Le retour du loooouuuup

Le loup fait de nouveau parler de lui en Valais. Faut-il l’abattre ou tenter la cohabitation ?

Quatorze moutons tués en Valais : le loup est un féroce carnassier. Il y a cinq ans, j’ai déjà évoqué le sujet avec une histoire de berger antique déguisé en loup. Entre-temps, nos loups helvétiques ne se sont pas calmés : ils ont continué à décimer les troupeaux, au grand dam des bergers d’aujourd’hui, et l’on évoque à nouveau la possibilité de tirer sur ces vandales sanguinaires. Alors, pour calmer les ardeurs des chasseurs valaisans, essayons de leur raconter une petite histoire, dans laquelle on verra que le loup, une fois de plus, n’est pas celui que l’on croyait.

La scène est tirée d’une tragédie attribuée – à tort – à Euripide, le Rhésos. Elle tire son titre d’un roi thrace, Rhésos, qui était venu donner un coup de main aux Troyens, assiégés par une coalition achéenne. Les Thraces ont été accueillis par Hector, fils de Priam.

Tandis que Rhésos et ses soldats dorment, Ulysse et Diomède lancent un raid de nuit contre le camp des Thraces. Profitant de l’obscurité, ils tuent de nombreux hommes et repartent avec les juments et le char de Rhésos, tels des voyous qui auraient cambriolé une villa et tué les occupants avant de s’enfuir dans la Porsche du propriétaire.

C’est le cocher de Rhésos qui raconte ce qui s’est passé :

« Hector nous avait désigné nos places pour la nuit et nous avait distribué le mot de passe. Vaincus par une écrasante fatigue, nous dormions. Il n’y avait pas de garde de nuit pour les troupes, les armes n’étaient pas alignées en bon ordre, et l’aiguillon à chevaux n’était pas placé près du joug des chevaux : en effet, notre roi avait entendu que vous aviez pris l’avantage et que vous menaciez déjà les proues des navires [achéens]. C’est pourquoi nous étions couchés sans précautions.

Mais moi, tiré du sommeil par un zèle qui me tient éveillé, je mesure d’une main généreuse du fourrage pour mes chevaux, car je devrai les atteler le matin pour engager un rude combat. Or voici que j’aperçois deux individus qui rôdent autour de notre armée, dans les profondeurs de la nuit. Dès que je bouge, ils prennent peur et se retirent. Je leur crie de ne pas s’approcher de l’armée – je les avais pris pour des alliés en quête de maraude. Ils ne répondent rien ; et je ne réponds pas davantage, mais je retourne me coucher.

Tandis que je dormais, j’eus alors une vision. Les juments dont j’avais le soin, et que je conduisais aux côtés de Rhésos, je les vis assaillies par des loups qui grimpaient sur leur croupe. Frappant de leur queue les flancs des juments, ils les mirent en mouvement, et elles renâclaient de leurs naseaux, soufflant furieusement et se cabrant sous l’effet de la peur.

Alors moi, je sors de mon sommeil pour défendre les juments contre les bêtes ; car la terreur qui m’a assailli pendant la nuit m’a rendu agité. Je soulève la tête et j’entends un gémissement de mourants. Un jet chaud m’atteint : c’est mon maître qu’on égorge ; il meurt dans la souffrance en répandant son sang. Je me relève, je bondis, mais je n’ai pas d’arme sous la main ; tandis que je cherche du regard une lance, que j’essaie d’en attraper une, je reçois un coup d’épée au flanc, porté par un homme vigoureux. Le coup vient clairement d’un glaive, la blessure a laissé un sillon profond. Je tombe la tête la première. Quant aux agresseurs, ils s’emparent de l’attelage et s’enfuient avec les juments. »

Euripide, Rhésos 762-798

Dans un demi-sommeil, le cocher a cru voir des silhouettes qui rappellent des loups. En fait, Ulysse et Diomède sont venus dans l’obscurité, couverts de peaux de loups pour se camoufler. Le brave cocher ne saisit pas tout de suite ce qui lui arrive, et quand il reçoit un coup d’épée, il est trop tard pour empêcher les deux Achéens de repartir avec le char de Rhésos. Je vous l’avais dit : le loup n’est pas toujours celui que l’on croyait ; parfois le loup est un homme.

Céder le pouvoir : exclu !

Gibson, John; Jocasta intervening between her Sons Eteocles and Polynices; https://www.royalacademy.org.uk/art-artists/work-of-art/O3073 Credit line: (c) (c) Royal Academy of Arts /

Mr. T et Mr. B veulent le pouvoir. Mr. T est viré, mais il s’accroche au pouvoir. Mr. B est frustré. Récit d’une lutte fratricide.

– Chérie, ces éleveurs de poulets de l’Arizona sont vraiment charmants. Je trouve seulement dommage qu’on leur ait volé l’élection, alors qu’ils avaient voté en masse pour Mr. T.

– Décidément, tu es incorrigible : d’abord, ce ne sont pas des poulets, mais des phénix. Tu en as d’ailleurs tellement mangé au fast-food l’autre jour que tu étais malade pendant la nuit des élections. Quant à la prétendue élection volée, je crois que tu accordes un peu trop de crédit aux Tweets de Mr. T…

– Mais je t’assure, ma chérie, il l’a écrit en MAJUSCULES. Nom d’un petit Crétois, il dit la vérité !

– C’est ça, et moi je suis la Pythie de Delphes et je t’assure que le pouvoir est une drogue. Les tyrans ne cèdent pas volontiers leur place. L’alternance du pouvoir ne signifie pas grand-chose à leurs yeux. Tiens, savais-tu que ton Mr. T a un illustre prédécesseur dans la personne du tyran de Thèbes ?

– Tu vas me dire que les Thébains avaient voté pour l’opposition…

– Mais non, les Thébains ne votaient pas. Cependant, Étéocle et Polynice, les fils d’Œdipe, s’étaient mis d’accord pour se partager le pouvoir en alternance, une année à la fois.

– Voilà qui est raisonnable. Seulement, ça n’a pas marché : car Étéocle, une fois vissé sur son trône de tyran de Thèbes, n’a plus voulu dévisser. Son frère Polynice, qui attendait son tour à Mycènes, a dû venir avec une armée pour réclamer son tour. Allez, laisse Fox News quelques minutes pour écouter comment Euripide met en scène Polynice, puis Étéocle, qui viennent tous deux dire à leur maman combien ils ont raison de vouloir le trône.

Elle est simple, la parole de vérité, et pour la justice, point n’est besoin de traductions compliquées : car elle frappe en plein dans le mille. Le discours injuste, en revanche, porte la maladie en soi, et il lui faut des remèdes habiles.

