Aux origines du langage

  • Rrrraaaah ! Chérie, on gaspille à nouveau l’argent de nos impôts : le gouvernement va dépenser 17 millions de francs suisses pour étudier l’évolution du langage.
  • Mais c’est très bien, mon chou ! Bien mieux que de dépenser des milliards pour des avions de chasse qui volent seulement aux heures de bureau, ou pour entraîner de petits soldats avec de l’enseignement à distance
  • Mais enfin, moi je sais d’où vient le langage, pas besoin de dépenser tout cet argent. D’ailleurs, ce sont tes &%ç*@»+ [censuré] de Grecs qui l’ont raconté dans leurs mythes. J’ai retrouvé cela dans un ouvrage passionnant, intitulé How to talk to an alien. On y apprend qu’au Ciel, il n’y a qu’un seul langage. Les Grecs d’autrefois vivaient dans l’harmonie, sous l’autorité de Zeus. Tout le monde parlait la même langue, reçue du dieu et de la déesse de l’innocence, Philarios et Philarion. Mais voilà : le dieu Hermès s’en est mêlé, et il a brouillé les cartes de l’humanité en introduisant la diversité des langues. Tu vois, je n’ai pas besoin de tes vieux livres pour être un érudit !
  • Attends que je vérifie… C’est bizarre, Booble® signale cette histoire un peu partout sur internet, mais ne fournit pas la moindre référence à un texte ancien. Pire : Philarios et Philarion n’apparaissent jamais dans la littérature grecque. Tu t’es fait avoir, mon pauvre chéri, cette histoire appartient au registre des fake news.
  • Humpf ! Bon, d’accord, mais tes Grecs avaient bien une idée de l’origine du langage, non ?
  • Effectivement, et ils savaient que c’était un peu plus compliqué que Philarios et Philarion. Dès le Ve siècle av. J.-C., il y avait des chercheurs qui se demandaient si les mots avaient une nature profonde et universelle, ou s’ils étaient simplement le résultat d’un assemblage fortuit de sons.
  • Je crois que tu m’as déjà perdu…
  • Mais non, c’est assez simple. Tiens, voici ce que Platon en dit au début de son Cratyle. Il donne la parole à un certain Hermogène.

Mon cher Socrate, voici Cratyle : il prétend que chaque chose possède un nom correct par nature. Un nom ne serait pas ce que les gens ont décidé d’un commun accord d’appeler la chose en y appliquant des bouts de sons qu’ils prononcent : il y aurait une sorte de sens correct inhérent aux mots, aussi bien chez les Grecs que chez les barbares, le même pour tous.

Platon, Cratyle 383a-b

  • Si tu crois que c’est plus clair maintenant…
  • La théorie de Cratyle signifie simplement que les mots que nous utilisons ne seraient qu’un emballage, mais qu’à chaque chose correspondrait en fait un mot qui reflèterait la nature profonde de la chose.
  • Moi, ce que je comprends, c’est que je préfère le hockey sur glace à la philosophie du langage, nom de Dieu !
  • Hi ! hi ! Mon chéri, tu ne l’as sûrement pas fait exprès, mais ton juron est approprié : dans son Cratyle, Platon relève en effet qu’Homère raconte déjà que les dieux avaient une langue à eux, différente de celle des hommes. Cette fois-ci, c’est Socrate qui parle à Hermogène.
  • (…) Il y a de quoi apprendre de la part d’Homère et des autres poètes.
  • Mon cher Socrate, que dit Homère sur les mots, et où ?
  • Il en parle un peu partout. En particulier, et de la manière la plus admirable, on le voit dans les passages où il fait la distinction entre les mots utilisés par les hommes et par les dieux. Car – n’est-ce-pas ? – dans ces passages il nous fournit des renseignements remarquables sur le sens correct des mots. Il paraît en effet évident que les dieux appellent les choses par les noms qui leur correspondent correctement par nature. N’es-tu pas de cet avis ?
  • Je sais bien que, s’ils donnent un nom aux choses, c’est le nom correct. Mais à quels passages fais-tu référence ?
  • Ne sais-tu pas que le fleuve qui coule à Troie, celui qui livre un combat avec Héphaïstos, les dieux l’appellent ‘Xanthe’, tandis que les hommes l’appellent ‘Scamandre’ [Iliade 20.74] ?
  • Ah oui !
  • Et alors, ne crois-tu pas que c’est une chose impressionnante d’apprendre que le nom correct de cette rivière est ‘Xanthe’ plutôt que ‘Scamandre’ ? Ou si tu préfères un autre exemple, il y a l’oiseau dont Homère dit que ‘les dieux l’appellent chalcis, mais les hommes l’appellent cymindis. [Iliade 14.291]

