Étranger = criminel ? Un poisson-pilote pour nous remettre les idées en place

Les étrangers séjournant en Suisse auraient tendance à commettre plus de crimes que les citoyens suisses ? Il est temps d’arrêter de confondre les causes et les circonstances, comme le montre l’exemple du rémora.

Le rémora, vous connaissez ? Moi non plus, ou du moins je ne savais pas que ce poisson bizarre, appelé aussi poisson-pilote, me permettrait d’illustrer un biais méthodologique bien ancré dans les esprits, à savoir la confusion entre les causes et les circonstances.

Laissons d’abord le rémora tranquille pour nous tourner vers un raisonnement trop fréquemment entendu. Si l’on en croit les discussions qui ont cours au Café du Commerce, les infractions pénales seraient le fait des étrangers ; ou plus exactement, les étrangers séjournant en Suisse commettraient plus d’infractions pénales que les Suisses. Le raisonnement est alimenté par des statistiques : l’année passée, les ressortissants en provenance d’Afrique du sud-ouest figuraient en tête du classement pour les infractions commises en Suisse, du moins en ce qui concerne les adultes.

Que déduire de cela ? Que les Africains qui n’ont pas eu la chance de recevoir une éducation suisse seraient naturellement portés au crime ? Auraient-ils donc flairé le bon filon en venant en Suisse, où l’on trouve des pépites d’or dans les poches de braves bourgeois ? Quittons le Café du Commerce pour inverser le point de vue.

Imaginons un instant que je sois forcé de quitter mon pays, que je doive m’adapter à un système dont je ne comprends pas les règles, et que je doive malgré tout survivre : me laissera-t-on le choix de la légalité pour assurer ma subsistance ? Autrement dit, ce n’est pas nécessairement le crime qui engendre la pauvreté ; plus vraisemblablement, la pauvreté pourrait me contraindre à enfreindre la loi, ou du moins pauvreté et délinquance se côtoient fréquemment, quelle que soit l’origine de la personne.

Revenons-en maintenant au rémora, un poisson bien étrange qui a retenu l’attention de Plutarque. Cet écrivain prolifique relate que, lors d’un banquet, un des convives avait fait une constatation troublante à propos du rémora.

Tandis que Chaeremonianos naviguait dans la mer de Sicile, il avait observé les capacités de ce poisson étonnant, qui parvenait à ralentir considérablement la marche du navire, voire à l’arrêter. Cela dura jusqu’à ce que le marin posté à la proue du navire arrache le poisson de la coque du navire, où il s’était fixé.

Plutarque, Propos de table 2.7 [641b]

Ha ! ha ! Un poisson qui se fixe à la coque du navire et qui le cloue sur place ? Les convives ne s’en laissent pas conter.

Certains convives se moquèrent de Chaeremonianos, disant qu’il avait gobé une histoire fabriquée et invraisemblable. D’autres, parlant à tort et à travers, se livrèrent à des rapprochements avec divers paradoxes dont certains auraient été les témoins : un éléphant en furie se calmerait à la vue d’un bélier ; si l’on approche une branche de chêne d’une vipère, et si on la touche, elle se tiendrait tranquille ; un taureau sauvage, attaché à un figuier, resterait paisible et docile ; l’ambre pourrait faire bouger et approcher tous les corps légers, sauf le basilic et les objets que l’on a plongés dans l’huile. Quant aux aimants, ils n’attireraient pas le fer enduit d’ail.

C’est au tour de Plutarque d’intervenir pour corriger le raisonnement, en insistant sur la différence entre une cause ou une circonstance.

Il faut bien voir que de nombreux phénomènes se produisent de manière fortuite, mais – à tort – on en fait des causes. C’est un peu comme si quelqu’un croyait que, quant l’arbuste appelé gattilier se met à fleurir, les fruits de la vigne murissent, à cause de cette citation :

‘… lorsque le gattilier fleurit et que le raisin murit …’.

Ou bien l’on croit que, parce que des champignons apparaissent sur les lampes, le temps se gâte et devient nuageux ! Ou encore, on pense que les ongles qui se recourbent sont la cause, et non le symptôme, d’un ulcère à l’intestin…

Chacun de ces phénomènes se produit en même temps qu’un autre, ce qui ne veut pas dire qu’il en est la cause.

