Vous prendrez bien une île flottante ?

Le réchauffement climatique submerge les Maldives, où l’on se met à construire des îles artificielles pour résister à la montée des eaux.

  • Chérie, cela fait longtemps que je n’avais pas si bien mangé. Par les rots de Polyphème, quel restaurant ! Et j’ai vu que, pour le dessert, on nous propose une île flottante. Mmmmmh…
  • Mais vas-y, mon chou, fais-toi plaisir avec ton île flottante. Commande-la avant qu’elle ne soit submergée, comme les Maldives.
  • Comment ça, les Maldives ?
  • Tu sais, cet archipel dans l’Océan Indien : ces îles sont tellement proches du niveau de la mer que, à cause du réchauffement climatique, la montée du niveau des océans est en train de les recouvrir. D’ailleurs, le gouvernement de l’archipel a décidé de construire des îles artificielles pour reloger une partie de la population.
  • Aaaah, chérie, tu vois ce que c’est que le progrès ? Tes Grecs d’autrefois n’auraient jamais été capables d’en faire de même.
  • Détrompe-toi, mon chou, eux aussi ont eu leur île flottante, Délos. Mais ça tombe bien : par un hasard extraordinaire, j’ai justement dans mon sac un texte de Callimaque qui devrait t’intéresser.  Pour te faire patienter entre le fromage et le dessert, je peux t’en faire la lecture.
  • Tu veux dire que, pour sortir au restaurant, tu prends l’un de tes vieux livres poussiéreux ? Il doit être important à tes yeux, le sieur Callimaque…
  • C’était un poète de grand renom. Venu de Cyrène, en Libye, il était actif à Alexandrie au IIIe siècle avant notre ère.
  • Tu ne vas pas me donner un cours de littérature au restaurant, tout de même ?
  • Essaie plutôt d’apprécier ce que Callimaque raconte à propos de l’île de Délos. Pour comprendre de quoi il s’agit, il faut savoir que la déesse Léto a été mise enceinte par Zeus. Or Héra en conçoit une légitime jalousie et elle interdit formellement à tous les lieux de la Terre d’accueillir Léto pour qu’elle puisse accoucher. Le poète s’adresse ici directement à l’île de Délos.

Que souhaiterais-tu entendre ? Serait-ce comment, aux origines, le grand dieu [Poséidon] frappa les montagnes de son trident (c’étaient les Telchines qui le lui avaient fabriqué) et créa les îles de la mer ? Il les souleva toutes des profondeurs et les fit rouler dans la mer, avant de les enraciner sur le fond, dans les abimes, pour leur faire oublier le continent.

Mais toi, tu ne subissais pas cette contrainte : libre, tu voguais sur les flots. Autrefois, on t’appelait Astéria car – semblable à un astre – tu avais fui les cieux et une union avec Zeus pour te réfugier dans les profondeurs. À cette époque, Léto la dorée n’avait pas encore eu de contact avec toi ; on t’appelait encore Astéria, et non Délos.

Callimaque, Hymne à Délos 29-40

  • Alors si j’ai bien compris, Délos s’appelle encore Astéria, elle flotte sur la surface de la mer, et elle n’a pas encore fait connaissance avec Léto ?
  • Bravo, tu deviens perspicace ! Et maintenant, de nombreux endroits seraient prêts à accueillir Léto pour lui permettre d’accoucher, mais Héra le leur interdit. Même les îles n’ont pas le droit de recevoir Léto. C’est alors qu’il se produit quelque chose de bizarre : Léto porte en son ventre Artémis et Apollon, et voici qu’elle entend la voix de ce dernier !
  • Comment ? Apollon n’est pas encore né mais il émet déjà une prophétie depuis le ventre de sa mère ? Ils sont fous, tes Grecs !
  • Peut-être un peu, mais c’est comme ça. Écoute donc ce qu’Apollon apprend à sa mère.

« Mère, écoute-moi : on peut apercevoir sur les eaux une île minuscule qui erre à la surface. Elle n’a pas ses pieds plantés dans le sol, mais elle vogue sur les courants comme une asphodèle. Elle dérive là où la mer la porte, sous l’effet des souffles du Notos, de l’Euros. C’est vers cette île qu’il te faut me porter : car elle t’accueillera volontiers. »

Callimaque, Hymne à Délos 190-195

  • Stop ! Si l’île reçoit Léto, Héra va être furieuse, non ?
  • C’est un risque, tu as raison, mais l’île a pitié de Léto et elle s’excuse par avance auprès d’Héra.

