Un caleçon peut en cacher un autre

nick_tylerUn message peut en cacher un autre : derrière les apparences, il faut savoir déchiffrer les intentions de l’auteur.

  • Chérie ! Regarde, j’ai trouvé de nouveaux caleçons au supermarché !
  • Et tu crois que ça va intéresser les auteurs de ce blog ?
  • Mais si, regarde ! Mon magasin favori vient d’introduire une nouvelle marque. Ça pose son homme, non ?
  • « Nick Tyler »… Ha ! ha ! Mais c’est du plagiat déguisé, mon pauvre ami !
  • Du plagiat ?
  • Bien sûr : à part le A et le V, ton « Nick Tyler » a repris toutes les lettres d’une marque bien connue. Et en plus, avec NICK, on obtient le sigle CK…

CALVIN KLEIN

NICK TYLER

  • Nom d’un Phrygien cacochyme ! Tu as raison, je n’avais même pas remarqué. Mon supermarché me dupe, il me trompe, il me manipule !
  • Calme-toi donc, mon chéri. Si ça peut te consoler, cela fait deux mille ans que de petits malins cachent leurs petits messages derrière les apparences. Des poètes grecs glissaient des mots secrets dans leurs œuvres. Tiens, voici le cas d’Aratos, un poète astronome, qui s’est amusé à insérer le mot λεπτή, qui veut dire « subtile », en position horizontale et verticale.

ΛΕΠΤΗ μὲν καθαρή τε περὶ τρίτον ἦμαρ ἐοῦσα

Εὔδιός κ’ εἴη, λεπτὴ δὲ καὶ εὖ μάλ’ ἐρευθὴς

Πνευματίη· παχίων δὲ καὶ ἀμβλείῃσι κεραίαις

Τέτρατον ἐκ τριτάτοιο φόως ἀμενηνὸν ἔχουσα

Ηὲ νότου ἀμβλύνετ’ ἢ ὕδατος ἐγγὺς ἐόντος.

  • Ah oui, même si je ne sais pas lire le grec, j’arrive tout de même à voir que les lettres sont les mêmes.
  • Ce n’est pas tout : le constructeur du Phare d’Alexandrie a lui aussi trouvé moyen de cacher son nom par un autre procédé. Tu es prêt, ton caleçon viril est bien en place, calé dans ton fauteuil favori ? Allez, c’est parti !

Vois-tu ce qu’a fait cet illustre architecte originaire de Cnide ? Il avait érigé la tour qui se trouve sur l’île de Pharos, le plus grand et le plus bel ouvrage qui soit. Le feu qui brillait de son sommet devait se propager au loin sur la mer, pour éviter que les marins ne soient déportés vers Paraitonia. Il s’agissait en effet d’un récif très dangereux, dont on ne pouvait réchapper si l’on s’y accrochait.

L’architecte fit donc construire l’ouvrage et, à même la pierre, il grava son propre nom. Puis il recouvrit le tout d’une couche de plâtre et il grava le nom du souverain qui régnait à l’époque. Il savait – c’est bien ce qui se produisit – qu’au bout d’un bref laps de temps, l’inscription gravée dans le plâtre tomberait et laisserait apparaître :

« Moi, Sostrate fils de Dexiphanès, originaire de Cnide, [j’ai dédié cet ouvrage] aux Dieux Sauveurs pour la protection des navigateurs. »

Ainsi, cet illustre architecte, sans viser l’instant présent, ne s’est pas contenté de considérer sa brève existence : il a pensé à la fois au présent et à l’éternité, tant que sa tour tiendrait debout et que son ouvrage subsisterait.

