Kosovo : comment oublier les blessures ?

ashkalisUne génération après les Accords de Dayton, les tensions entre Albanais et Serbes restent vives au Kosovo. On espérait un dialogue, ou peut-être même un accord permettant de régler le différend qui oppose encore Albanais et Serbes ; on a eu des barrages de pneus enflammés.

Aleksandar Vucic, président de la Serbie, était venu rendre une visite officielle à son homologue kosovar, Hashim Thaçi. Les couloirs bruissaient d’une rumeur selon laquelle les deux pays procéderaient à un échange de territoires, permettant de débloquer la route vers des relations plus apaisées entre les deux pays. C’est raté, des routes ont été littéralement bloquées et les deux hommes n’ont même pas pu se rencontrer.

Il faut dire que, entre serbes et kosovars, ce n’est pas le grand amour. La guerre de Yougoslavie a laissé de profondes blessures : les Serbes revendiquaient une portion du territoire du Kosovo car il constitue, à leurs yeux, le berceau même de leur patrie d’origine. Le conflit nationaliste s’est doublé d’un clivage religieux opposant des Kosovars en majorité musulmans à des Serbes pour l’essentiel orthodoxes ; et pour compliquer l’affaire, lesdits Serbes constituent une minorité au Kosovo. Tout cela sans compter les autres minorités, comme les Ashkalis, dont presque personne ne parle. Entre épuration ethnique, massacres et déplacements de population, la guerre n’a épargné personne. C’est toujours la faute des autres, évidemment.

Les Accords de Dayton ont permis, en 1995, de mettre fin au conflit militaire. On a rangé les fusils dans le placard, mais il est si dur d’oublier ! Aujourd’hui, on voudrait bien que tout le monde puisse tourner la page. Mais comment faire lorsque les maisons portent encore les stigmates des tirs ennemis, que les cimetières sont remplis de membres d’une famille massacrée par l’autre camp, que chaque possibilité de contact tourne à l’invective, et que les difficultés économiques exacerbent les tensions ?

Quand il devient malaisé de parler des sujets qui fâchent, il reste encore une voie de dialogue : la fable. Comment ça, la fable ? Est-ce vraiment le moment de rigoler ? Non, la fable n’est pas là seulement pour faire rire. Elle permet aussi de trouver un angle d’approche pour aborder les situations les plus cruelles. Il y a fort longtemps, une lectrice assidue de ce blog réclamait une fable d’Ésope, elle en avait reçu deux. Voici venue l’occasion de lui en offrir une troisième, Le paysan et le serpent.

« Un serpent avait installé son nid à l’entrée de la maison d’un paysan, et il lui tua son fils, qui était encore un bambin. Les deux parents en furent fort chagrinés. Le père, tout à sa douleur, saisit une hache avec l’intention de tuer le serpent lorsqu’il sortirait de son nid.

Le serpent pointa la tête hors du nid et le paysan s’empressa de frapper, mais il manqua son coup et n’entama que le rocher entourant le bord du trou. Le serpent se retira et le paysan, qui pensait que le serpent ne lui en garderait pas rancune, déposa du pain et du sel devant le trou.

Le serpent se mit à siffler doucement : ‘Il n’y aura pas de confiance complète, ni d’amitié entre nous, tant que moi je verrai le rocher [entamé par la hache], et que toi tu verras la tombe de ton enfant.’

Cette fable montre que personne n’oublie ni sa haine ni sa volonté de se défendre tant qu’il voit un vestige de ce qui lui a causé sa souffrance. »

[Ésope, fable 51, version 3 (dans l’édition d’August Hausrath); le texte grec figure au bas de cette page]

Il faudra encore beaucoup de temps pour que les esprits s’apaisent. Une génération ne suffira sans doute pas pour que les traces du conflit au Kosovo s’amenuisent et se fondent dans le paysage de l’Histoire.

[image : des maisons appartenant à la minorité ashkalie, incendiées à Mitrovica en 2004]

 

Voici le texte grec de la fable dans la version présentée ici :

ὄφις ἐν γεωργοῦ προθύροις φωλεύων ἀνεῖλεν αὐτοῦ τὸ νήπιον παιδίον. πένθος δὲ τοῖς γονεῦσιν ἐγένετο μέγα. ὁ δὲ πατὴρ ὑπὸ τῆς λύπης πέλεκυν λαβὼν ἔμελλεν τὸν ὄφιν ἐξελθόντα φονεύσειν. ὡς δὲ ἔκυψε μικρόν, σπεύσας ὁ γεωργὸς τοῦ πατάξαι αὐτὸν ἠστόχησε μόνον κρούσας τὴν τῆς τρώγλης ὀπήν. ἀπελθόντος δὲ τοῦ ὄφεως ὁ γεωργὸς νομίσας τὸν ὄφιν μηκέτι μνησικακεῖν, λαβὼν ἄρτον καὶ ἅλας ἔθηκεν ἐν τῇ τρώγλῃ. ὁ δὲ ὄφις λεπτὸν συρίξας εἶπεν· ‘οὐκ ἔσται ἡμῖν ἀπάρτι πίστις ἢ φιλία, ἕως ἂν ἐγὼ τὴν πέτραν ὁρῶ, σὺ δὲ τὸν τύμβον τοῦ τέκνου.’  ὁ μῦθος δηλοῖ, ὅτι οὐδεὶς μίσους ἢ ἀμύνης ἐπιλανθάνεται, ἐφ’ ὅσον βλέπει μνημόσυνον, δι’ οὗ ἐλυπήθη.