Tu te consumais en voyant la pauvre [Léto] chargée par les douleurs de l’enfantement : « Héra, fais de moi ce que tu voudras ; car je n’ai pas tenu compte de tes menaces. Et toi, Léto, viens, viens ! » Telles furent tes paroles. Quant à Léto, elle put mettre un terme à sa maudite souffrance. (…) Elle délia sa ceinture et appuya ses épaules au tronc d’un palmier, dans une douleur qui la laissait dans une impuissante douleur. Une sueur humide lui couvrait la peau, tandis qu’elle parlait faiblement : « Mon enfant, pourquoi charger ta mère ? Elle est là, mon cher, l’île qui flotte sur la mer. Nais, nais, mon enfant, sors de mon sein avec douceur ! »

Callimaque, Hymne à Délos 201-214

  • L’histoire se finit donc bien, semble-t-il.
  • Pas si vite, mon chou : maintenant, l’île est dénoncée à Héra par la déesse Iris, messagère des dieux !

« Héra que nous honorons, tu l’emportes de beaucoup sur les autres déesses. Je suis à toi et tout t’appartient. Toi, tu trônes sur ton noble trône sur l’Olympe ; nous ne craignons la main d’aucune autre déesse. Toi, tu sais qui mérite ta colère.

Alors voilà : Léto est en train de dénouer sa ceinture sur une île. Toutes les autres l’ont repoussée et ont refusé de l’accueillir ; mais Astéria s’est approchée et l’a appelée par son nom, Astéria la pourriture de la mer. Maintenant tu sais, toi aussi.

Mais, chère maîtresse protège tes serviteurs – car tu en as le pouvoir – eux qui par ta volonté foulent la terre. »

Callimaque, Hymne à Délos 218-227

  • Ça va chauffer pour l’île…
  • Eh bien non : Héra ne la punira pas car elle sait faire la part des choses. Astéria sera désormais fixée sur le fond de la mer et prendra le nom de Délos. C’est là que naîtront Apollon et Artémis.
  • Hem ! Pardon, Madame, Monsieur…
  • Oui ? Nous pouvons enfin commander notre île flottante ?
  • Pas vraiment : en fait, le restaurant est en train de fermer. Votre conversation a duré un peu longtemps et notre cuisinier est déjà reparti.

Pourquoi faisons-nous de grosses bêtises ?

achille_agamemnon_betterGrosse bêtise ? C’est la faute à Zeus et Héra, qui ont transféré aux hommes la capacité à se tromper lourdement.

  • Chérie, je crois que j’ai fait une grosse bêtise…
  • Une grosse bêtise comme d’habitude, ou une grosse grosse bêtise ?
  • Plutôt une grosse grosse bêtise. Je me suis disputé avec l’un de mes employés qui gère l’informatique de l’entreprise, et il s’est vexé. Il veut quitter son poste. Entre-temps tout le secteur de production est à l’arrêt parce que le système informatique est tombé en panne.
  • Effectivement, une grosse grosse bêtise de ta part.
  • Mais ce n’est tout de même pas de ma faute s’il ne veut pas reconnaître mon autorité !
  • C’est peut-être la faute de Zeus et Héra ?
  • J’ai de la peine à te suivre : qu’est-ce que tes dieux grecs ont à voir avec mon responsable du secteur informatique ?
  • Zeus, après avoir fait une grosse grosse bêtise, a décidé que désormais, il prierait les hommes de les commettre à sa place.
  • Moi, je suis dans les ennuis jusqu’au cou, et tu me parles de mythologie !
  • Espèce de misanthrope cacochyme, tu pourrais au moins essayer de comprendre d’où te vient cette propension à faire des gaffes que tu pourrais éviter. Allez, écoute un peu, ça te changera les idées. J’ai récupéré l’exemplaire de l’Iliade que tu voulais utiliser pour allumer des feux de cheminée l’hiver prochain.
  • Bon c’est parti pour les bêtises de Zeus…
  • Voilà : dans l’Iliade, Agamemnon a commis une grosse grosse bêtise. Il a vexé Achille alors qu’il a vraiment besoin de lui. Achille s’est retiré du combat.
  • Un peu comme mon responsable de l’informatique ?
  • Tu commences à comprendre. Pour aller droit au but, l’entêtement d’Agamemnon et Achille conduit à la catastrophe : Patrocle, fidèle compagnon d’Achille, y laisse sa peau. Finalement, Achille et Agamemnon décident de recoller les pots cassés. Alors Agamemnon, pour sauver la face, tente d’expliquer pourquoi il a commis une énorme erreur de jugement.