Moi, en quittant ma maison, je me suis soucié à la fois de mon intérêt et de celui d’Étéocle : il s’agissait d’échapper à la malédiction qu’Œdipe avait prononcée autrefois contre nous. J’ai quitté ce territoire de mon plein gré, et j’ai permis à Étéocle de régner sur notre patrie pour un cycle d’une année. (…) Lui, il était d’accord, il a prêté un serment par les dieux ; mais il n’a rien fait de ce qu’il avait promis. Voici qu’il s’accroche au pouvoir et retient ma part de notre maison. Or maintenant je suis prêt – si je reçois ce qui me revient – à renvoyer mon armée hors de ce territoire, et à administrer ma maison en prenant mon tour, puis à la céder à nouveau pour la même période. Je m’abstiendrai de dévaster ma patrie, et je ne placerai pas des échelles pour escalader les murailles ; mais si je n’obtiens pas justice, c’est bien ce que j’essaierai de faire.

Euripide, Phéniciennes 469-490

– Il m’a l’air un peu trop sûr de lui, ton Polynice : il a vraiment la justice pour lui ?

– Disons seulement que son frère est pire…

J’irais jusqu’à l’endroit du ciel où les astres se lèvent, j’irais jusque sous la terre, si j’en avais les moyens, pour posséder la plus grande des divinités, le Pouvoir. Ce trésor, mère, je ne veux pas le céder à un autre : je veux le garder pour moi.

Il ne serait en effet pas un homme, celui qui perdrait la meilleure portion pour prendre la moins bonne part. En outre, cela me ferait honte que Polynice, venu en armes pour dévaster ce territoire, obtienne ce qu’il veut. Ce serait un déshonneur pour Thèbes, si par peur d’une armée venue de Mycènes, j’abandonnais mon sceptre pour lui. Mère, il ne convient pas qu’il cherche un accord par les armes : car la discussion accomplit tout ce que réaliserait le fer des ennemis. Mais s’il veut habiter ce territoire sous d’autres conditions, soit ; je ne céderai cependant pas sur ce point : alors que je pourrais régner, vais-je m’asservir à Polynice ?

Euripide, Phéniciennes 504-520

– Alors tout est bien qui finit bien : Polynice vient avec son armée, il flanque une raclée à son vilain frère, et tout rentre dans l’ordre !

– Eh bien non : parce que, à vouloir se battre comme des chiffonniers pour avoir le pouvoir, les deux frères ont fini par s’entretuer. Ni l’un ni l’autre n’a pu garder le pouvoir.

– Je devrais peut-être essayer d’expliquer cela à Mr. T. Tiens, voilà une idée : je vais lui envoyer un Tweet, ça va marcher.

Mr. T, PLEASE LET Mr. B BE TYRANT, IT’S HIS TURN. YOU’RE FIRED.

Le prix d’une vie

Johann Heinrich Tischbein (env. 1780), Admète, Alceste et Héraclès

Alors que la crise du coronavirus n’en finit pas de sévir, certains s’insurgent contre les moyens engagés pour endiguer la pandémie, en particulier lorsqu’il s’agit de protéger des gens qui n’ont de toute manière plus longtemps à vivre.

Combien vaut une vie humaine ? 50 francs ? 50’000’000 francs ? Ou peut-être 500’000 francs par tranche d’une année ? Voici que surgit le spectre du tri des malades, et des voix discordantes se font entendre : pour les uns, il faudrait sauver tout le monde, à tout prix ; pour les autres, il faudrait limiter les montants investis dans le contrôle de la pandémie pour éviter que des portions entières de la population ne souffrent d’autres effets indésirables.

Le débat porte en particulier sur le sort réservé aux personnes âgées. Jusqu’où faut-il aller pour les protéger d’un virus qui ne fera qu’accélérer des décès inévitables ? Est-il judicieux de ruiner l’économie d’un pays pour offrir – au mieux – quelques années de plus à des gens qui ont déjà bien profité de la vie ? Mais a-t-on le droit d’évaluer le prix d’une vie humaine comme on le ferait avec une voiture dont la valeur diminue au fil des ans ?

Chacun trouvera sa réponse à de telles questions. Il vaut cependant la peine de relever le fait que le débat a déjà commencé il y a près de deux millénaires et demi. En 438 av. J.-C., Euripide met en scène l’Alceste, une tragédie au sujet palpitant. Le roi Admète a reçu d’Apollon un don particulier : s’il tombe malade, il aura le droit de repousser sa mort pour autant que quelqu’un accepte de mourir à sa place. Ses parents ont déjà bien vécu, mais ils voudraient encore faire une ou deux croisières dans les Cyclades ; c’est donc son épouse Alceste qui se sacrifie pour qu’Admète puisse vivre un peu plus longtemps.

Alceste meurt. Toutefois, la pilule a du mal à passer pour Admète : il trouve que ses parents auraient tout de même pu faire un effort. Aux funérailles, nous retrouvons Admète face à son père Phérès, auquel il adresse un discours chargé d’amertume.

« Si tu es ici près de ce tombeau, ce n’est pas parce que je t’y ai invité ; tu n’es pas le bienvenu. Ta couronne, Alceste n’en a que faire : elle n’a pas besoin de tes cadeaux au moment de recevoir les honneurs funèbres. J’aurais plutôt apprécié ta compassion au moment où j’allais moi-même mourir. Mais toi, tu t’es tenu à l’abri, tu as laissé quelqu’un d’autre mourir, un jeune, alors que toi tu es vieux ! Et tu viendrais pleurer sur ce cadavre ?

N’étais-tu donc pas vraiment mon père ? Et qu’en est-il de celle qui prétendait m’avoir mis au monde, celle qui, se parant du titre de mère, m’a donné naissance ? Aurais-je été placé en cachette au sein de ton épouse, alors qu’en fait je serais du sang d’une esclave ? Face à l’épreuve, tu as révélé ta vraie nature : je ne me considère pas comme ton fils. Tu bats tout le monde par la lâcheté, toi qui, à ton âge, au terme de ta vie, n’as pas voulu – ou n’as pas eu le courage – de mourir pour sauver ton fils.

Non, vous avez laissé ce soin à une femme venue d’ailleurs, elle que je pourrais à juste titre considérer à la fois comme ma mère et mon père. Et pourtant, tu as raté une occasion de mener un beau combat en donnant ta vie pour ton enfant, alors que de toute manière il ne te restait plus longtemps à vivre… Tous les bonheurs de la vie, tu en as profité : jeune, tu avais le pouvoir ; en moi, tu possédais quelqu’un pour hériter de ta maison ; tu n’aurais pas, privé de descendance, à la voir détruite par d’autres mains.