[Lucien Comment il faut écrire l’Histoire 62]phare

  • Hé ! hé ! Sostrate de Cnide était un petit malin.
  • Effectivement, son nom s’est donc perpétué à travers les siècles grâce à l’inscription qu’il a laissée sur le Phare d’Alexandrie. À la période byzantine, toutefois, les nombreux tremblements de terre ont peu à peu démoli le Phare ; mais on n’a jamais oublié Sostrate, dont la ruse est restée célèbre.
  • Oui, je me demande qui se souviendra de Nick Tyler dans deux mille ans…

Forcer la nature, c’est faire violence aux dieux

Cnide_Google_EarthHérodote présente une vision de l’histoire dans laquelle l’ordre du monde est régi par les dieux. Les hommes qui l’enfreignent reçoivent des avertissements ; s’ils se montrent incapables d’entendre les signes que leur envoient les dieux, ils courent inexorablement à la catastrophe.

Ainsi, lorsque le roi Xerxès lance une expédition contre la Grèce à partir de 481 av. J.‑C., il se livre à des excès contre la nature, alors même qu’il aurait pu tirer certaines leçons du passé. Reprenons les choses par le début : entre 499 et 493, les cités ioniennes de la côte de l’Asie Mineure se révoltent contre leur maître, le roi Darius (père de Xerxès). Darius confie à son général Harpage la mission de reconquérir le terrain. Les Perses parviennent ainsi, non sans efforts, à reprendre le dessus sur les cités révoltées. Alors qu’ils s’approchent de la presqu’île de Cnide, les habitants de la cité décident de se retrancher sur leur péninsule en creusant un canal.

« À l’époque où Harpage soumettait l’Ionie, les Cnidiens tentèrent de creuser un canal afin de transformer leur pays en une île. Leur territoire se situait entièrement sur cette presqu’île : le pays de Cnide s’arrête en effet au continent, et c’est à ce point que se trouve la mince bande de terre qu’ils essayèrent de percer. Ils se mirent donc au travail à tour de bras, mais il leur sembla qu’il se produisait un phénomène surnaturel : les travailleurs étaient en effet blessés plus souvent que d’habitude, sur le corps mais en particulier aux yeux à cause des éclats de pierre. Ils envoyèrent donc une délégation à Delphes pour demander ce qui s’opposait à leur projet de creusement. La Pythie leur répondit – ce sont les Cnidiens eux-mêmes qui le racontent – par le trimètre suivant : ‘Ne fortifiez pas l’isthme, et ne le creusez pas : car Zeus en aurait fait une île s’il l’avait voulu.’ Sur cet oracle de la Pythie, les Cnidiens cessèrent de creuser et se livrèrent sans combattre à Harpage et à son armée. » (voir Hérodote 1.174)

Or quelques années plus tard, en 492, un autre général de Darius, Mardonios, entreprend d’attaquer la Macédoine. Il longe la côte nord de la Mer Égée, mais sa flotte essuie une terrible tempête lors du passage de la presqu’île formée par le Mont Athos. L’expédition se solde par un cuisant échec. Cette fois-ci, une presqu’île a fait obstacle à la progression des troupes perses. Cela n’empêchera pas les Perses d’attaquer la Grèce en 490 ; mais cette agression se soldera par la victoire des Athéniens dans la plaine de Marathon. Xerxès, successeur de Darius, aurait pu tirer la leçon des deux événements qui viennent d’être relatés. Or c’est le contraire qui se produit : dès 481, il lance une nouvelle expédition contre la Grèce. Soucieux de laver l’affront fait par les dieux à la flotte perse au Mont Athos, il se met en tête de faire percer l’Isthme de l’Athos pour faire passer sa flotte. La leçon infligée aux habitants de Cnide ne lui a servi à rien et, une année plus tard, Xerxès subira un revers terrible lors de la bataille navale de Salamine. Les Grecs achèveront le travail sur terre à Platées en 479. Dans le monde que nous présente Hérodote, tout se tient : les événements s’enchaînent dans un ordre qu’un observateur attentif devrait comprendre. Hérodote n’explicite pas sa méthode historique, mais le message implicite est clair : la mission de l’historien serait de nous aider à décrypter les signes dans un monde régi par les dieux. Ces derniers ont en particulier créé les côtes, les îles et les presqu’îles, définissant ainsi les frontières naturelles entre les peuples. Attenter à l’ordre de la nature, c’est faire violence aux dieux.

[Image: presqu’île de Cnide, adapté à partir de GoogleMaps]