Aux sept péchés capitaux, on devrait ajouter un huitième : la mauvaise foi, qui fait des ravages dans le monde d’aujourd’hui
L’un de mes maîtres m’a rendu attentif au fait que, parmi les sept péchés capitaux (on dit aussi « péchés mortels »), on trouve les « péchés à consonnes » et les « péchés à voyelles ». La première catégorie regroupe des péchés certes capitaux, mais dont on pourrait néanmoins s’offrir une petite dose de temps en temps ; la seconde catégorie, en revanche, serait strictement prohibée.
Par « péchés à consonnes », il faut entendre ceux dont l’étiquette commence par une consonne : Colère, Gourmandise, Luxure et Paresse. Allez, c’est bien vrai, on peut en prendre une petite dose, sans exagérer. Les « péchés à voyelles », par contre, c’est du lourd : Avarice, Envie et Orgueil. À éviter à tout prix.
À ce catalogue, je propose d’ajouter un huitième péché capital, celui de la Mauvaise Foi, brillamment illustré – dans un passé récent – par l’adorable Me B.
Ce péché, les politiciens de tous les pays du monde s’en accordent quelques doses à intervalles réguliers ; et le non moins adorable Mr. T, spécialiste des tweet tonitruants, taquine l’overdose de Mauvaise Foi à la consternation de toute la planète.
Dans un passé plus reculé, la Mauvaise Foi sévissait déjà. Un érudit du IIIe siècle av. J.-C. du nom de Sosibios était passé maître dans l’art de couper les cheveux en quatre. Il utilisait cette compétence extraordinaire à essayer d’expliquer des passages problématiques de l’Iliade, et il se faisait payer pour le travail. Toutefois, à force d’abuser de la Mauvaise Foi, Sosibios s’est fait attraper à son propre jeu, comme on le verra.
Commençons donc par évoquer un cas particulièrement criant où Sosibios, dans un usage raffiné de la Mauvaise Foi, a prétendu résoudre un problème d’interprétation du texte d’Homère. Il s’agissait d’un passage où apparaissait le vieux Nestor, un guerrier accompli, mais tout de même un vieillard. Or ce brave homme avait le gosier en pente, et pour satisfaire son penchant pour le vin, il utilisait une coupe d’une taille extraordinaire :
« Cette coupe, un autre avait de la peine à la déplacer de la table lorsqu’elle était pleine ; mais le vieux Nestor la soulevait sans difficulté. »
Ce passage a soulevé l’étonnement des commentateurs anciens, comme l’a relevé Sosibios.
« Il semblait impossible que, en présence de Diomède et d’Ajax – et à plus forte raison d’Achille ! – on présente Nestor comme plus vigoureux, bien qu’il fût avancé en âge.
Face à ces objections, nous absolvons le poète en recourant à un argument appelé anastrophè (retournement). Si l’on prend l’hexamètre ‘lorsqu’elle était pleine ; mais le vieux Nestor la soulevait sans difficulté’, on peut retrancher l’expression ‘le vieux Nestor’ du milieu du vers et le placer au début du premier vers, après ‘un autre’, ce qui donne, depuis le début : ‘Un autre vieil homme avait de la peine à la déplacer de la table lorsqu’elle était pleine ; mais Nestor la soulevait sans difficulté.’ »
[Athénée Deipnosophistes 11.493d]
Le brave Sosibios aurait certes remporté les Championnats du Monde de la Mauvaise Foi, mais il aurait eu un zéro pointé en grec ancien s’il avait été mon étudiant. Il y a cependant une morale à cette histoire, puisque le même Sosibios s’est fait piéger à son propre jeu par le roi d’Égypte Ptolémée II Philadelphe.
« [Sosibios] recevait un soutien financier du roi. Or ce dernier convoqua ses comptables et leur ordonna, au cas où Sosibios viendrait demander son subside, de lui répondre qu’il l’avait déjà reçu.
Peu après, voici que Sosibios se présente et demande son subside. Les comptables lui rétorquent qu’il l’a déjà reçu et n’en disent pas plus. Sosibios va trouver le roi et se plaint des comptables. Ptolémée les fait alors venir en leur ordonnant d’apporter les rouleaux de comptes sur lesquels figurent les entrées des personnes qui ont reçu un subside. Le roi prend en main les rouleaux ; après consultation, il lui déclare lui aussi qu’il a reçu son subside.
Voici l’explication : il y avait des noms inscrits sur la liste, à savoir Soter, Sosigenès, Bion, Apollonios. Une fois qu’il les eut passé en revue, le roi dit : ‘Toi qui nous épates en résolvant des problèmes, si tu prends So- du nom Soter, -si- de Sosigenès, et puis la première syllabe de Bion ainsi que la dernière syllabe d’Apollonios [ce qui donne So-si-bi-os], tu trouveras que tu as reçu ton subside, du moins en appliquant ta manière de raisonner.’ »
[Athénée Deipnosophistes 493f – 494a]
L’histoire de Sosibios constitue un avertissement à tous nos dirigeants : un peu de Mauvaise Foi, d’accord, mais il ne faut pas pousser trop loin.
[image : Jérôme Bosch Les sept péchés mortels (entre 1505 et 1510)]