Ne dis pas que c’est parce que j’aurais manqué d’égards pour ton grand âge que tu m’aurais livré à la mort, alors même que je t’ai témoigné le plus grand respect ; et pour me remercier, voilà ce que toi et ma mère m’avez donné en échange ! Je te conseille de te dépêcher d’enfanter des fils qui prendront soin de ta vieillesse ; une fois que tu seras mort, ils te mettront dans un linceul et exposeront ton corps selon l’usage. En tout cas, ce n’est pas moi qui te rendrai les honneurs funèbres de mes propres mains ! Tu peux me considérer comme mort. Si je vois encore la lumière du jour, par la grâce d’un autre sauveur, c’est de lui que je me proclame le fils, l’ami et le soutien dans la vieillesse.

Pourquoi donc les vieillards appellent-ils la mort de leurs vœux ? Ils s’en prennent à leur grand âge, à la durée de leur vie. Or quant la mort est là, il n’y en a plus un seul pour vouloir mourir, et la vieillesse ne leur pèse plus autant ! »

Phérès, le père d’Admète, n’apprécie pas de se faire remonter les bretelles par son fils. Voyons maintenant sa réplique, qui sera tout aussi cinglante.

« Mon fils, à qui crois-tu adresser ces injures ? À un Lydien, ou à un Phrygien que tu aurais acheté avec ton argent de poche ? Ne sais-tu pas que je suis thessalien, né d’un père thessalien, homme libre de bonne famille ? Tu pousses trop loin : dans ton excès juvénile, tu projettes des mots contre moi, mais maintenant que tu les as lancés, tu ne t’en tireras pas ainsi.

C’est moi qui t’ai engendré ; pour faire de toi le maître de cette maison, je t’ai nourri et éduqué ; mais cela ne veut pas dire que je devrais mourir à ta place. Je n’ai jamais entendu parler d’un tel règlement paternel : quoi, les pères, mourir pour leurs fils ? Ce n’est pas grec non plus.

C’est pour toi que tu es né, assume aussi bien ton malheur que ton bonheur. Ce que tu pouvais attendre de nous, tu l’as. Tu commandes à de nombreux sujets, et je te laisserai de vastes terres, celles que j’ai reçues de mon propre père. Quel tort t’ai-je donc causé ? De quoi t’ai-je privé ? Tu n’as pas besoin de mourir pour moi, par plus que moi pour toi.

Tu as plaisir à contempler la lumière du jour ; et tu crois qu’un père, ça ne jouit pas ? Eh bien oui ! sauf erreur de calcul de ma part, j’en ai pour un moment à rester sous terre, alors que la durée d’une vie est brève, mais néanmoins douce. En tout cas, toi, tu n’as pas eu honte de te débattre contre la mort, et tu es bien vivant, maintenant que tu as dépassé le temps de vie qui t’était attribué, et c’est sa mort à elle que tu as causée ! Ensuite, tu me reproches ma lâcheté, espèce de salaud, alors que tu t’es laissé faire par une femme qui a devancé ta mort, tout mignon que tu es !

Tu as trouvé un bon truc pour ne jamais mourir : à chaque fois, il te suffit de convaincre celle qui est alors ton épouse de te remplacer pour mourir. Et tu te permets d’insulter tes proches lorsqu’ils refusent de faire de même, alors que tu te comportes comme un salaud ? Tais-toi : tu penses bien que si toi, tu aimes ta petite vie à toi, tous aiment la leur. Alors si tu me parles mal, tu vas m’entendre te parler mal, et il y en aura des choses à dire, et ce ne seront pas des mensonges. »

[Euripide, Alceste 629-705]

Entre Admète et son père Phérès, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. Dans le fond, seule Alceste s’en sort avec les honneurs. Après ce vif échange, chacun décidera du prix d’une vie.

Peut-on rire du coronavirus ?

Ceux qui ont perdu un parent, un proche ou des amis n’auront pas le cœur à rire, on les comprend. Pourtant, le rire peut devenir la seule arme pour affronter l’insupportable.

Le coronavirus nous pourrit la vie : il a tué des gens par milliers, perturbé notre vie sociale, brisé la vie professionnelle de nombre d’individus, et ne semble pas prêt à retourner dans la forêt d’où il est probablement venu. On en a marre, du Covid ! Pourtant, même l’horreur est parfois moins insupportable avec le rire : le réalisateur Roberto Benigni l’a bien montré avec son film La vita è bella, dans lequel un père protège son enfant de la barbarie d’Auschwitz en se servant du rire. Alors voyons si Aristophane peut nous aider à passer le cap.

Lécythe à figure rouge, env. 475-450 av. J.-C. Pilier hermaïque à Athènes.

Dans les Grenouilles, le poète comique imagine que le dieu Dionysos s’est rendu dans l’Hadès pour en ramener un poète tragique. Il doit choisir entre Eschyle – tenant de la tradition ancienne – et Euripide – innovateur décrié. Le passage qui suit est une adaptation d’un échange célèbre entre Eschyle et Euripide, arbitré par Dionysos. Dans l’original, il y est question de la perte à répétition d’un lêkythion (une petite fiole à huile). La recette comique exploitée par Aristophane peut cependant être appliquée à un vilain virus que nous ne connaissons que trop bien… Voici donc comment Eschyle se propose de démolir les prologues des pièces d’Euripide.

Eschyle – Eh bien, je ne vais pas chercher la petite bête dans chacune des tes expressions, mot par mot : avec l’aide des dieux, je vais anéantir tes prologues au moyen du Covid.

Euripide – Avec le Covid ??? toi ? mes prologues ?

Eschyle – Tout simplement ! Oui, tu composes tes vers de manière à ce que tes trimètres iambiques attrapent tout : une petite grippe, un petit rhume, une petite vérole. D’ailleurs je vais t’en faire la démonstration.

Euripide – Ah oui ? toi, tu vas le démontrer ?

Eschyle – Sûr.

Dionysos – Bon, allons-y !

Euripide – « Aigyptos, comme le bruit s’en est répandu, avec ses cinquante fils, approchait à la rame d’Argos…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Qu’est-ce que c’était que cette histoire de Covid ? Il va le regretter. Allez, lis-lui un autre prologue, pour que je voie si ça marche de nouveau.

Euripide – « Dionysos, le thyrse à la main, vêtu de peaux de faon, entouré de torches, bondissait sur le Parnasse en menant son chœur…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Horreur ! Nous voici à nouveau frappés par le Covid !

