants ; s’ils l’avaient fait, ils se seraient aussi privés des honneurs et ses sacrifices que leur offraient les humains ; d’un autre côté, ils ne pouvaient tolérer une telle insolence de la part des humains.

Au terme d’une profonde réflexion, Zeus dit :

‘Je crois que j’ai un moyen pour que les humains, affaiblis, mettent un terme à leur insolence. Je vais en effet les couper chacun en deux : ainsi, non seulement ils seront affaiblis, mais ils nous seront aussi plus utiles parce que plus nombreux. Et ils marcheront debout sur deux jambes. Toutefois, s’ils maintiennent leur insolence et s’ils ne veulent pas rester tranquilles, alors je les couperai à nouveau en deux, de sorte qu’ils avanceront sur une seule jambe, à cloche-pied.’

Ceci dit, Zeus coupa les humains en deux, comme on coupe les fruits de l’alizier pour en faire des conserves, ou comme on tranche les œufs avec un cheveu. Quand il en avait coupé un, il demandait à Apollon de lui retourner la tête et d’orienter la moitié du cou dans le sens de la section : ainsi, en voyant l’endroit où il avait été découpé, l’homme deviendrait plus docile. Et il demandait à Apollon de cicatriser le reste.

(…)

Or, une fois que les humains eurent été ainsi coupés en deux, chacun regrettait sa moitié perdue et retournait vers elle : ils s’embrassaient et s’enlaçaient l’un l’autre, avec le désir de redevenir un seul, et ils mouraient de faim et d’inaction parce qu’ils ne voulaient rien faire sans l’autre. En plus, lorsque l’une des deux moitiés avait succombé, la moitié survivante cherchait l’autre et l’étreignait, que ce soit la moitié féminine – ce que nous appelons aujourd’hui une femme –ou la masculine. C’est ainsi qu’ils dépérissaient.

Alors Zeus les prit en pitié et imagina un autre stratagème : il retourna leurs parties sexuelles vers l’avant. Jusqu’à présent ils les avaient aussi orientées vers l’extérieur ; ils avaient des rapports sexuels non pas entre eux, mais vers la terre, comme les cigales. Zeus donc leur retourna les parties sexuelles vers l’avant et rendit ainsi possible leur reproduction entre eux, par le masculin dans le féminin. Il y avait deux buts à cela : tout d’abord, si l’élément masculin s’accouplait au féminin, ils se reproduirait et perpétueraient l’espèce ; ensuite, si le masculin s’accouplait au masculin, ils en auraient vite leur dose, s’arrêteraient et se remettraient au travail et à toutes activités nécessaires à leur subsistance.

C’est précisément à partir de là que le désir amoureux s’est installé chez les humains pour raccommoder leur ancienne nature, en essayant de faire une entité à partir de deux êtres distincts pour apporter une guérison à la condition humaine. »

[voir Platon, Banquet 189d-191d (extraits)]

Cette fable que Platon place dans la bouche d’Aristophane est censée expliquer le désir amoureux : deux moitiés d’un même être chercheraient à retrouver leur forme d’origine, qui était double. Au passage, l’auteur explique aussi l’homosexualité masculine (la version féminine est curieusement passée sous silence). Mais ce texte nous interpelle aussi sur la question même de la définition du genre : la distinction entre hommes et femmes est-elle toujours aussi nette que celle voulue par Zeus ? et les interventions en vue d’une différenciation forcée du genre, avec des opérations chirurgicales à la clé, ne reposeraient-elles pas sur une construction mentale dont les origines apparaissent déjà chez Platon ?

[image : Leonardo da Vinci (XV/XVIe s.), figure androgyne]

Revenu de base inconditionnel : retour de l’Âge d’Or ?

abondanceInnovation: les Suisses seront appelés à se prononcer sur le principe d’un revenu de base inconditionnel. Ce projet ramène le souvenir d’un lointain Âge d’Or.

Quand les Suisses ne sont pas en train de percer des tunnels dans les Alpes, ils meublent leurs loisirs en allant voter. Le 5 juin, divers objets seront soumis à l’examen critique de la population, dont l’idée d’introduire un revenu de base inconditionnel (RBI) pour tous les habitants. Pour le dire simplement : chacun aurait droit à un montant mensuel qui lui permettrait de couvrir ses besoins essentiels ; ensuite, celui qui voudrait disposer de plus que le minimum vital devrait trouver un emploi pour compléter ses revenus.

Vous ne trouverez pas de consigne de vote dans les lignes qui suivent car il existe autant de bonnes raisons d’accepter que de refuser cette initiative. Les partisans du RBI mettront en avant le droit fondamental à des moyens d’existence ainsi que la simplicité du concept ; les opposants rétorqueront que la gratuité n’existe pas et que tout paiement se mérite par un travail. Il vaudra tout de même la peine de se tourner vers des textes très anciens qui suggèrent que le RBI constitue un écho lointain à cette époque révolue que l’on appelait l’Âge d’Or.

