Une croisière, chérie ?

sea_monster_nbLa mode actuelle est aux croisières : une manière de voyager dans le confort et la sécurité, en collectionnant les lieux de visite.

  • Chériiiie, j’ai une surpriiiise pour toi !
  • Elle est au moins bonne ta surprise ?
  • Bien sûr : je viens de nous réserver une croisière dans les Cyclades. Milos, Siphnos, Paros, Naxos, Delos, Mykonos, Tinos et Andros !
  • Chic ! Je nous imagine déjà sur notre bateau à voile, avec quelques autres voyageurs amoureux de la Grèce !
  • En fait, j’ai réservé une cabine sur le Sea Monster, nous serons 3500.
  • Ah, oui… À Tinos, il y a 5000 habitants. Ils vont apprécier de voir déferler 3500 touristes dans la journée. Et à Siphnos, avec 2600 habitants, la population va plus que doubler lorsque nous débarquerons. Ce sera un peu comme une invasion de sauterelles.
  • Rhôôôôh ! Et moi qui voulais te faire une surpriiiiise ! Ce sera un voyage tout confort. Les gros bateaux de croisière, c’est le progrès. Ce n’est pas parce que les Grecs de tes vieux livres naviguaient sur des coquilles de noix qu’il faut se priver d’un minimum de confort, non ?
  • Comment ça, des coquilles de noix ? Il y avait déjà de très gros bateaux dans l’Antiquité. Pas de la taille du Sea Monster, mais l’Alexandrine n’était pas une coquille de noix.
  • L’Alexandrine ? Nom d’un griffon déplumé, tu plaisantes ?
  • Pas du tout : un navire si gros que son propriétaire, le roi Hiéron II de Syracuse, n’arrivait pas à trouver un port assez vaste pour l’accueillir. Ce monstre des mers avait été conçu avec l’aide d’Archimède. Tiens, enfile tes pantoufles, cale-toi dans ton fauteuil préféré, et en fait de surprise, tu ne seras pas déçu.
  • Aïe ! Encore un vieux livre extrait de la bibliothèque… Fais attention, la poussière va tomber dans ma chope de bière !
  • Comme ta patience me semble plutôt limitée aujourd’hui, je te fais grâce du début de la description, et je commence à l’endroit où l’auteur qui décrit l’Alexandrine nous parle de la cargaison du navire.

On embarquait 60’000 tonneaux de blé, 10’000 conserves de poisson séché de Sicile, 20’000 talents de laine, et encore 20’000 talents d’autres marchandises. Il fallait y ajouter le ravitaillement pour l’équipage.

On rapporta à Hiéron que tous les ports, soit n’avaient pas les dimensions pour accueillir un pareil navire, soit présentaient un risque. Il décida par conséquent de l’envoyer en cadeau au roi Ptolémée, à Alexandrie. Il y avait en effet une pénurie de blé en Égypte.

Le navire fut donc acheminé vers Alexandrie, où il accosta. Hiéron honora également Archimélos, un poète qui avait écrit une épigramme sur le navire : il lui donna mille médimnes de blé, qu’il fit envoyer à ses frais au Pirée.

Voici le texte de l’épigramme :

Qui a assemblé sur terre cette poutraison géante ? Et quel maître l’a tracté au moyen de câbles infatigables ? Comment a-t-on fixé les planches sur les poutres de chêne, et avec quelle hache a-t-on taillé les chevilles pour fabriquer la coque ?

Il égale la hauteur de l’Etna, et avec ses parois des deux côtés, il est comparable à l’une des îles de la Mer Égée, dans les eaux des Cyclades. Oui, ce sont les Géants qui ont taillé ce bateau pour parcourir les routes du ciel !

Le sommet de ses mâts touche les étoiles, et ses tours blindées vont se perdre dans les nuages. Pour l’ancrage, on l’attache avec des amarres comparables à celle qu’utilisa Xerxès lorsqu’il voulut relier Abydos à Sestos [sur le détroit de l’Hellespont, aujourd’hui les Dardanelles].

L’inscription gravée récemment sur son flanc massif indique qui a fait rouler le navire sur sa quille depuis la terre ferme : on dit que ce fut Hiéron fils de Hiéroclès, le chef dorien de Sicile, qui a fait parvenir les riches fruits de la terre en cadeau à toute la Grèce et aux îles.

Poséidon, protège cette coque lorsqu’elle naviguera sur les flots bleutés !

[Archimélos, chez Athénée Deipnosophistes 5.209c]

  • … et que Poséidon protège aussi le Sea Monster, ma chérie ! J’ai déjà acheté les billets, il y avait une offre à 50%, ça ne se refuse pas. Tu t’occuperas de l’animation à bord en lisant du grec pour les 3500 passagers.

Une flamme dans la nuit antique

Affiche_2016_nbLa Nuit Antique organisée par les étudiants de l’Université de Genève démontrera combien l’Antiquité nous habite encore aujourd’hui. Quelques histoires de lampes pour éclairer le sujet.