Euripide – Mais ça ne va pas continuer ainsi : ce prologue-ci, il n’arrivera pas à l’infecter avec le Covid. « Il n’existe aucun homme qui soit heureux en toute chose : car l’un naquit dans une famille noble mais n’eut pas de moyen de subsistance, tandis qu’un autre vint au monde dans une famille vile…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Euripiiiide !

Euripide – Quoi donc ?

Dionysos – Je crois qu’il faut laisser tomber : ce Covid va nous couper le souffle.

Eschyle – Ah non, par Déméter, je m’en fous ! Parce que maintenant, je vais le casser.

Dionysos – OK, alors lis-lui un autre prologue ; mais fais gaffe au Covid !

Euripide – « Kadmos, fils d’Agénor, quitta un jour la ville de Sidon…

Eschyle –  …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Mais c’est pas possiiiible, ce type ! Trouve-toi un vaccin contre le Covid, sinon, il va nous abîmer nos prologues.

Euripide – Quoi ? Tu veux que je trouve un vaccin ?

Dionysos – Fais-moi confiance sur ce coup-ci.

Euripide – Ah non ! J’en ai beaucoup, des prologues, qu’il ne parviendra pas à infecter avec le Covid. Tiens : « Pélops, fils de Tantale, se dirigeait vers Pise avec son attelage rapide…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Tu vois, il lui a de nouveau passé le Covid ! Bon, mon brave, n’attends pas, paie-le par tous les moyens : pour une obole, tu auras des soins de première classe.

Euripide – Non, par Zeus, pas encore ! J’en ai encore des tas. « Un jour, Œnée était aux champs…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Euripide – Mais laisse-moi au moins dire tout le vers ! « Un jour, Œnée était aux champs pour rassembler des épis en vue d’une offrande aux dieux…

Eschyle – …lorsqu’il eut le Covid. »

Dionysos – Pendant qu’il faisait son offrande ? Et qui le lui a refilé ?

Euripide – Laisser tomber, mon pote. Il peut toujours essayer avec celui-ci. « On a rapporté une histoire véridique à propos de Zeus… »

Dionysos – Tu vas me tuer ! Tu vois bien qu’il va dire « …lorsqu’il eut le Covid. » Ce Covid colle à tes prologues comme un virus sur les mains !

[adaptation d’Aristophane, Les Grenouilles 1198-1247]

Adieu à la confidentialité

clipart-mail-message-1560x1560Tous nos courriers peuvent être interceptés, toutes nos données confidentielles finissent tôt ou tard entre les mains de tiers.

Le récent scandale autour de Facebook n’a fait que souligner un fait bien connu : lorsque nous communiquons avec des tiers, rien ne peut garantir la confidentialité de nos échanges électroniques. Nos données personnelles peuvent finir entre les mains d’inconnus, tandis que nos courriels risquent à tout moment de finir sur la place publique.

Comment réagir ? Revenir à des messages sur papier ? C’est probablement une mauvaise idée : les héros grecs s’envoyaient déjà des courriers confidentiels, mais de tels envois pouvaient être interceptés.

Commençons avec l’histoire de Bellérophon. Ce héros vivait en Argolide, au service du roi Proitos. Or la reine était amoureuse de Bellérophon et voulait coucher avec lui. Devant le refus de notre héros, l’épouse de Proitos fit croire à son mari que Bellérophon avait cherché à la séduire. Le roi, furieux, décida de se débarrasser de celui qu’il croyait être son rival. Voici ce qu’Homère nous raconte à ce propos :

« [Proitos] reculait devait l’idée de le tuer car il était pris par un scrupule religieux. Il envoya donc Bellérophon en Lycie en lui confiant un message fatal : sur une tablette pliée, il avait gravé un message porteur de mort, qu’il lui demanda de montrer à son beau-père pour que Bellérophon périsse. »

[Homère Iliade 6.167-171]

Ce passage contient l’ébauche d’un système de transmission de messages confidentiels : il s’agit d’une tablette pliée en deux et vraisemblablement protégée par un sceau. Bellérophon transporte le message, mais ne peut pas l’ouvrir. Il ignore donc que Proitos demande à son beau-père en Lycie de se débarrasser de Bellérophon.

Que se passe-t-il lorsque le porteur du message enfreint la confidentialité et ouvre la tablette ? Il faut se tourner vers l’historien Thucydide pour trouver un tel cas.

« [Un messager] s’était rendu compte qu’aucun des messagers qui l’avaient précédé n’était rentré, ce qui l’effraya. Il contrefit donc le sceau (qui fermait le message) pour que, s’il s’avérait qu’il s’était trompé ou si l’expéditeur lui redemandait la lettre pour y apporter une modification, son indiscrétion passe inaperçue. Il ouvrit le message, dans lequel ses soupçons s’avérèrent fondés : il y trouva un ordre de supprimer le messager. »

[Thucydide 1.132]

En accédant au contenu de la lettre qu’il portait, le messager a donc sauvé sa peau. Or ce message contient aussi la preuve que l’expéditeur est un traître à sa patrie. Le messager se transforme alors en lanceur d’alerte et dénonce son maître aux autorités, ce qui produira le premier cas d’écoutes secrètes.

L’histoire de Bellérophon, à laquelle répond l’anecdote rapportée par Thucydide, met en évidence un problème fondamental : quelles sont les limites de la confidentialité ? Est-il justifié d’ouvrir un courrier pour prévenir une éventuelle action criminelle ? Mais alors, ne devrait-on pas ouvrir tous les courriers puisqu’on ne sait pas à l’avance lesquels contiendraient des éléments compromettants ?

Laissons le dernier mot à Ménélas, qui intercepte un message confié à un serviteur par Agamemnon.

« Le serviteur : ‘Tu n’avais pas le droit d’ouvrir le message que je portais !’

Ménélas : ‘Mais toi, tu n’avais pas à porter un message qui causait un préjudice à tous les Grecs !’ »

[Euripide Iphigénie à Aulis 307-308]

Maman, où es-tu ?

alcesteUn jeune homme cherche désespérément à retrouver sa mère disparue : une quête millénaire

Touchante histoire que celle d’un jeune homme qui cherche à retrouver sa mère : abandonné à l’âge de trois ans, il investit maintenant les réseaux sociaux dans l’espoir que quelqu’un, quelque part, saura lui dire où se trouve celle qui l’a mis au monde. Alors que la police semble avoir identifié les restes de ce qui était vraisemblablement le corps de sa mère, le fils veut toujours croire à une réunion possible.

