Élections fédérales : dernières recommandations aux candidat(e)s

swiss_flag_nbRéjouissons-nous : le 18 octobre 2015, les Suisses éliront leur Assemblée Fédérale, composée de 200 Conseillers Nationaux et de 46 Conseillers aux États. Voici les dernières recommandations pour les candidat(e)s, inspirées d’une sagesse grecque indémodable.

Les 200 sièges du Conseil National sont fort convoités : 3799 candidat(e)s se pressent au portillon. Autrement dit, il y aura 3599 déçus [95% des candidat(e)s] dimanche soir. Il vaut mieux investir son énergie dans le Conseil des États, dont les 46 sièges suscitent la convoitise de seulement 138 candidat(e)s.

Nos concitoyens d’Appenzell Rhodes-Intérieures, toujours en avance d’une idée sur les autres, se sont arrangés pour avoir déjà élu leur candidat au Conseil des États. Leurs cousins d’Appenzell Rhodes-Extérieures, eux, ont trouvé une autre solution originale : dans ce canton, le candidat unique est sûr de l’emporter au terme d’une lutte électorale acharnée, à moins que les dieux de l’Olympe ne lui jouent un sale tour.

Mais laissons les Appenzellois à leur heureux sort, et préoccupons-nous plutôt de prodiguer quelques dernières recommandations aux candidat(e)s, aussi bien aux futurs vainqueurs qu’aux déçus : car beaucoup de candidats peuvent déjà mettre un plat de couleuvres à leur menu du dimanche soir. Pour les préparer à l’inévitable défaite, proposons-leur d’abord quelques extraits du Manuel d’Épictète. Né esclave au milieu du Ier s. ap. J.-C., Épictète figure parmi les plus célèbres philosophes d’obédience stoïcienne. Ses pensées ont été rassemblées par un disciple, Arrien, au IIe siècle.

Voici donc un message pour ceux qui ne seront pas élus :

« Dans l’existence, il y a des choses qui dépendent de nous, et d’autres qui ne dépendent pas de nous. (…) Or si tu considères comme tien seulement ce qui t’appartient vraiment, et que tu considères comme étranger ce qui ne t’appartient pas (c’est la réalité !), personne n’exercera jamais de contrainte sur toi, personne ne te fera obstacle, tu ne blâmeras personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras rien contre ton gré, tu n’auras pas d’ennemi, personne ne te fera des reproches, et tu ne subiras rien de fâcheux.

Avec de tels objectifs en tête, rappelle-toi qu’il te faudra fournir un effort considérable pour les atteindre : tu devras renoncer entièrement à certains d’entre eux, et en repousser d’autres pour l’instant. Mais si tu veux les atteindre, et tout à la fois exercer une magistrature et être riche, peut-être n’obtiendras-tu ni magistrature ni richesse parce que tu vises les premiers objectifs. Et en définitive, tu manqueras aussi ces premiers objectifs, qui seuls peuvent t’apporter liberté et bonheur. »

[voir Épictète, Manuel 1]

Les élus, eux, trouveront de l’inspiration auprès d’un autre philosophe, Théophraste, disciple d’Aristote (fin du IVe s. av. J.-C.). Dans ses Caractères, il s’est amusé à dépeindre les défauts de ses contemporains. Tout candidat à l’Assemblée Fédérale devrait au moins prendre connaissance de la description de l’Oligarque, partisan d’un mode de gouvernement autoritaire :

« Le tempérament oligarchique correspond à un amour du pouvoir, associé à une convoitise de force et de profit. Voici comment se comporte l’oligarque : lorsque l’Assemblée délibère pour savoir quels délégués l’on va désigner pour assister le magistrat principal dans une cérémonie officielle, il monte à la tribune pour dire que ces gens doivent avoir les pleins pouvoirs. Si les autres proposent que l’on désigne dix personnes, il dit : ‘Une seule suffira, mais il faut que ce soit un vrai homme.’ De tous les poèmes d’Homère, il n’a retenu qu’un seul vers : ‘Il n’est pas bon d’avoir plusieurs chefs ; qu’on se limite à un seul.’ Pour le reste, il ne connaît rien d’Homère.

On peut s’attendre à ce qu’il prononce des paroles telles que : ‘Il nous faut nous réunir entre nous, délibérer, et nous débarrasser de la foule et du menu fretin. Lorsque nous briguons des magistratures, il faut arrêter de nous laisser faire par ces gens, et ne pas attendre des honneurs de leur part.’ Ou encore : ‘Pour diriger l’État, c’est eux ou c’est nous !’ »

[voir Théophraste, Caractères 26.1-3]

Faisons confiance au peuple suisse qui, dans sa grande sagesse, saura choisir ceux qui seront à même de défendre l’intérêt général.

[image : Loi fédérale sur la protection des armoiries de la Suisse et autres signes publics (projet 2009)]

Marginalisées dans les affaires publiques, les femmes devraient-elles s’emparer de l’Assemblée fédérale ?

Women_in_Finnish_Parliament_(1907)Les élections au Parlement fédéral en Suisse approchent, mais le poids des femmes risque de diminuer : en effet, plusieurs cheffes de file ne se représenteront pas. Devraient-elles prendre le pouvoir aux hommes ?

Dans les sociétés antiques, la question se posait de façon différente : les femmes n’avaient simplement pas le droit de vote et ne pouvaient pas être élues au gouvernement (un peu comme en Suisse jusqu’en 1971).