Retenez les nuits du vendredi 15 et du samedi 16 avril 2016 : les étudiants de l’Université de Genève vous feront partager la Nuit Antique avec des spectacles, des ateliers, des démonstrations, de la nourriture, une procession, des expositions et bien d’autres choses encore.

Dans l’Antiquité, une des caractéristiques de la nuit était le manque d’éclairage : pas de réverbères, mais seulement des torches, des bougies ou des lampes à huile. Les lampes en particulier étaient les témoins privilégiés de la nuit, notamment dans l’intimité du logement.

Voici donc trois épigrammes, brefs poèmes de la période hellénistique où des lampes témoignent de l’amour, parfois de la jalousie de leurs propriétaires, dans l’obscurité de la nuit.

« Lampe d’argent, je suis le fidèle témoin nocturne des amours : Flaccus m’a offerte à Napé l’infidèle. Maintenant, je me consume à côté du lit de la parjure, observant son comportement honteux qui fait tant souffrir. Flaccus, de pénibles soucis t’empêchent de dormir ; mais toi et moi, séparés, nous brûlons. »

[voir Anthologie palatine 5.5 (Statyllius Flaccus)]

« Lampe, c’est par toi qu’Héracléa, lorsqu’elle était là, a juré à trois reprises qu’elle viendrait ; mais elle n’est pas là… Lampe, si tu es une divinité, punis la traîtresse ! Au moment où elle s’amusera avec son amant chez elle, éteins-toi et refuse-lui ta lumière. »

[voir Anthologie palatine 5.7 (Asclépiade)]

« Nuit sacrée, et toi, lampe, nous n’avons choisi personne d’autre que vous pour témoigner de nos serments : il a juré qu’il m’aimerait, et moi j’ai promis de ne jamais le quitter. Vous en êtes tous deux témoins. Or voici qu’il prétend que ces serments sont inscrits sur l’eau ! Et toi, lampe, tu le contemples dans les bras d’autres femmes. »

[voir Anthologie palatine 5.8 (Asclépiade)]

Amoureux ou jaloux, brûlées par la passion ou infidèles, que la Nuit Antique sache bien vous accueillir !

Mourir en mer loin des siens

shipwreckDe tout temps, mourir en mer loin des siens a constitué une terrible souffrance, non seulement pour les victimes directes, mais pour leurs proches également. Des épigrammes grecques de la période hellénistique et romaine témoignent de telles situations.

Il ne se passe pas une semaine sans que nous apprenions que des centaines de migrants ont péri en mer, naviguant sur des embarcations surchargées et incapables d’affronter les vagues. Les mots ne sauraient suffire à décrire l’horreur de la noyade. Pour les survivants restés au pays, il reste cependant une douleur d’un autre genre, celle de la perte d’un être cher dont on ne pourra même pas récupérer le corps pour lui rendre un dernier hommage. Dans l’Antiquité, on a parfois érigé des cénotaphes, tombes vides rappelant le souvenir du disparu. Celui-ci livrait un dernier message par le biais d’une inscription gravée sur le monument. Chaque passant, en lisant le texte, redonnait vie au défunt pour quelques instants.

« Moi Théris, même mort, poussé vers la côte par les vagues après mon naufrage, je n’oublierai pas le rivage qui me prive du sommeil. Car sur les écueils battus par les flots, près de la mer inhospitalière, j’ai reçu une sépulture des mains d’un étranger. Et toujours j’entends gronder, malheureux, même chez les morts, le vacarme horrible de la mer. Mes peines, Hadès ne les a pas endormies : seul, même mort, je gis sans goûter au repos léger. » [Épigramme d’Archias de Byzance ; voir Anthologie Palatine 7.278]

Ces textes poignants ont donné naissance à une forme de fiction littéraire, dans laquelle les poètes ont rivalisé pour exprimer cette douleur que nombre de Grecs ont dû connaître de façon intime. On désigne ces brefs poèmes sous l’appellation de nauagika « poèmes de naufragés ». Une sélection figure dans l’Anthologie palatine (7.263-294), une compilation d’épigrammes de la période hellénistique et romaine. Par ailleurs, une série d’épigrammes du poète Posidippe (IIIe s. av. J.-C.), redécouvertes au début du XXIe siècle, nous a livré plusieurs nouveaux nauagika.

« Je suis mort dans un naufrage ; et Léophantos a pris le soin de me pleurer, puis de m’ensevelir, alors que lui-même était pressé comme un voyageur en terre étrangère. Mais moi, je suis trop petit pour dire un grand merci à Léophantos. » [voir Posidippe, épigramme n° 94]

Le naufrage et la noyade signifiaient la destruction d’un espoir, d’un projet de vie. La disparition du corps ajoutait à la douleur de la famille.