Notre jeune homme ne s’en doute pas forcément, mais il prolonge aujourd’hui une quête qui remonte à des temps immémoriaux. On pense tout d’abord au jeune Télémaque quittant l’île d’Ithaque pour aller chercher des nouvelles de son père Ulysse, parti pour Troie alors que Télémaque n’était qu’un nouveau-né. Et puis, il y a Œdipe, exposé sur la montagne de l’Hélicon : après avoir été miraculeusement recueilli par un berger, il épouse sans le savoir sa propre mère, Jocaste ; lorsqu’il découvre la terrible vérité, il se crève les yeux.

Fort heureusement, certaines de ces histoires se terminent mieux que celle d’Œdipe. Ainsi par exemple, les frères Acamas et Démophon retrouvent presque par hasard leur propre grand-mère Aethra tandis qu’ils participent à la prise de Troie. Dans la furie du combat, ils manquent de tuer une vieille femme qui révèle in extremis son identité : elle est la mère de Thésée, et par conséquent leur propre grand-mère ! Les deux frères peuvent ainsi recueillir l’ancêtre perdue et la ramener à la maison. Ce récit figure dans la Suite d’Homère, un poème grec du Haut Empire composé par Quintus de Smyrne. Celui-ci a été affublé du titre de « pire poète de l’Antiquité » par un critique allemand. À vous de juger, au moins à partir de la traduction d’un passage :

« C’est à ce moment que la mère du grand Thésée tomba sur l’endurant Démophon et sur Acamas tandis qu’ils la cherchaient dans la ville. Un dieu l’avait mise sur leur chemin. Dans sa détresse, elle cherchait à échapper aux combats et à l’incendie. Quand ils l’aperçurent à la lueur des flammes, ils eurent l’impression de voir, par la stature et le corps, la divine épouse de Priam, descendant des dieux. Aussitôt, ils s’en emparèrent afin de la prendre pour les Danéens. Mais elle poussa des cris terribles et dit :

‘Non, honorables enfants des guerriers argiens, ne m’emmenez pas vers vos vaisseaux comme une part de butin : car je vous assure que je ne suis pas de la race des Troyennes ! Dans mes veines coule le noble sang glorieux des Danéens, puisque Pitthée m’a engendrée à Trézène, et que le divin Égée m’a prise pour épouse. Mais je vous en prie, au nom des charmants enfants du grand Zeus, s’il est vrai que les fils de l’irréprochable Thésée sont venus ici avec les fils d’Atrée, présentez-moi à eux : car ils sont en train de me chercher dans la foule. Je crois bien qu’ils sont du même âge que vous. Je pourrai à nouveau respirer si je les vois tous deux vivants et en bonne forme.’ »

[voir Quintus de Smyrne, La suite d’Homère 13.496-517]

texte grec     traduction française

On imagine sans peine la joie d’Acamas et Démophon, qui peuvent révéler à la vieille femme qu’ils se sont retrouvés : ce ne sont alors qu’embrassades, baisers et larmes entre les deux jeunes gens et leur grand-mère.

Autres retrouvailles heureuses, celle d’Ion, un jeune homme installé à Delphes où il assiste les prêtres dans leur office. Comme Œdipe, il a été exposé à la naissance : sa mère, une Athénienne du nom de Créüse, ne pouvait pas avouer que le dieu Apollon l’avait rendue enceinte. Dans la pièce d’Euripide intitulée Ion, on assiste au séjour de Créüse à Delphes, pour des raisons que nous n’expliquerons pas ici (lisez Euripide, cela en vaut vraiment la peine). Toujours est-il que Créüse est sur le point d’empoisonner le jeune Ion, dont elle ignore qu’il est le fils qu’elle a abandonné vingt ans plus tôt. La tentative est éventée au dernier moment, Ion en réchappe et il va faire exécuter la criminelle lorsque la Pythie lui remet – fort opportunément – divers objets qui l’accompagnaient au moment où il a été exposé, puis recueilli. À la vue de ces objets, Créüse pousse un cri…

« Créüse – Ah ! quel spectacle inattendu s’offre à mes yeux !

Ion – Toi, tais-toi : tu ne m’as apporté que des ennuis jusqu’à présent.

Créüse – Mais je ne peux pas me taire ! Arrête de me faire la leçon. Je vois en effet le berceau dans lequel, autrefois, je t’ai exposé, mon enfant, alors que tu n’étais qu’un nouveau-né, dans la grotte de Cécrops, au pied de la Grande Falaise. Je veux bien quitter cet autel [où je me suis réfugiée], même si je dois en mourir.

Ion – Saisissez-là ! Elle est possédée par un dieu, à vouloir quitter la protection des statues sur l’autel. Qu’on lui attache les mains.

Créüse – Même si vous me tranchez la gorge, vous ne sauriez m’arrêter : car je ne te lâcherai pas, et je ne me séparerai ni de ce berceau ni de son contenu. »

[voir Euripide Ion 1395-1405]

Ion décide de mettre à l’épreuve cette femme qui affirme être sa mère : elle doit lui décrire les objets déposés dans le berceau. Créüse passe l’interrogatoire sans la moindre erreur, Ion reconnaît alors qu’il se trouve bien face à sa mère :

« Ion – Ma très chère maman, quel plaisir de te voir et de toucher ton cher visage !

Créüse – Mon fils, lumière plus intense que le soleil pour une mère – le dieu Soleil voudra bien me pardonner –, je te tiens dans mes bras, découverte inattendue ! Et moi qui croyais que tu avais rejoint la demeure de Perséphone, dans le monde souterrain… »

[voir Euripide Ion 1437-1442]

Émouvantes retrouvailles entre un fils et sa mère perdue depuis la naissance : espérons que cette scène d’Euripide constitue un heureux présage pour un jeune homme qui a su, quant à lui, émouvoir les réseaux sociaux.

[image : Jean-François-Pierre Peyron, Alceste mourante (1785 ; détail). Là, ce ne sont pas des retrouvailles, mais plutôt l’inverse : Alceste se sacrifie pour son mari et meurt en laissant de jeunes enfants.]

Perte de maîtrise du véhicule : 1 héros mort

accidentLes premiers accidents de la circulation remontent à l’âge des héros. Récit d’un épisode particulièrement saisissant qui a fait d’Hippolyte l’une des premières victimes de la route.

Bonne nouvelle : le nombre des accidents de la route est en constante diminution, du moins en proportion du nombre d’habitants. Les voitures sont toujours plus sûres, les règles plus strictes, et nous sommes régulièrement sermonnés sur les dangers de la vitesse et de l’alcool (ou des deux combinés). Idéalement, il faudrait éradiquer le mal comme on lutte contre la polio ou la petite vérole, pour arriver à zéro mort sur la route. Nos autorités s’y emploient avec un zèle remarquable, au point qu’on en vient à se demander si l’excès de régulation ne va pas nous transformer tous en piétons. Les réactions ne manquent pas.

