Hellespont, pont, pont

Franchir l’Hellespont en voiture est désormais possible, grâce au nouveau pont construit par la Turquie.

Franchir en voiture l’Hellespont (on parle aujourd’hui du détroit des Dardanelles) est devenu une réalité depuis le 18 mars 2022, grâce à la construction d’un immense pont reliant l’Asie et l’Europe. L’Hellespont est un lieu d’une importance capitale pour les Grecs. En des temps immémoriaux, Hellé, perchée sur un bélier volant, a glissé et est tombée dans cet étroit passage reliant la Mer Égée à la Mer de Marmara. C’est ainsi que le détroit a pris le nom d’Hellespont, la ‘Mer d’Hellé’. Quant au bélier, dont la toison était faite de laine d’or, il a continué son vol jusqu’en Colchide, à l’extrémité de la Mer Noire. Les habitants du lieu ont conservé longtemps sa Toison d’Or, que le héros Jason et ses compagnons sont venus quérir en franchissant l’Hellespont à la rame.

C’est au même endroit que, en 481 av. J.‑C., le roi Xerxès décide de faire traverser son armée pour attaquer la Grèce. Pour passer d’Asie en Europe, il fait construire un pont provisoire, en assemblant des navires sur lesquels ses ingénieurs fixent des planches. Hérodote nous a fait le récit détaillé de cette opération de génie militaire dans son Enquête, autour de 425 av. J.-C. Or le franchissement de l’Hellespont par les troupes de Xerxès fait déjà l’objet d’un commentaire dans une tragédie datant de 472 av. J.-C., les Perses d’Eschyle. Dans un premier passage, l’épouse de Xerxès répond à Darius, père de Xerxès, ou plus exactement son fantôme (il est déjà mort).

Tandis qu’il passait le détroit, Jason ne pouvait pas savoir que, une génération plus tard, une armée grecque débarquerait sur les rives de l’Hellespont pour attaquer la cité de Troie, qui contrôlait le passage maritime.

  • Pour tout dire, les Perses ont pris une raclée !
  • Comment donc ? Une épidémie se serait-elle abattue sur eux ? ou une guerre civile ?
  • Rien de tout cela : non loin d’Athènes, notre armée tout entière a été anéantie.
  • Lequel de mes fils a emmené l’armée là-bas ? Dis-le-moi !
  • C’est Xerxès le téméraire. Il a vidé tout l’étendue de notre territoire.
  • Mais il est dingue ! Et il s’est lancé dans cette folie avec l’armée de terre ou la flotte ?
  • Les deux… Il a ouvert deux fronts, l’un sur terre, l’autre sur mer.
  • Humpf ! Mais comment a-t-il fait pour traverser avec une armée si considérable ?
  • Avec des moyens techniques, il a relié les deux rives du passage de l’Hellespont, et il a pu traverser.
  • Il a fait ça ? Et en plus, il a bouclé le puissant Bosphore ?
  • C’est cela. Je suppose qu’un dieu lui avait tourné la tête.
  • Aïe, ça devait être un dieu puissant qu’il lui a ôté la raison !

[Eschyle, Perses 714-725]

Le fantôme de Darius n’est pas tendre avec son fils ; mais il faut dire que ce dernier a fait une très grosse bêtise ; alors Darius en rajoute une couche un peu plus loin.

(… Xerxès) qui a cru qu’il allait contrôler le cours de l’Hellespont, qui est sacré, en lui mettant des entraves comme à un esclave ! Et le cours du Bosphore, un dieu ! Il a tenté de transformer un détroit et, en lui passant des chaînes forgées au marteau, il s’est ouvert une autoroute pour son immense armée. Lui, simple mortel, il pensait qu’il l’emporterait sur tous les dieux, et même sur Poséidon !

[Eschyle, Perses 745-750]

Tiens, le Bosphore et l’Hellespont sont des dieux ? Eh bien oui : pour les Grecs, tous les cours d’eau sont des divinités qui descendent du dieu Océanos. Dans le Bosphore et l’Hellespont, il y a un courant assez fort qui les assimile à des cours d’eau. Xerxès n’a pas compris que, en reliant deux continents – l’Asie et l’Europe – par un pont de bateaux, il s’était arrogé le droit de remodeler la géographie créée par les dieux.

Mais le plus grave, c’est que l’Hellespont lui avait donné un avertissement en lâchant une tempête qui avait détruit un premier pont de bateaux. Vexé, Xerxès avait fait fouetter le détroit et avait ordonné qu’on jette des entraves dans son cours ; puis il avait fait reconstruire le pont de bateaux et il était passé en Europe.