« Eh oui ! Autrefois, c’est Zeus qui s’est laissé égarer, lui dont on dit qu’il est plus avisé que tous les hommes et les dieux. Héra l’avait roulé dans la farine par ses ruses féminines, le jour où Alcmène était sur le point de mettre au monde le fort Héraclès dans Thèbes aux belles murailles. Voici ce que Zeus proclama à tous les dieux :

‘Écoutez-moi, vous tous dieux et déesses : je vais vous dire le fond de ma pensée. Aujourd’hui, Ilithye – celle qui veille sur les douleurs de l’accouchement – va faire voir le jour à un homme qui régnera sur tous ses voisins qui sont de naissance humaine et qui sont de mon sang.’

Alors la puissante Héra, par ruse, lui dit :

‘Tu ne tiendras pas parole : tu n’accompliras pas ce que tu dis. Alors vas-y, Olympien, prononce devant moi un serment contraignant. Jure qu’il régnera sur tous ses voisins, l’homme qui aujourd’hui tombera entre les pieds d’une femme et qui sera de ton sang.’

Telles furent ses paroles ; et Zeus ne se rendit pas compte qu’il y avait un piège, mais il prêta un grand serment qui lui fit commettre une grosse bêtise.

Héra, d’un bond, quitta les hauteurs de l’Olympe et se rendit rapidement à Argos d’Achaïe, où elle trouva la robuste épouse de Sthénélos, descendant de Persée. Celle-ci était enceinte d’un garçon ; elle en était au septième mois de grossesse. Héra lui fit voir le jour bien qu’il fût prématuré : elle mit fin à la grossesse, coupant l’herbe sous les pieds d’Ilithye. Puis elle annonça la chose à Zeus, fils de Kronos :

‘Père Zeus à la foudre étincelante, j’ai quelque chose à te dire. Voilà, il est né, l’homme valeureux qui régnera sur les gens d’Argos. Il s’appelle Eurysthée, c’est le fils de Sthénélos descendant de Persée, de ton sang. Il est bien placé pour régner sur les Argiens !’

Telles furent ses paroles, et une douleur aiguë pénétra Zeus au plus profond de son cœur. Aussitôt, il saisit Até [l’Égarement personnifié] par les boucles brillantes de ses cheveux, et dans sa fureur il prononça un serment contraignant : Até ne retournerait plus jamais ni sur l’Olympe ni dans le ciel étoilé, puisqu’elle égarait tout le monde. Sur ces mots, en la tenant dans sa main il la fit tournoyer puis la précipita du haut du ciel étoilé. Até arriva bientôt chez les hommes pour se mêler de leurs affaires.

Et Zeus ne cessait de se plaindre de ce qu’elle avait fait, lorsqu’il voyait son propre fils [Héraclès, né après Eurysthée], soumis à des travaux indignes à cause des épreuves qu’Eurysthée lui infligeait. »

[Iliade 19.95-133]

  • Donc, si j’ai bien compris ton histoire, Zeus a fait une grosse grosse bêtise et, pour éviter d’en commettre d’autres à l’avenir, il a décidé que désormais ce seraient les hommes qui se tromperaient ? Et c’est pour cela qu’Agamemnon et moi avons gaffé ?
  • Parfaitement. Comme tu as si bien écouté, je vais terminer avec une bonne nouvelle : ton informaticien a essayé de t’appeler par téléphone tout à l’heure. C’est moi qui ai répondu et j’ai tout arrangé pour toi : il reprendra son service demain.
  • Eh bien, tu n’as pas l’air content ?
  • J’espère que tu lui as dit que son comportement était inadmissible ?

[image : Johann Heinrich Tischbein, La dispute entre Achille et Agamemnon (1776)]

Qui jouit le plus : les femmes ou les hommes ?

Jupiter_and_Juno nbDévoilé récemment, le nouveau « Viagra pour les femmes » est un moyen de réveiller la libido déficiente de la moitié de l’humanité. Quant à savoir si ce sont les femmes ou les hommes qui jouissent le plus dans l’acte sexuel, le devin Tirésias connaissait déjà la réponse.

Nous voici sauvés : le nouveau « Viagra pour les femmes » devrait permettre de susciter le processus chimique par lequel les femmes recherchent l’accouplement. On sera soulagé d’apprendre que le manque de désir est une maladie qui peut – enfin – se traiter grâce à ce nouveau produit miracle : « [il] fournit aux femmes souffrant d’un faible désir sexuel une option de traitement ».