En cas de succès (improbable), notre administration signerait une victoire contre un fléau vieux de plusieurs millénaires : car dès l’âge des héros de la mythologie grecque, on recense des accidents de la route. Il y a Oinomaos, dont on a trafiqué le véhicule pour l’envoyer dans les décors ; ou le jeune Phaéthon, qui convainc son père le Soleil de lui prêter son char et perd la vie dans cette virée imprudente. Dans le catalogue des faits divers de la Grèce ancienne, arrêtons-nous sur le triste cas d’Hippolyte.

Phèdre se consume d’amour pour Hippolyte, le fils que son époux Thésée a eu d’un premier lit. Pour le dire autrement, Phèdre est la belle-mère – ou la marâtre – d’Hippolyte. Comme elle ne parvient pas à ses fins, elle se pend, laissant un message accusateur et mensonger dans lequel elle prétend avoir subi les avances d’Hippolyte. Thésée n’a plus l’esprit aussi vif que dans le passé, et en plus il revient d’un voyage qui lui a causé bien des soucis. Il trouve son épouse morte, un message accusateur, et un fils qui – par fierté – refuse de s’expliquer : il n’en faut pas plus pour qu’il lance une malédiction contre Hippolyte, en revendiquant l’aide du dieu Poséidon.

Hippolyte laisse son père dans une fureur noire et, banni, il prend les rênes de son attelage. La suite, nous l’apprenons par un serviteur qui a assisté au désastre :

« Nous étions près du rivage baigné par les vagues, en train de peigner le crin de nos chevaux, et nous pleurions : car quelqu’un était venu nous annoncer qu’Hippolyte ne remettrait plus les pieds dans ce pays parce que tu l’en avais ignomineusement chassé. Et lui arriva, pleurant autant que nous sur le rivage ; il était accompagné par une foule d’amis et un rassemblement de gens de son âge. Au bout d’un moment, il s’arrêta de gémir pour dire : ‘À quoi bon me faire du mauvais sang ? Il me faut obéir aux ordres de mon père. Serviteurs, attelez mes chevaux au char ; je ne suis plus chez moi dans cette cité.’

Alors tout le monde se dépêche, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, nous avons disposé les juments près de notre maître. Il détache les rênes du rail (où elles sont fixées), les saisit dans ses mains et ajuste ses pieds dans les cale-pieds. Puis il commence par étendre les bras en invoquant les dieux :

‘Zeus, si je suis un malfaiteur, puissé-je ne plus exister ! Mais, soit que je sois mort soit que je contemple la lumière, que mon père se rende compte qu’il me déshonore !’

Sur ces entrefaites, il saisit l’aiguillon dans ses mains et lance ses juments. Nous, ses serviteurs, nous accompagnons le char en nous tenant non loin du mors (des juments), et nous suivons notre maître sur la route directe qui va d’Argos à Épidaure. Nous arrivons dans une contrée déserte, et là il y a un promontoire qui s’avance déjà en direction du Golfe Saronique.

C’est alors que se fait entendre un son sorti de la terre, comme le tonnerre de Zeus, un profond mugissement, effrayant à entendre. Les juments redressent la tête, tendent les oreilles vers le ciel ; et nous, nous sommes saisis d’une violente frayeur : d’où peut bien venir ce bruit ? Nous dirigeons nos regards vers le rivage battu par les flots, et nous voyons une vague extraordinaire qui se dresse jusqu’au ciel, au point de masquer à nos regards les rives de Sciron ; elle cache aussi l’Isthme (de Corinthe) et les falaises d’Asclépios !

Ensuite, la vague enfle et bouillonne en une écume abondante qui, dans un gonflement marin, s’élance vers la côte, là où se trouve le char et son attelage. Bruyamment, dans un triple élan, la vague produit alors un taureau, bête monstrueuse. La terre s’emplit et résonne tout entière de son mugissement effrayant, et ce spectacle dépasse ce que nos yeux peuvent supporter.

Soudain, les juments sont saisies d’une terrible peur. Leur maître, bien familiarisé avec le comportement des chevaux, saisit les rênes entre ses mains, s’arc-boute comme un marin le ferait sur la poignée de son gouvernail, et il enlace les courroies autour de son corps.

Mais les juments mordent à pleines mâchoires le mors travaillé au feu et elles tirent violemment, sans plus reconnaître ni la main de leur pilote, ni les rênes, ni le char bien ajusté. Et lorsqu’il dirige la course du char vers un terrain plus carrossable, le taureau surgit devant eux, les forçant à changer de direction, semant la folie dans l’attelage terrorisé ; tandis que si, dans leur emportement, les juments sont poussées vers les rochers, il s’approche en silence et les accompagne en se tenant le long du char. Cela dure jusqu’à ce qu’une roue heurte une pierre et qu’Hippolyte soit projeté hors du char.

Tout est sens dessus dessous : les rayons des roues, les chevilles des essieux explosent. Et le malheureux, empêtré dans ses rênes, est traîné par ces liens dont il ne parvient pas à se défaire. Sa tête délicate est écrasée contre les rochers qui lui déchirent les chairs, et lui pousse ce cri terrible à entendre : ‘Arrêtez-vous, mes juments que j’ai nourries à la mangeoire ! Ne me détruisez pas ! Ah ! misérable malédiction de mon père… Qui voudrait assister et sauver un homme de bien ?’

Quant à nous, nous sommes pleins de bonne volonté, mais trop tard : nous l’avons laissé tomber. Et lui, libéré de ses liens – je ne sais pas comment il avait réussi à couper les courroies – tombe à terre, respirant encore un dernier souffle de vie. Les juments ont disparu, de même que le monstre funeste, volatilisé dans je ne sais quelle anfractuosité du sol. »

[voir Euripide, Hippolyte 1173-1254]

Hippolyte, mourant, est amené sur une civière auprès de son père, qui ne peut que récolter le dernier soupir du jeune homme. La prochaine fois que vous prendrez la route, prudence : il n’y peut-être plus de taureaux sauvages, mais Poséidon pourrait susciter sur votre chemin des visions éthyliques d’éléphants roses.

[image : Dieudonné Auguste Lancelot, Accident de voiture (1860)]

Donner sa vie pour une cause

sacrifice_iphigeniePeut-on, doit-on sacrifier son existence au nom d’une cause qu’on juge noble ? Iphigénie a fait ce choix.

Au cours de l’année 2015, nous avons vécu divers événements qui ont passablement brouillé nos repères. Des dessinateurs à l’humour bête et méchant ont payé de leur vie leur impertinence, au nom de la liberté d’expression. Des assassins bêtes et méchants les ont éliminés, croyant défendre un sentiment religieux. Certains de leurs acolytes ont massacré une foule d’innocents et ont renoncé à vivre, usurpant là aussi – après lavage de cerveau – une étiquette religieuse.