On connaît la suite : à Salamine, en face d’Athènes, sa flotte est anéantie en 480. C’est cette cuisante défaite perse qu’Eschyle célèbre dans les Perses. L’armée de terre subit un sort comparable l’année suivante, à Platées en Béotie. Mais au fait, pourquoi vous ai-je raconté tout cela ? Ah, oui ! Le pont tout neuf sur l’Hellespont. Qu’on se rassure : cette fois, c’est du solide, et tout le monde sait que la Turquie est gouvernée par un souverain bien plus éclairé que Xerxès.

Forcer la nature, c’est faire violence aux dieux

Cnide_Google_EarthHérodote présente une vision de l’histoire dans laquelle l’ordre du monde est régi par les dieux. Les hommes qui l’enfreignent reçoivent des avertissements ; s’ils se montrent incapables d’entendre les signes que leur envoient les dieux, ils courent inexorablement à la catastrophe.

Ainsi, lorsque le roi Xerxès lance une expédition contre la Grèce à partir de 481 av. J.‑C., il se livre à des excès contre la nature, alors même qu’il aurait pu tirer certaines leçons du passé. Reprenons les choses par le début : entre 499 et 493, les cités ioniennes de la côte de l’Asie Mineure se révoltent contre leur maître, le roi Darius (père de Xerxès). Darius confie à son général Harpage la mission de reconquérir le terrain. Les Perses parviennent ainsi, non sans efforts, à reprendre le dessus sur les cités révoltées. Alors qu’ils s’approchent de la presqu’île de Cnide, les habitants de la cité décident de se retrancher sur leur péninsule en creusant un canal.

« À l’époque où Harpage soumettait l’Ionie, les Cnidiens tentèrent de creuser un canal afin de transformer leur pays en une île. Leur territoire se situait entièrement sur cette presqu’île : le pays de Cnide s’arrête en effet au continent, et c’est à ce point que se trouve la mince bande de terre qu’ils essayèrent de percer. Ils se mirent donc au travail à tour de bras, mais il leur sembla qu’il se produisait un phénomène surnaturel : les travailleurs étaient en effet blessés plus souvent que d’habitude, sur le corps mais en particulier aux yeux à cause des éclats de pierre. Ils envoyèrent donc une délégation à Delphes pour demander ce qui s’opposait à leur projet de creusement. La Pythie leur répondit – ce sont les Cnidiens eux-mêmes qui le racontent – par le trimètre suivant : ‘Ne fortifiez pas l’isthme, et ne le creusez pas : car Zeus en aurait fait une île s’il l’avait voulu.’ Sur cet oracle de la Pythie, les Cnidiens cessèrent de creuser et se livrèrent sans combattre à Harpage et à son armée. » (voir Hérodote 1.174)

Or quelques années plus tard, en 492, un autre général de Darius, Mardonios, entreprend d’attaquer la Macédoine. Il longe la côte nord de la Mer Égée, mais sa flotte essuie une terrible tempête lors du passage de la presqu’île formée par le Mont Athos. L’expédition se solde par un cuisant échec. Cette fois-ci, une presqu’île a fait obstacle à la progression des troupes perses. Cela n’empêchera pas les Perses d’attaquer la Grèce en 490 ; mais cette agression se soldera par la victoire des Athéniens dans la plaine de Marathon. Xerxès, successeur de Darius, aurait pu tirer la leçon des deux événements qui viennent d’être relatés. Or c’est le contraire qui se produit : dès 481, il lance une nouvelle expédition contre la Grèce. Soucieux de laver l’affront fait par les dieux à la flotte perse au Mont Athos, il se met en tête de faire percer l’Isthme de l’Athos pour faire passer sa flotte. La leçon infligée aux habitants de Cnide ne lui a servi à rien et, une année plus tard, Xerxès subira un revers terrible lors de la bataille navale de Salamine. Les Grecs achèveront le travail sur terre à Platées en 479. Dans le monde que nous présente Hérodote, tout se tient : les événements s’enchaînent dans un ordre qu’un observateur attentif devrait comprendre. Hérodote n’explicite pas sa méthode historique, mais le message implicite est clair : la mission de l’historien serait de nous aider à décrypter les signes dans un monde régi par les dieux. Ces derniers ont en particulier créé les côtes, les îles et les presqu’îles, définissant ainsi les frontières naturelles entre les peuples. Attenter à l’ordre de la nature, c’est faire violence aux dieux.

[Image: presqu’île de Cnide, adapté à partir de GoogleMaps]