Platon, Cratyle 391d-e

  • Tu veux dire que, pour Homère, les dieux parlaient une langue que nous ne comprenons pas ?
  • Exactement ! Et il fallait des traducteurs pour tout cela : ce sont les poètes, seuls capables de comprendre ce que les dieux racontent.
  • Alors c’est simple : avec les 17 millions de francs, on paie les poètes, ils vont demander aux dieux le sens exact des mots, et on n’en parle plus.
  • Tu es désespérant, mon chéri… Je crois que tu vas te contenter de regarder ton hockey, OK ?
  • Aaaaah, cette fois-ci j’ai compris ! ‘Hockey’ et ‘OK’, ce sont les mêmes sons, donc c’est la même chose ! Divine suggestion, je vais de ce pas me décapsuler une cannette.
Pieter Brueghel, La tour de Babel (XVIe s.)

Forcer la nature, c’est faire violence aux dieux

Cnide_Google_EarthHérodote présente une vision de l’histoire dans laquelle l’ordre du monde est régi par les dieux. Les hommes qui l’enfreignent reçoivent des avertissements ; s’ils se montrent incapables d’entendre les signes que leur envoient les dieux, ils courent inexorablement à la catastrophe.

Ainsi, lorsque le roi Xerxès lance une expédition contre la Grèce à partir de 481 av. J.‑C., il se livre à des excès contre la nature, alors même qu’il aurait pu tirer certaines leçons du passé. Reprenons les choses par le début : entre 499 et 493, les cités ioniennes de la côte de l’Asie Mineure se révoltent contre leur maître, le roi Darius (père de Xerxès). Darius confie à son général Harpage la mission de reconquérir le terrain. Les Perses parviennent ainsi, non sans efforts, à reprendre le dessus sur les cités révoltées. Alors qu’ils s’approchent de la presqu’île de Cnide, les habitants de la cité décident de se retrancher sur leur péninsule en creusant un canal.

« À l’époque où Harpage soumettait l’Ionie, les Cnidiens tentèrent de creuser un canal afin de transformer leur pays en une île. Leur territoire se situait entièrement sur cette presqu’île : le pays de Cnide s’arrête en effet au continent, et c’est à ce point que se trouve la mince bande de terre qu’ils essayèrent de percer. Ils se mirent donc au travail à tour de bras, mais il leur sembla qu’il se produisait un phénomène surnaturel : les travailleurs étaient en effet blessés plus souvent que d’habitude, sur le corps mais en particulier aux yeux à cause des éclats de pierre. Ils envoyèrent donc une délégation à Delphes pour demander ce qui s’opposait à leur projet de creusement. La Pythie leur répondit – ce sont les Cnidiens eux-mêmes qui le racontent – par le trimètre suivant : ‘Ne fortifiez pas l’isthme, et ne le creusez pas : car Zeus en aurait fait une île s’il l’avait voulu.’ Sur cet oracle de la Pythie, les Cnidiens cessèrent de creuser et se livrèrent sans combattre à Harpage et à son armée. » (voir Hérodote 1.174)

Or quelques années plus tard, en 492, un autre général de Darius, Mardonios, entreprend d’attaquer la Macédoine. Il longe la côte nord de la Mer Égée, mais sa flotte essuie une terrible tempête lors du passage de la presqu’île formée par le Mont Athos. L’expédition se solde par un cuisant échec. Cette fois-ci, une presqu’île a fait obstacle à la progression des troupes perses. Cela n’empêchera pas les Perses d’attaquer la Grèce en 490 ; mais cette agression se soldera par la victoire des Athéniens dans la plaine de Marathon. Xerxès, successeur de Darius, aurait pu tirer la leçon des deux événements qui viennent d’être relatés. Or c’est le contraire qui se produit : dès 481, il lance une nouvelle expédition contre la Grèce. Soucieux de laver l’affront fait par les dieux à la flotte perse au Mont Athos, il se met en tête de faire percer l’Isthme de l’Athos pour faire passer sa flotte. La leçon infligée aux habitants de Cnide ne lui a servi à rien et, une année plus tard, Xerxès subira un revers terrible lors de la bataille navale de Salamine. Les Grecs achèveront le travail sur terre à Platées en 479. Dans le monde que nous présente Hérodote, tout se tient : les événements s’enchaînent dans un ordre qu’un observateur attentif devrait comprendre. Hérodote n’explicite pas sa méthode historique, mais le message implicite est clair : la mission de l’historien serait de nous aider à décrypter les signes dans un monde régi par les dieux. Ces derniers ont en particulier créé les côtes, les îles et les presqu’îles, définissant ainsi les frontières naturelles entre les peuples. Attenter à l’ordre de la nature, c’est faire violence aux dieux.

[Image: presqu’île de Cnide, adapté à partir de GoogleMaps]