Cela n’a pas empêché le poète Aristophane, en 391 av. J.-C., d’échafauder une pièce de théâtre dans laquelle les femmes, lasses de l’incompétence des hommes, s’emparent de l’Assemblée du peuple athénien. Un coup d’État fomenté par des femmes qui se déguisent en hommes, mettent des barbes postiches et se lèvent tôt pour devancer leurs maris sur le lieu où se réunit l’Assemblée. L’une d’entre elle précise : « Ma chère, j’ai eu toutes les peines du monde à m’extraire discrètement de chez moi : car mon mari a ronflé toute la nuit après s’être gorgé d’anchois dans la soirée. »

[voir Aristophane, Les femmes à l’Assemblée 54-56]

Les femmes, déguisées en hommes, se sont donc introduites dans l’Assemblée. Les hommes vont les rejoindre, sans reconnaître leurs épouses travesties en hommes. Mais avant de parvenir au lieu de réunion, ils doivent se lever et se débrouiller sans leurs femmes, qui ont mystérieusement disparu.

« – Que se passe-t-il ? Où donc ma femme a-t-elle disparu ? Le jour se lève déjà et elle n’apparaît pas. Cela fait un moment que je suis couché avec une envie de chier, et que je cherche mes pantoufles et ma robe de chambre dans la pénombre. Je vais à tâtons et je ne parviens pas à les trouver, et voilà que mon Gros Caca frappe avec insistance au guichet ; alors je saisis la nuisette de ma femme, j’enfile ses sandalettes perses, mais où trouver un lieu convenable pour aller chier ? Ou alors, peut-être que, de nuit, tous les endroits sont permis ? Car personne ne me verra chier à cette heure. Ah ! pauvre de moi, qui me suis marié sur le tard ! J’en mériterais, des baffes ! Quant à elle, elle n’est pas sortie en cachette pour des affaires bien nettes… Bon, quoi qu’il en soit, il faut que je me soulage. »

[voir Aristophane, Les femmes à l’Assemblée 311-326]

Les affaires domestiques réglées tant bien que mal, les hommes rejoignent l’Assemblée où, mystérieusement, des citoyens inconnus font voter plusieurs mesures qui laissent les hommes perplexes. En effet, le programme politique de ces femmes introduites dans l’Assemblée se veut révolutionnaire. Voici ce qu’envisage l’une d’entre elles, Praxagora :

« – Que personne ne réplique ou ne m’interrompe avant de connaître ma proposition et d’avoir entendu ce que j’ai à dire. Je dirai qu’il faut que tous mettent en commun leurs possessions et qu’ils en tirent une subsistance commune. Il ne faut pas que l’un soit riche et qu’un autre soit pauvre ; ni que l’un cultive de vastes terres tandis que l’autre n’a même pas un coin pour y être enterré ; et il ne faut pas que l’un utilise de nombreux esclaves alors que l’autre n’a même pas un assistant. Non, je rends la subsistance commune à tous, la même pour chacun.

– Et comment la subsistance sera-t-elle commune à tous ?

– Toi, tu mangeras de la crotte avant moi !

– Quoi ? nous mangerons de la crotte en commun ?

– Mais non ! Tu m’as coupé la parole ! Voici ce que je m’apprêtais à dire : tout d’abord, je mettrai la terre en commun ; idem pour l’argent et pour tous les biens privés. Ensuite, à partir de tous ces biens mis en commun, nous vous nourrirons en tenant le budget, en faisant des économies et en réfléchissant.

– Et que fera celui qui n’a pas acquis des terres, mais de l’argent et de la monnaie perse, des richesses cachées ?

– Eh bien, il les placera dans le pot commun ! Et s’il ne le fait pas, il se rendra coupable de parjure.

– Ouais, c’est d’ailleurs ainsi qu’il les acquises en premier lieu !

– De toute manière, elles ne lui serviront plus à rien.

– Comment donc ?

– Personne ne fera plus rien sous l’effet de la pauvreté : car tous posséderont tout, pains, salaisons, galettes, manteaux, vin, couronnes, pois chiches. Dans ces conditions, à quoi bon ne pas mettre en commun ? »

[voir Aristophane, Les femmes à l’Assemblée 587-602]

Ce programme politique imaginé par une femme semble évidemment peu réaliste. Praxagora n’est en effet qu’un personnage de comédie construit par un dramaturge à l’intention d’un public majoritairement masculin. Dans l’esprit d’Aristophane, il ne s’agit vraisemblablement pas de proposer une révolution par les femmes, mais d’utiliser les femmes comme un miroir des activités masculines afin de stimuler la réflexion de ses concitoyens.

Dans l’Athènes classique, la comédie constituait un formidable laboratoire d’idées : on y évoquait des fantasmes (construire une cité entre terre et ciel, faire la grève du sexe, conclure une paix entre États à un niveau individuel, etc.) pour que les citoyens puissent réfléchir à la meilleure manière de conduire les affaires. De telles activités n’étaient pas seulement tolérées : elles étaient encouragées et encadrées par le pouvoir politique, notamment pas de généreuses subventions versées par les citoyens les plus riches.

Allier politique et théâtre, voire subventionner le théâtre pour réfléchir aux affaires publiques, et enfin partager le pouvoir politique avec les femmes : un projet irréaliste ?

[image : femmes membres du Parlement finlandais, 1907]