De quelle génération était la Reine ?

Avec la disparition d’Elisabeth II, reine d’Angleterre, c’est un monde qui disparaît.

  • Chériiiie, on vient d’interrompre mon match à la TV pour annoncer la mort de la reine d’Angleterre !
  • Oui, mon chou, je sais, ils en parlent aussi à la radio. C’est un peu comme si un monde disparaissait.
  • Ah, ça oui, par les cornes du Minotaure, quand on me coupe le match Manchester Unaïtid – Palézieux-Village, c’est la fin du monde.
  • Non, je te parle de la reine. La Reine, quoi ! Ça ne te fait rien ? Moi, j’ai l’impression qu’elle a toujours été là, même si elle ne donnait jamais son avis sur rien. Elle a traversé les générations. Je me demande d’ailleurs si elle était de la génération d’or, d’argent, de bronze ou de fer, ou si elle appartenait à la génération des héros.
  • Ma chérie, je t’ai un peu perdue…
  • Si tu suivais un peu plus assidûment le blog de mon prof de grec, tu saurais qu’il a déjà parlé – ça fait longtemps – de la génération d’or décrite par Hésiode. Il s’agissait des premiers humains. Or le poète nous parle, non pas d’une seule génération, mais d’une succession de cinq générations. Je me demande par conséquent à quelle génération appartenait la reine d’Angleterre.
  • Le match est interrompu, je te laisse continuer avec tes histoires. Mais dès que ça reprend, on arrête avec les vieux poèmes !
  • C’est ça… Si tu me fais une petite place sur le canapé – dégage le paquet de chips, s’il te plaît – je te fais la lecture.
  • Il sent bizarre, ton livre : tu l’as laissé traîner sur un morceau de Saint Nectaire ?
  • N’insulte pas les fromages français et écoute plutôt Hésiode.

La première génération des hommes mortels fut d’or ; elle fut créée par les dieux qui habitent sur l’Olympe. Cela se passait du temps de Cronos, tandis qu’il régnait sur le ciel. Les hommes vivaient comme des dieux, sans souci, à l’écart des peines et de la misère. La terrible vieillesse ne les atteignait pas, jambes et bras gardaient toujours la forme, et ils prenaient plaisir dans les fêtes, protégés de tous les maux. Lorsqu’ils mouraient, c’était comme s’ils étaient domptés par le sommeil. Tous les biens leur appartenaient. La terre nourricière produisait ses fruits d’elle-même, en abondance et sans limite. Et les humains vaquaient tranquillement à leurs occupations, entourés de nombreux bienfaits. »

Hésiode, Les travaux et les jours 109-120

  • J’ai l’impression d’avoir déjà entendu cela quelque part.
  • Bien sûr, ce passage figurait déjà dans le blog que je t’ai signalé. Allez, je continue, il nous reste encore quatre générations.

Mais lorsque la terre eut recouvert cette génération, ils devinrent de saints génies du sol : ils écartent les malheurs, sont les gardiens des mortels (…) et distribuent les richesses. Telle fut le rôle royal qu’on leur attribua.

Puis les dieux qui habitent la demeure de l’Olympe créèrent une deuxième génération, bien plus mauvaise que la précédente, la génération d’argent. Ils ne ressemblaient à celle d’or ni par l’aspect ni par le caractère. Cette génération restait en enfance pendant cent ans, chacun entretenu auprès de sa mère chérie, de vrais gamins, à la maison, à regarder le match à la TV.

Hésiode, Les travaux et les jours 121-131

  • Même pas vrai ! Hésiode ne connaissait pas la télévision.
  • Je voulais simplement m’assurer que tu m’écoutais encore. C’est bien, je continue.

Cependant, une fois qu’ils atteignaient l’âge adulte, ils ne vivaient pas longtemps car ils souffraient des maux provoqués par leur propre stupidité. Ils n’étaient en effet pas capables de se retenir de s’infliger des outrages les uns aux autres. De plus, ils ne voulaient pas honorer les immortels ni leur faire des sacrifices sur les autels, alors même que c’est ce qui est prescrit aux hommes selon la coutume. Zeus fils de Cronos, fâché, les ensevelit parce qu’ils n’accordaient pas les honneurs dus aux dieux bienheureux qui habitent l’Olympe. Et une fois que la terre eut recouvert cette génération également, ils reçurent l’appellation de bienheureux mortels souterrains. Deuxième génération, elle n’en reçut pas moins une part d’honneur.