Humpf ! Nous avons perdu de vue le rémora, sans parler de nos Africains prétendument enclins au crime. Commençons donc par le poisson-pilote, dont Plutarque explique la présence sur les coques des bateaux.

En fait, c’est une seule et même cause qui ralentit le navire et qui lui attache le rémora. Quand le navire est sec et que sa coque n’est pas trop alourdie par l’humidité, sous l’effet de sa légèreté il glisse naturellement sur la surface de la mer : il fend les vagues et le bois propre de la coque ouvre l’eau. Mais quand le bois est gorgé d’eau et se ramollit, il attire de nombreuses algues et une croûte de mousse. Le bois de la coque perd sa force de pénétration, et les flots qui heurtent cette masse gluante ne s’en détachent pas facilement. C’est pour cela qu’on racle la coque des navires pour nettoyer le bois de la mousse et des algues. On dirait que c’est le rémora qui, s’attachant à la coque sous l’effet de la masse gluante, cause le ralentissement ; mais nous ne voyons pas que c’est une conséquence de ce qui, en premier lieu, cause le ralentissement.

Donc, pour résumer la pensée de Plutarque : ce n’est pas le poisson-pilote qui ralentit le navire ; mais le navire est ralenti par les algues et la mousse, et le poisson-pilote ne fait que s’accrocher à ces aspérités sur la coque. Nettoyez la coque du navire, et il ira plus vite ; et de manière indépendante, le poisson-pilote ne pourra plus faire du bateau-stop.

Et nos Africains dans tout cela ? Leur origine africaine ne fait pas d’eux des voleurs. Il se trouve qu’ils sont africains, qu’ils sont pauvres, que leurs conditions d’existence ne leur permettent pas de tout faire dans les règles, et que leur misère les amène – peut-être plus souvent que le citoyen suisse moyen – devant le juge. Leur origine n’est pas la cause du problème ; la cause est à chercher dans la pauvreté et l’inégalité des chances, qui les a poussés à émigrer.

Donner sa vie pour une cause

sacrifice_iphigeniePeut-on, doit-on sacrifier son existence au nom d’une cause qu’on juge noble ? Iphigénie a fait ce choix.

Au cours de l’année 2015, nous avons vécu divers événements qui ont passablement brouillé nos repères. Des dessinateurs à l’humour bête et méchant ont payé de leur vie leur impertinence, au nom de la liberté d’expression. Des assassins bêtes et méchants les ont éliminés, croyant défendre un sentiment religieux. Certains de leurs acolytes ont massacré une foule d’innocents et ont renoncé à vivre, usurpant là aussi – après lavage de cerveau – une étiquette religieuse.

Dans ce fouillis d’idées bizarres et contradictoires, comment s’y retrouver ? Où sont les héros ? Peut-on réellement donner sa vie pour une cause ? Le don de soi désintéressé existe-t-il ? Le cas du sacrifice d’Iphigénie constitue une invitation à la réflexion.

Iphigénie est la fille d’Agamemnon, roi d’Agamemnon. Ce dernier, à la tête d’une coalition de princes argiens, danéens et achéens, part pour Troie afin de reprendre l’épouse de son frère Ménélas. La belle Hélène – car c’est d’elle qu’il s’agit, bien sûr – a suivi un peu trop facilement le beau Pâris, un prince troyen.

La flotte se rassemble à Aulis, sur la côte est de la Grèce, avant de traverser la Mer Égée. Là, pour des raisons sur lesquelles nous ne nous arrêterons pas, la déesse Artémis se fâche contre Agamemnon et bloque les navires : plus un souffle de vent pour accompagner leur traversée. Un devin révèle alors à Agamemnon que, s’il veut pouvoir lever l’ancre, il devra tout d’abord sacrifier à Artémis sa fille Iphigénie.