Dans ce fouillis d’idées bizarres et contradictoires, comment s’y retrouver ? Où sont les héros ? Peut-on réellement donner sa vie pour une cause ? Le don de soi désintéressé existe-t-il ? Le cas du sacrifice d’Iphigénie constitue une invitation à la réflexion.

Iphigénie est la fille d’Agamemnon, roi d’Agamemnon. Ce dernier, à la tête d’une coalition de princes argiens, danéens et achéens, part pour Troie afin de reprendre l’épouse de son frère Ménélas. La belle Hélène – car c’est d’elle qu’il s’agit, bien sûr – a suivi un peu trop facilement le beau Pâris, un prince troyen.

La flotte se rassemble à Aulis, sur la côte est de la Grèce, avant de traverser la Mer Égée. Là, pour des raisons sur lesquelles nous ne nous arrêterons pas, la déesse Artémis se fâche contre Agamemnon et bloque les navires : plus un souffle de vent pour accompagner leur traversée. Un devin révèle alors à Agamemnon que, s’il veut pouvoir lever l’ancre, il devra tout d’abord sacrifier à Artémis sa fille Iphigénie.

Singulier dilemme pour un père : d’un côté, il se doit d’être loyal envers son frère Ménélas, et il ne peut perdre la face vis-à-vis de son armée ; de l’autre, on lui demande bel et bien de sacrifier sa propre fille… Dans un premier temps, le sens du devoir l’emporte. Agamemnon fait venir son épouse et sa fille sous prétexte de marier Iphigénie au héros Achille, mais il s’apprête en fait à laisser égorger la jeune fille. Achille découvre la manœuvre ; il entre dans une colère noire. Finalement, Agamenon, pris de remords, se ravise et renonce à son funeste projet. C’est alors qu’Iphigénie elle-même provoque un retournement de situation inattendu : car elle décide tout de même, de son plein gré, de se laisser sacrifier au nom de l’intérêt général.

Voyons les raisons avancées par Iphigénie à sa mère pour la convaincre d’accepter son choix :

« J’ai décidé de mourir ; mais je veux le faire de manière glorieuse, sans la moindre bassesse. Examine donc la situation avec moi, mère, et vois comme mes paroles sont judicieuses. C’est sur moi que toute la puissance de l’Hellade porte son regard en ce moment, et c’est de moi que dépend que les navires puissent traverser la mer pour semer la désolation chez les Phrygiens ; de moi aussi, que les Barbares ne puissent plus à l’avenir enlever les femmes de la Grèce bienheureuse, et qu’ils paient pour avoir corrompu Hélène, enlevée par Pâris. Voilà tout ce que je sauverai par ma mort, et je jouirai d’une renommée bénie pour avoir donné la liberté à l’Hellade.

En effet, il ne me faut pas m’attacher trop fortement à la vie. Car c’est pour tous les Hellènes, et non pour toi seule, que tu m’as mise au monde. Il y a des milliers d’hommes armés de leurs boucliers, des milliers avec les mains sur leur rame. Leur patrie a subi un outrage, et ils seront prêts à attaquer l’ennemi, à mourir pour l’Hellade, et ma petite vie, toute seule, empêcherait tout cela ? De quel argument légitime disposerais-je pour leur répliquer ?

Et voici une autre raison dont nous devons tenir compte : il ne faut pas qu’Achille se batte avec tous les Argiens pour une femme, et il ne doit pas en mourir. D’ailleurs, un seul homme mérite plus de voir la lumière du jour que dix mille femmes.

Mais si Artémis a décidé de prendre ma vie, m’opposerai-je, moi, une mortelle, à une déesse ? Impossible ! Ma vie, j’en fais don à l’Hellade. Sacrifiez-moi et faites tomber Troie ! Ce sera un monument à ma mémoire pour l’éternité, en guise d’enfants, de mariage et de gloire. »

[voir Euripide, Iphigénie à Aulis 1375-1399]

On est bien loin de ces jeunes banlieusards qui, croyant défendre une cause religieuse, ont en fait opté pour un suicide en feu d’artifice qui leur a permis de surcroît de se défouler à coups de fusils automatiques. Alors que les assassins du Bataclan ont laissé leur vie dans un acte de désespoir, Iphigénie revendique l’intérêt général pour justifier sa propre mise à mort.

Ne soyons toutefois pas dupes : cette Iphigénie en fait presque un peu trop. C’est une héroïne fabriquée par un dramaturge athénien pour un public qui – rappelons-le – est engagé à l’époque dans une guerre sanglante contre les cités du Péloponnèse. La pièce a été mise en scène aux alentours de 408-406 av. J.-C. ; deux ans plus tard, Athènes s’effondrera face à Sparte. Une héroïne qui se sacrifie pour sa patrie, cela tombe particulièrement bien pour encourager des hoplites athéniens à verser leur sang pour la cité.

Iphigénie reflète aussi des positions qui ont contribué à l’étiquette de misogyne collée à Euripide. Quoi ? Une femme ne vaudrait pas dix mille hommes ? Là, Sainte Iphigénie pousse un peu loin l’abnégation. Et en plus, elle veut bien se sacrifier pour éviter qu’Achille n’aille casser la figure à son papa.

Le cas d’Iphigénie montre que, lorsqu’il est question de sacrifier sa vie, les choses ne sont jamais simples. Le désintéressement pur n’existe probablement pas, et l’on pourrait douter qu’il soit même souhaitable.

[image : d’après Corrado Giaquinto, Le sacrifice d’Iphigénie, 1760]

Quand vais-je mourir ?

passerelle_neuchatel_nbNous ignorons tous l’heure de notre mort, du moins pour l’instant : car des recherches récentes permettraient de prédire le temps qu’il nous reste à vivre. Fantasme ou réalité ? La question nous hante depuis l’Antiquité

Des chercheurs de King’s College London auraient trouvé un moyen d’identifier dans le sang divers facteurs permettant de prédire le temps qu’il nous reste à vivre.

Ces chercheurs ne peuvent évidemment pas prendre en compte la possibilité que, demain, vous tombiez dans un escalier et vous rompiez le cou. Un tel exploit scientifique exerce néanmoins une forte fascination sur nous car il tente de répondre à une question qui nous taraude depuis des temps immémoriaux : vais-je mourir demain, dans deux ans ou dans un demi-siècle ?

