Hommage à une courtisane de Corinthe

Laïs a fait rêver des centaines de marins qui faisaient escale à Corinthe.

Corinthe et ses deux ports, l’un pour accueillir les navires venant de la Mer Ionienne, l’autre recevant, en provenance de la Mer Égée, les marins en quête de réconfort. Une fois à terre, ces derniers pouvaient gravir les pentes de l’Acrocorinthe. En chemin, ils s’abreuvaient à l’eau de la source Pirène, avant d’atteindre le sommet où se trouvait un sanctuaire d’Aphrodite. Les servantes de la déesse savaient y accueillir les matelots esseulés, avec le soutien des notables de l’endroit.

Xénophon de Corinthe, un homme suffisamment riche pour participer aux Jeux Olympiques, avait fait vœu – en cas de victoire – de consacrer à Aphrodite des prostituées pour regarnir les rangs de ce lupanar renommé. Il a gagné deux fois lors de la 79e Olympiade [464 av. J.-C.], à la course du stade ainsi qu’au pentathlon. J’en conclus que les marins ont dû trouver de nouvelles filles pour les attendre à la descente des navires.

Laïs faisait-elle partie du contingent ? Nous n’en savons rien, et de toute manière je ne suis pas sûr qu’elle était à la portée d’un pauvre marin. Si l’on rappelle sa mémoire encore aujourd’hui, c’est à cause de sa beauté sans pareille, une beauté qui se payait cher. Je veux croire que l’on rêvait d’elle jusque sur les côtes de la lointaine Phénicie et que, encore au IIe siècle av. J.-C., elle a su inspirer le poète Antipater de Sidon. Laïs ne peut plus rien dire, Antipater est mort, mais la stèle funéraire de la courtisane témoigne encore de ses attraits.

Elle s’alanguissait dans l’or et la pourpre, en compagnie d’Éros, plus délicate que la tendre Cypris : c’est Laïs que je détiens ici, résidente de Corinthe à la ceinture marine. Plus éclatante que les eaux claires de la source Pirène, on la surnommait la Cythérée mortelle. Elle eut des amants prestigieux, plus nombreux que ceux qui s’étaient jadis pressés pour la fille de Tyndare, pour cueillir ses charmes et acheter son amour.

Sa tombe exhale des effluves de safran odorant ; ses ossements sont encore imprégnés de myrrhe et d’encens ; et de sa chevelure luisante s’échappe un souffle parfumé.

À la mort de Laïs, la Déesse née de l’écume lacéra son propre visage, tandis qu’Éros éclata en sanglots, en lamentations et en gémissements. Si, esclave du gain, elle n’avait pas ouvert son lit à tous, l’Hellade aurait enduré les pires tourments pour elle, comme jadis pour Hélène.

Anthologie palatine 7.218

Aujourd’hui, le voyageur préférera éviter Corinthe, ville bruyante et dépourvue de charme. Il trouvera un hôtel à Loutraki, où les vieux Athéniens venaient prendre les eaux aussi longtemps qu’il existait encore un petit train. Maintenant, c’est en voiture qu’on s’y rend pour barboter dans la mer. On aperçoit toujours Corinthe au loin, surmontée de son Acrocorinthe, où Laïs a fait les délices de l’Hellade.

Pas besoin d’aide, merci… Vraiment ?

diogenesOn leur offre un abri contre le froid et ils refusent. Avons-nous affaire à des héritiers de Diogène, qui n’avait que faire des services d’Alexandre le Grand ?

La semaine passée, j’ai évoqué le froid affectant les sans-abri en Europe, et en particulier les réfugiés. Or voici que l’affaire se complique : à Genève, des sans-abris se voient proposer une place au chaud dans des bunkers de la Protection civile, et ils refusent.

Aurions-nous affaire à de lointains héritiers de Diogène ? Pour vous rafraîchir la mémoire, Diogène a vécu au IVe siècle av. J.-C. Dans la mouvance du regretté Socrate, il prenait un malin plaisir à remettre en question les certitudes des gens bien-pensants, notamment en ce qui concerne les richesses et le pouvoir. C’est ainsi que, pour afficher son mépris envers les biens matériels, il avait décidé de vivre à la manière d’un chien en habitant dans une grande jarre à vin (pithos). Sa vie de chien (en grec : kyôn) est à l’origine de l’étiquette accordée à ses adeptes, les Cyniques, qui excellaient à railler les défauts des hommes importants. Ne parlons pas d’un courant philosophique, puisque les Cyniques fondaient leur approche avant tout sur le rejet des certitudes avancées par ceux qui se disaient philosophes.

Diogène était originaire de la ville de Sinope (sur la côte de la Mer Noire), mais il résidait à Corinthe, où il a reçu la visite du roi Alexandre le Grand. L’anecdote est rapportée par diverses sources ; voyons donc ce que Plutarque en dit.

« Les Grecs s’étaient réunis à l’Isthme de Corinthe et avaient décidé par un vote de se joindre à Alexandre pour faire la guerre aux Perses. Lui-même fut désigné comme chef de l’expédition ; de nombreux hommes d’État et de philosophes vinrent le trouver pour le féliciter.

Alexandre s’attendait aussi à ce que Diogène de Sinope fasse de même puisqu’il résidait aux alentours de Corinthe. Or Diogène se moquait éperdument d’Alexandre et se reposait tranquillement sur la colline du Kraneion. C’est donc Alexandre qui lui rendit visite.

Diogène était couché au soleil. Voyant arriver tous ces gens, il se redressa légèrement et porta son regard sur Alexandre. Celui-ci le salua et lui adressa la parole, lui demandant s’il avait besoin de quelque chose. Diogène répondit : ‘Dégage un peu du soleil !’

On raconte qu’Alexandre fut frappé par la réponse et admira l’arrogance et la grandeur de cet homme, à tel point que, tandis que son entourage s’éloignait en riant et en se moquant de Diogène, il leur dit : ‘Eh bien moi, si je n’étais pas Alexandre, je voudrais bien être Diogène.’ »

[voir Plutarque Vie d’Alexandre 14.1-5]

Diogène marque ainsi son mépris pour le pouvoir en se passant de l’aide d’Alexandre. Tout ce qu’il lui demande, c’est de le laisser bronzer en paix. Mais peut-on comparer ce refus à celui des sans-abri qui déclinent l’offre d’une place au chaud dans un bunker ? Probablement pas.

Chez Diogène, le mépris affiché envers Alexandre peut être considéré comme un acte militant : ce que les gens de pouvoir considèrent comme important ne compte pas aux yeux du Cynique. Les clochards qui refusent l’aide qu’on leur propose semblent avoir d’autres motivations : pour ne citer que la plus évidente, un certain nombre de ces personnes sont en situation irrégulière et craignent de se faire repérer par la police si elles vont se réfugier dans un abri. D’autres disent ne pas supporter l’enfermement du bunker, ce que comprendront tous ceux qui ont passé une nuit dans un abri de la Protection civile.

Que conclure de tout cela ? Certainement que tout n’est pas en noir et blanc : il n’y a pas simplement des gens dans le besoin qu’il suffirait d’aider en leur proposant un abri lorsqu’il fait froid. Certaines personnes sont en tel décalage avec le reste de la société que la solution qu’on leur propose ne peut pas convenir. Pour en revenir à Alexandre et Diogène, l’anecdote illustre aussi un autre point qu’on oublie trop souvent : dans les relations d’aide, il y a un échange mutuel ; celui qui donne cherche aussi à recevoir quelque chose, parfois au moins sur le plan symbolique.

[image : Alexandre et Diogène (assiette polychrome, Urbino, XVIe siècle)]