Singulier dilemme pour un père : d’un côté, il se doit d’être loyal envers son frère Ménélas, et il ne peut perdre la face vis-à-vis de son armée ; de l’autre, on lui demande bel et bien de sacrifier sa propre fille… Dans un premier temps, le sens du devoir l’emporte. Agamemnon fait venir son épouse et sa fille sous prétexte de marier Iphigénie au héros Achille, mais il s’apprête en fait à laisser égorger la jeune fille. Achille découvre la manœuvre ; il entre dans une colère noire. Finalement, Agamenon, pris de remords, se ravise et renonce à son funeste projet. C’est alors qu’Iphigénie elle-même provoque un retournement de situation inattendu : car elle décide tout de même, de son plein gré, de se laisser sacrifier au nom de l’intérêt général.

Voyons les raisons avancées par Iphigénie à sa mère pour la convaincre d’accepter son choix :

« J’ai décidé de mourir ; mais je veux le faire de manière glorieuse, sans la moindre bassesse. Examine donc la situation avec moi, mère, et vois comme mes paroles sont judicieuses. C’est sur moi que toute la puissance de l’Hellade porte son regard en ce moment, et c’est de moi que dépend que les navires puissent traverser la mer pour semer la désolation chez les Phrygiens ; de moi aussi, que les Barbares ne puissent plus à l’avenir enlever les femmes de la Grèce bienheureuse, et qu’ils paient pour avoir corrompu Hélène, enlevée par Pâris. Voilà tout ce que je sauverai par ma mort, et je jouirai d’une renommée bénie pour avoir donné la liberté à l’Hellade.

En effet, il ne me faut pas m’attacher trop fortement à la vie. Car c’est pour tous les Hellènes, et non pour toi seule, que tu m’as mise au monde. Il y a des milliers d’hommes armés de leurs boucliers, des milliers avec les mains sur leur rame. Leur patrie a subi un outrage, et ils seront prêts à attaquer l’ennemi, à mourir pour l’Hellade, et ma petite vie, toute seule, empêcherait tout cela ? De quel argument légitime disposerais-je pour leur répliquer ?

Et voici une autre raison dont nous devons tenir compte : il ne faut pas qu’Achille se batte avec tous les Argiens pour une femme, et il ne doit pas en mourir. D’ailleurs, un seul homme mérite plus de voir la lumière du jour que dix mille femmes.

Mais si Artémis a décidé de prendre ma vie, m’opposerai-je, moi, une mortelle, à une déesse ? Impossible ! Ma vie, j’en fais don à l’Hellade. Sacrifiez-moi et faites tomber Troie ! Ce sera un monument à ma mémoire pour l’éternité, en guise d’enfants, de mariage et de gloire. »

[voir Euripide, Iphigénie à Aulis 1375-1399]

On est bien loin de ces jeunes banlieusards qui, croyant défendre une cause religieuse, ont en fait opté pour un suicide en feu d’artifice qui leur a permis de surcroît de se défouler à coups de fusils automatiques. Alors que les assassins du Bataclan ont laissé leur vie dans un acte de désespoir, Iphigénie revendique l’intérêt général pour justifier sa propre mise à mort.

Ne soyons toutefois pas dupes : cette Iphigénie en fait presque un peu trop. C’est une héroïne fabriquée par un dramaturge athénien pour un public qui – rappelons-le – est engagé à l’époque dans une guerre sanglante contre les cités du Péloponnèse. La pièce a été mise en scène aux alentours de 408-406 av. J.-C. ; deux ans plus tard, Athènes s’effondrera face à Sparte. Une héroïne qui se sacrifie pour sa patrie, cela tombe particulièrement bien pour encourager des hoplites athéniens à verser leur sang pour la cité.

Iphigénie reflète aussi des positions qui ont contribué à l’étiquette de misogyne collée à Euripide. Quoi ? Une femme ne vaudrait pas dix mille hommes ? Là, Sainte Iphigénie pousse un peu loin l’abnégation. Et en plus, elle veut bien se sacrifier pour éviter qu’Achille n’aille casser la figure à son papa.

Le cas d’Iphigénie montre que, lorsqu’il est question de sacrifier sa vie, les choses ne sont jamais simples. Le désintéressement pur n’existe probablement pas, et l’on pourrait douter qu’il soit même souhaitable.

[image : d’après Corrado Giaquinto, Le sacrifice d’Iphigénie, 1760]