Par une étrange coïncidence, la même question se trouve au cœur d’un film récent de Jaco van Dormael, Le Tout Nouveau Testament. Avec une impertinence inimitable, Benoît Poelvoorde prend le rôle de Dieu, établi à Bruxelles à l’étage supérieur d’un immeuble d’où il contrôle la vie des hommes en vertu de ce qu’il appelle la « loi de l’emm…ment maximal » : un malheur n’arrive jamais seul. Or voici que la fille de Dieu (!) parvient à communiquer à chaque humain le temps qu’il lui reste à vivre. Pourvus de cette connaissance, comment réagissent les mortels ? Entre des pitreries grossières et quelques trouvailles d’une profondeur remarquable, ce film joue lui aussi avec le fantasme de la connaissance du moment de notre mort.

Les Grecs étaient déjà habités par le même fantasme. Ils ont donc cherché à percer le mystère de l’heure de leur mort grâce à diverses méthodes liées à la divination. Nous en possédons des témoignages concrets que nous ont livrés des Grecs installés en Égypte sous l’Empire romain, aux débuts de l’ère chrétienne. Recueillant les fruits d’une sagesse développée déjà sous les Pharaons, ils ont constitué des manuels permettant à divers spécialistes de renseigner leurs clients non seulement sur l’heure de leur mort, mais sur de nombreux autres détails de leur vie future.

L’une des méthodes les plus populaires était connue sous le nom de Sortes Astrampsychi, c’est-à-dire « Tirage au sort selon la méthode d’Astrampsychos ». Le nom de l’inventeur est un croisement entre les astres (astra) et l’âme (psyche) ; tout un programme… Le manuel produit par Astrampsychos contenait une centaine de questions prédéterminées, telles que :

  • Survivrai-je à ma maladie ?
  • Hériterai-je de ma mère ?
  • Mon épouse fera-t-elle une fausse couche ?
  • Ai-je été empoisonné ?

Chacune des questions était accompagnée de plusieurs réponses prédéterminées. Par un système de tirage au sort qu’il serait trop compliqué d’expliquer ici, le sujet recevait la réponse correspondant à son cas personnel.

Il existait d’autres méthodes pour essayer de répondre à la question de la mort qui nous attend tous. Les Grecs établis en Égypte romaine étaient, dans une certaine mesure, les héritiers de l’époque des Pharaons. Ils avaient aussi adopté la pratique de l’astrologie, à laquelle ils accédaient par divers manuels, en prose ou en vers. Il nous reste notamment quelques fragments d’un long poème astrologique attribué à un certain Anoubion. Voici un extrait de ce poème, tel qu’il a été préservé par un papyrus du IIIe s. ap. J.-C. conservé à la Bibliothèque de Genève :

« Si l’Enflammé (la planète Mars) occupe l’Hypogée, si le Brillant (Saturne) est au Couchant et si Cypris (Vénus) est à l’Ascendant, (celui qui naît) enterrera son épouse.

Si l’Éclatant (Jupiter) se trouve sur le centre du Couchant et si le Resplendissant (Mercure) et l’Enflammé (Mars) sont à l’Ascendant, la caractéristique (de celui qui naît) est de ne pas avoir d’enfants.

Si Hermès (Mercure) et Zeus (Jupiter) sont dans les deux culminations du ciel opposées, ou si le Resplendissant (Mercure) est au Couchant et son père (Jupiter) est à l’Ascendant, ils provoquent une mort des enfants mâles difficile à supporter.

Si Cronos (Saturne) observe le Resplendissant (Mercure) en diamètre, il est dit que la caractéristique (de celui qui naît) est qu’il ne lui est pas accordé d’avoir des enfants. »

Si le poème d’Anoubion est en bonne partie perdu, nous en avons tout de même un résumé partiel qui nous a été transmis par deux manuscrits grecs fabriqués au XIVe et au XVe siècle, et conservés aujourd’hui à Venise. Ces textes ne sont pour l’instant pas traduits en français et leur accès reste difficile pour le profane. Voici néanmoins une prédiction tirée de ce manuscrit :

« Si Mars, en position supérieure, est en quadrat avec la Lune, il rend la mère veuve et diminue la vie du père, et il tue la mère elle-même par un crime sanglant ou une mort violente, tandis que le fils se réfugie dans des lieux saints, et il est obsédé par des apparitions et des fantômes. »

Les fragments du poème d’Anoubion et les témoignages relatifs à son œuvre seront publiés à la fin de l’année 2015 dans la Collection des Universités de France.

Connaître l’heure de notre mort, savoir quand nos proches vont nous quitter, apprendre ce qu’il adviendra de notre famille : cette question nous obsède depuis toujours. Dans l’Athènes du Ve s. av. J.-C., le tragédien Euripide a développé la réflexion dans une direction un peu différente. Dans une pièce intitulée Alceste, il imagine une situation où le roi Admète a reçu du dieu Apollon une faveur bien particulière. Voici comment Apollon décrit la chose :

« Je suis un dieu juste, et le fils de Phérès [Admète] et aussi un homme juste, lui que j’ai sauvé de la mort en trompant les Parques [déesses du Destin]. Ces déesses m’ont en effet accordé qu’Admète évite de mourir tout de suite, pour autant qu’il trouve une autre personne en contrepartie pour les dieux infernaux. Admète a fait la tournée de ses amis pour les sonder, et il a même sollicité ses vieux parents. Mais il n’a trouvé personne, sauf son épouse [Alceste], qui a accepté de son plein gré de mourir à sa place, renonçant ainsi à voir la lumière du jour. »

[voir Euripide, Alceste 10-18]

Admète pouvait donc retarder le moment de sa mort si quelqu’un prenait sa place. Ses vieux parents, qui n’avaient pas essayé le test sanguin mis au point par le King’s College, auraient pu se dire qu’ils avaient profité de la vie et qu’il ne leur restait de toute manière plus beaucoup de temps à vivre. À plus forte raison, tous les amis d’Admète ont préféré vivre plutôt que de prolonger la vie de leur ami. Alceste fut la seule à accepter de donner sa propre vie pour prolonger celle d’Admète ; en sauvant son époux, elle laissait aussi ses enfants orphelins.

Que l’on se rassure : après sa mort, Alceste est récompensée pour son sacrifice. Le héros Héraclès survient au moment même où Alceste vient de mourir. Il parvient à l’arracher à la mort et la restitue à Admète, dont la conscience est ainsi apaisée.

Quelle est l’heure de notre mort ? Ni les tests sanguins ni l’astrologie ni le sacrifice de nos proches ne nous permettront de le savoir avec précision. Devant cette incertitude, vivons au mieux.

[image : passerelle du 700e, Neuchâtel, © P. Schubert 2013]