« Lysidiké, ta chevelure ruisselle d’eau de mer, jeune fille au destin malheureux, naufragée qui as péri en mer. Dans les flots déchaînés, craignant la violence des vagues, tu es tombée de la nef creuse. Et ta sépulture prête une voix pour dire ton nom et ta patrie, Kymé, tandis que tes ossements sont trempés sur un froid rivage. C’est un sujet de vive douleur pour ton père, Aristomachos, qui t’accompagnait à tes noces et n’a pu amener ni une jeune fille ni même son cadavre. » [Épigramme de Xénocritos de Rhodes ; voir Anthologie Palatine 7.291]

[image adaptée de Wiki Commons http://commons.wikimedia.org ]

La mort de l’amant de Cléobule

jeune_homme_MarathonDe Cléobule et de son amant, il ne nous reste aucun souvenir, si ce n’est un court poème témoignant de leur brève relation, enflammée par l’ivresse.

Imaginons le jeune Cléobule alors qu’il sort de l’adolescence. C’est l’âge où le corps se transforme, où un duvet fait apparaître une barbe quelque peu clairsemée. La guerre n’a pas encore creusé de rides sur son visage et ses mains ; plus tard, les coups, les attaques ou les fuites enlaidiront son âme. Cléobule vit dans une cité grecque : est-ce Athènes, Milet, ou encore Alexandrie ? Si le poète nous en laisse le choix, optons pour Pergame, en Asie Mineure.

Au gymnase, Cléobule apprend à lire, à écrire, à compter ; il s’entraîne aussi mainte fois à la lutte avec ses camarades. Luisant au début, leur dos devient mat sous l’effet du sable collé à la mince couche d’huile dont ils s’enduisent avant les exercices. C’est peut-être à cette occasion que Cléobule a attiré le regard d’un homme plus âgé. Au contact visuel a succédé un discret hochement de tête lorsqu’ils se croisent dans les rues de la ville, puis un message tout à la fois ambigu et trop explicite. L’homme connaît son affaire, il n’en est pas à son coup d’essai.

Pour Cléobule, la partie s’annonce serrée. Les avances le flattent, mais il sait aussi qu’il ne doit pas répondre trop rapidement, ou il afficherait un empressement qui nuirait à sa réputation. Il attend donc que les messages se répètent, et qu’ils cèdent la place à quelques menus présents. Finalement, les deux se sont parlé, longtemps sans doute, et leurs peaux se sont peut-être touchées. Avec des amis, ils ont aussi fréquenté les banquets où l’on se passe la coupe tout en récitant des poèmes, en chantant, en riant, et parfois en pleurant sur la jeunesse qui passe trop vite. Les soirs de gaieté, on invite quelques courtisanes. D’autres fois, on choisit de ne presque pas diluer le vin dans le cratère, afin de forcer l’ivresse. Ah ! l’ivresse !

Cette relation ne durera pas, Cléobule le sait. Parvenu à l’âge d’homme, il devra quitter son amant pour assumer des responsabilités dans sa famille, et aussi dans sa cité. Ce qu’il n’a toutefois pas prévu, c’est que le lien se romprait si soudainement. Est-ce la guerre, ou la maladie, ou encore un stupide accident de cheval ? La pierre se tait sur les circonstances précises de la mort de l’amant.

Tout va tellement vite : on a placé l’homme sur un bûcher, et lorsque la braise s’est éteinte, Cléobule a recueilli la cendre, avec les quelques morceaux d’os calcinés qui seuls témoignent encore du fait que ce corps existait. L’amant ne participera plus aux banquets, il n’atteindra plus l’ivresse libératrice. Alors une dernière fois, Cléobule la lui offre, cette griserie, en mêlant le vin à la cendre, comme autrefois le sable se mêlait à l’huile de la palestre. Puis il verse le liquide dans une urne, qui sera placée sous terre. Ainsi le défunt rejoindra le monde d’Hadès, pourvu de la meilleure des recommandations, une offrande d’Éros à Hadès.

Afin de conserver le souvenir du disparu, Cléobule fait ériger une stèle de marbre. Désormais, la voix qui s’est tue à jamais répétera pour l’éternité le même message à Cléobule. Chaque fois qu’un passant s’arrêtera devant la tombe, il prêtera son souffle de vie au défunt pour redire encore une fois son amour pour le garçon.

« Si je meurs, Cléobule – car tandis que je gis, ce qui subsiste de moi dans la cendre reste plus que jamais livré au feu des jeunes garçons – je t’en supplie, enivre-moi de vin pur, avant de me déposer sous terre. Puis inscris sur mon urne : ‘Don d’Éros à Hadès’. » (voir Anthologie palatine 12.74).

Cette brève épigramme a été transmise par l’Anthologie Palatine, une vaste compilation d’épigrammes grecques de toutes les périodes de l’Antiquité. Le poème est attribué à Méléagre, actif entre le IIe et le Ier s. av. J.-C.

[Tiré de A. Kolde, D. Nelis, P. Schubert (éd.), Orphée au Colisée et le mystère du chant de la cigale. Choix d’épigrammes grecques et latines (Genève 2008)]

[Image : le jeune homme de Marathon, attribué à Praxitèle. Musée National d’Athènes]