Les hommes peuvent se réjouir : adieu les « non chéri, je n’ai pas envie ce soir » ; et le coup du mal de tête se réglera avec le nouveau philtre d’amour doublé d’une bonne aspirine.

Simultanément, une étude signalée par le journal Le Temps (1er septembre 2015, p. 14, analyse rédigée par Emmanuel Garessus) tendrait à montrer que « le désir sexuel masculin est au moins deux fois supérieur à celui de la femme ».

Cette double nouvelle, appelée à bouleverser nos nuits, pose une question encore plus fondamentale : entre l’homme et la femme, qui jouit le plus ? La question a déjà taraudé les Grecs, qui rapportent un curieux récit à ce propos. Nous en possédons l’écho par celui que la tradition appelle Apollodore : auteur d’un manuel de mythologie, la Bibliothèque, il s’attarde notamment sur la figure de Tirésias.

« [Le poète] Hésiode raconte que Tirésias, ayant vu sur le mont Cyllène des serpents accouplés et les ayant blessés, devint femme. Il guetta alors l’accouplement des mêmes serpents, et il redevint homme. C’est pourquoi Héra et Zeus, qui se disputaient pour savoir qui de la femme ou de l’homme avait le plus de plaisir au cours de l’acte amoureux, l’interrogèrent. Il déclara que, s’il y a dix-neuf parts de plaisir dans l’amour, les hommes en éprouvent neuf et les femmes dix. Alors Héra l’aveugla et Zeus lui accorda le don de divination. [Voici le jugement que Tirésias prononça devant Zeus et Héra: ‘De dix parts, l’homme n’en jouit que d’une, la femme, en son cœur, en éprouve dix.’] »

[voir Apollodore, Bibliothèque 3.6.7]

Essayons d’y voir plus clair : Tirésias commence par apercevoir deux serpents accouplés. C’est parce qu’il intervient dans leur union que s’opère cette extraordinaire métamorphose qui fait de lui une femme. Désormais, Tirésias est le seul humain à avoir connu l’expérience d’être aussi bien un homme qu’une femme. Il parvient néanmoins à retrouver sa forme première lorsqu’il retrouve les serpents libidineux.

Survient alors la dispute entre Zeus et Héra, cette dernière soutenant que les hommes jouissent plus que les femmes. Tirésias, qui semble avoir profité de sa transformation provisoire pour essayer, dans la peau d’une femme, l’amour avec des hommes, est l’autorité à consulter. Il est en effet le seul à pouvoir comparer les impressions. C’est donc lui qui va arbitrer la dispute entre le roi des dieux et son épouse légitime, sa parèdre si vous préférez.

Pour compliquer les choses, les différentes sources qui nous ont transmis l’histoire présentent une divergence sur le point crucial : selon une partie de la tradition, le rapport de jouissance entre hommes et femmes serait de neuf à dix ; d’autres sources indiquent un rapport de un à dix.

Quoi qu’il en soit, le verdict de Tirésias reste le même : ce sont les femmes qui jouiraient plus que les hommes. Héra, vexée, frappe le pauvre Tirésias de cécité. Aveugle, il recevra néanmoins en compensation le don de voir ce que les hommes ne voient d’ordinaire pas. Il deviendra ainsi devin.

Zeus, incorrigible coureur de jupons, s’était-il inscrit sur le site d’Ashley Madison, où tant de maris infidèles se sont trahis ? Si tel était le cas, il aurait rejoint la masse des millions d’hommes qui espéraient tromper leur épouse avec une poignée de femmes : la proportion semble être, au mieux, d’une femme pour dix hommes. On retrouve ici la proportion des parts de jouissance de l’homme face à la femme selon Tirésias.

Il subsiste donc une certaine contradiction : si l’on en croit Tirésias, les femmes jouiraient plus que les hommes ; mais les chiffres d’utilisation d’un site pour maris infidèles suggèrent que les hommes seraient plus portés à l’adultère que leurs épouses. Si les hommes sont si volages, peuvent-ils être tellement inférieurs aux femmes pour la jouissance ? Ou alors, faudrait-il distinguer le désir et la jouissance ?

Un dernier détail: si la figure de Tirésias vous a interpellés, ne manquez pas le spectacle de l’Opéra de Lausanne: Francis Poulenc, Les mamelles de Tirésias, du 17 au 24 janvier 2016.

[image: Hendrick Goltzius (1558-1617), Jupiter et Junon]