L’Âge d’Or a-t-il jamais existé ? Difficile de l’affirmer. Quoi qu’il en soit, on observe chez divers auteurs grecs un désir de retrouver un âge où, par la bienveillance des dieux, la vie était simple et facile. Dans cette conception des choses, il s’agirait pour les humains de ramener ce moment perdu. J’ai déjà eu l’occasion d’aborder un thème apparenté en rappelant que, malgré les apparences, l’argent ne travaille pas.

Le poète Hésiode nous rappelle, dans Les travaux et les jours (début du VIIe s. av. J.-C.), que l’humanité aurait connu plusieurs générations successives, caractérisée en bonne partie par des métaux précieux : génération d’or, d’argent, de bronze, race des héros, et finalement race de fer, celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Globalement, cette succession va dans le sens d’une dégringolade. Nos conditions de vie seraient nettement moins agréables que celles de la première génération, celle qui correspondait à l’Âge d’Or.

Voici ce qu’en dit Hésiode :

« La première génération des hommes mortels fut d’or ; elle fut créée par les dieux qui habitent sur l’Olympe. Cela se passait du temps de Cronos, tandis qu’il régnait sur le ciel. Les hommes vivaient comme des dieux, sans souci, à l’écart des peines et de la misère. La terrible vieillesse ne les atteignait pas, jambes et bras gardaient toujours la forme, et ils prenaient plaisir dans les fêtes, protégés de tous les maux. Lorsqu’ils mouraient, c’était comme s’ils étaient domptés par le sommeil. Tous les biens leur appartenaient. La terre nourricière produisait ses fruits d’elle-même, en abondance et sans limite. Et les humains vaquaient tranquillement à leurs occupations, entourés de nombreux bienfaits. »

[voir Hésiode, Les travaux et les jours 109-119]

Qui ne voudrait voir revenir l’Âge d’Or ? L’idée a continué à fasciner les Grecs pendant des siècles. En 388 av. J.-C., le poète comique Aristophane imagine la situation suivante : le dieu Ploutos (la Richesse personnifiée) est aveugle et absent ; son aveuglement fait qu’il ne sait plus distribuer les richesses de façon équitable. Les escrocs se remplissent les poches tandis que ceux qui bossent dur ne reçoivent pas leur juste part. Il faut ramener Ploutos et lui faire recouvrer la vue. Le héros de la pièce amène donc Ploutos dans un sanctuaire d’Asclépios, dieu guérisseur, et le miracle se produit : Ploutos peut à nouveau voir, il pourra donc distribuer l’argent à chacun selon son mérite ! Le poète Aristophane va ainsi permettre à ses concitoyens de rêver quelques instants à l’abondance retrouvée.

« Qu’il est doux, mes concitoyens, de vivre dans le bonheur, et surtout sans avoir à rien sortir de la maison ! Un tas de bonnes choses s’est abattu sur notre maisonnée sans que nous ayons commis la moindre injustice. Ah oui ! c’est chouette d’être riche ! L’armoire est pleine de farine blanche, et les amphores débordent d’un vin à la robe sombre et au bouquet délicieux. Tous nos tiroirs sont pleins à craquer d’or et d’argent, c’est incroyable ! Le puits est rempli d’huile ; nos fioles sont pleines de parfums ; le grenier a un stock de figues sèches. Le vinaigrier, les assiettes, les marmites sont devenus de bronze. Nos petits plateaux poisson tout pourris, voici qu’ils sont en argent, et la lanterne s’est soudain changée en ivoire. Nous autres serviteurs, nous jouons avec de la monnaie d’or ; et nous nous torchons le cul à chaque fois, non plus avec des cailloux, mais avec des pousses d’ail, comble du luxe ! »

[voir Aristophane, Ploutos 802-818]

Ce dernier détail, typique d’Aristophane, ne fera pas fantasmer tout le monde. Retenons plutôt l’émerveillement de ce personnage qui retrouve un Âge d’Or où la vie est facile. Avec le RBI, les Suisses ne pourront pas compter sur des plateaux en argent massif ou sur des caisses de Bordeaux alignées dans leurs caves : on parle bien d’un revenu de base. Cependant, le RBI postule tout de même le principe d’un droit inaliénable à des moyens d’existence, sans contrepartie sous forme d’un quelconque travail. Ses partisans parviendront-ils à convaincre leurs concitoyens, ou le RBI rejoindra-t-il le rayon de la mythologie ?

[image: détail d’une statue de Louis XV à Reims]