Ésope, le castor et le secret bancaire

banquierLe castor a compris que, pour sauver sa peau, il faut parfois faire des sacrifices douloureux. Une leçon offerte aux défenseurs du secret bancaire suisse.

Une lectrice assidue de ce blog m’a fait remarquer récemment qu’un auteur grec n’avait pour l’instant pas été abordé : Ésope, le créateur semi-légendaire de la fable (VIe s. av. J.-C.).

Sans Ésope, pas de fables de La Fontaine. Vous avez raison, chère Madame, il nous faut parler d’Ésope. Et cette fois-ci, vous aurez droit à une double ration : une première fable tirée du corpus ésopéen permettra de comprendre pourquoi j’ai – jusqu’à présent – négligé Ésope ; puis une seconde fable illustrera la sagesse du castor, dont les défenseurs du secret bancaire suisse devraient peut-être s’inspirer.

Voici donc la première :

« L’orateur Démade parlait un jour devant le peuple d’Athènes. Or ses concitoyens ne prêtaient pas vraiment attention à ses paroles ; il leur demanda donc l’autorisation de leur raconter une fable d’Ésope. Ils acceptèrent, et il commença ainsi :

‘Déméter, une hirondelle et une anguille cheminaient ensemble. Elles arrivèrent à un fleuve : l’hirondelle prit son envol, tandis que l’anguille plongea dans l’eau.’ Sur ces mots, Démade se tut. Ses concitoyens lui demandèrent alors : ‘Mais qu’arriva-t-il donc à Déméter ?’ Démade répondit : ‘Elle se fâcha contre vous, qui négligez les affaires de la cité pour leur préférer des fables d’Ésope.’

Il en va de même avec les hommes : ils manquent de bon sens, ceux qui négligent les choses essentielles pour leur préférer ce qui leur procure du plaisir. »

[voir Ésope, Fable 96]

Ouf ! Me voici dédouané d’avoir négligé Ésope : si l’on en croit ce récit figurant dans le corpus ésopéen, les fables seraient une frivolité qui nous détournerait des affaires sérieuses. Et pour vous montrer que je n’ai pas beaucoup de suite dans les idées, je vous propose maintenant de réfléchir sur les affaires de la cité en recourant à une seconde fable d’Ésope.

Cette fable s’adresse à un brillant politicien genevois qui défend, envers et contre tout, le secret bancaire suisse. Ses principaux arguments : ce que nous avons sur notre compte en banque relève de la sphère privée ; celui qui veut cacher des sommes non déclarées au fisc n’a qu’à assumer les risques d’un douloureux redressement fiscal s’il se fait attraper. Dans un entretien radiophonique récent, un professeur de droit a tout de même relevé que cette attitude était un peu dépassée : à vouloir trop camper sur leurs positions, les Suisses risquent de perdre plus qu’ils n’ont à gagner.

Voici donc la fable promise, où la sagesse du castor devrait nous donner à réfléchir :

« Le castor est un animal à quatre pattes qui vit dans un étang. On dit que ses parties viriles sont utilisées à des fins thérapeutiques.  Alors voilà : quand il arrive que quelqu’un repère un castor et le poursuit pour lui couper ses attributs, l’animal sait pourquoi on le pourchasse. Jusqu’à un certain point, il fuit de toute la vitesse de ses pattes afin de préserver son intégrité physique ; mais quand il sent qu’on va tout juste l’attraper, il coupe ses parties viriles et les jette, ce qui lui permet de sauver sa peau.

Il en va de même avec les hommes : ils font preuve de bon sens, ceux qui, quand on les attaque pour prendre leurs richesses, les sacrifient pour sauver leur vie. »

[voir Ésope, Fable 153]

Et il en va de même avec le secret bancaire : les Suisses se sont longtemps battus pour préserver cette particularité qui permettait de soustraire au fisc étranger et helvétique des sommes considérables ; mais maintenant, la pression est telle que les défenseurs du secret bancaire risquent de couler les banques suisses par leur obstination.

Image tirée du magazine Puck : « The Central Bank–Why should Uncle Sam establish one, when Uncle Pierpont is already on the job? »