Hésiode, Les travaux et les jours 132-142

  • Je ne crois pas que la reine appartenait à la deuxième génération.
  • … ni à la troisième, tu vas voir.

Or Zeus le père produisit une troisième génération de mortels, en bronze, semblable en rien à celle d’argent. Forts comme des frênes, ils étaient terribles et puissants. Ils s’adonnaient aux douloureux travaux guerriers et aux outrages, ne mangeaient pas des fruits de la terre, mais entretenaient un caractère inflexible et borné. (…) Ils avaient des armes de bronze, des demeures de bronze, et ils travaillaient le bronze (le sombre fer n’existait pas encore). Or de leurs propres mains, ils s’entretuèrent et descendirent dans la sombre demeure d’Hadès le glacial, sans recevoir d’appellation. La sombre mort les saisit, tout violents qu’ils fussent, et ils quittèrent la lumière brillante du soleil.

Hésiode, Les travaux et les jours 143-155

  • Brrrrr… ça me fait froid dans le dos, ton histoire.
  • Tu peux te réchauffer avec une tasse de thé, si tu veux.
  • Une bière fraîche me réchauffera aussi.
  • Arrête les bêtises et écoute donc ce qui vient maintenant.

Or lorsque la terre eut recouvert aussi cette génération, Zeus fils de Cronos produisit à nouveau une génération sur la terre nourricière, la quatrième, plus juste et plus brave, la divine génération des héros, que l’on appelle demi-dieux. C’est la génération qui nous précède sur la terre immense. La guerre mauvaise et les batailles effroyables les élimina devant Thèbes aux sept portes, sur la terre de Cadmos, parce qu’ils se battirent pour les troupeaux d’Œdipe. La guerre les fit aussi périr en les envoyant dans leurs navires, au-delà des grandes profondeurs de la mer, à Troie, pour récupérer Hélène à la belle chevelure. (…). Zeus fils de Cronos les établit aux extrémités de la terre, et leur donna nourriture et mode de vie différent des hommes. Et de fait, épargnés par les soucis, ils habitent les Îles des Bienheureux, sur les rives de l’Océan au cours profond, héros heureux, auxquels la terre source de vie offre ses doux fruits en abondance trois fois par année.

Hésiode, Les travaux et les jours 156-173

  • Ceux-là, au moins, ils ont l’air de s’en être bien sortis. Tu crois que la reine d’Angleterre a connu cette génération ?
  • Je ne sais pas, mais je crois qu’Hésiode en vient maintenant à la cinquième génération, et ça doit être celle du Brexit.

Puissé-je ne plus appartenir à la cinquième génération humaine, mais soit mourir avant, soit naître plus tard ! Car aujourd’hui, c’est la génération de fer. Le jour, leurs peines et leurs souffrances ne vont pas s’arrêter ; de nuit, ils se consumeront ; et les dieux leur donneront de vilains soucis. Néanmoins, il y aura des bienfaits qui se mêleront aux maux. Quant à Zeus, il détruira aussi cette génération de mortels lorsque leurs tempes se couvriront de cheveux gris. Le père ne s’accordera pas avec ses enfants, ni les enfants avec leur père, ni l’étranger avec celui qui l’accueille, ni le compagnon avec le compagnon, et il n’y aura plus d’amour entre frères comme dans le passé.

On cessera d’honorer ses parents. Les hommes accableront leurs parents de méchantes paroles, les misérables, sans tenir compte des avertissements des dieux ; et ils pourraient aller jusqu’à refuser de nourrir leurs vieux parents. Personne ne respectera plus ni les serments, ni la justice, ni le bien, et l’on préférera rendre hommage à celui qui fait le mal ou inflige des outrages. La justice est à portée de main ; or il n’y aura plus de pudeur, mais le méchant nuira à celui qui se comporte mieux que lui, en lui tenant des discours pervers, et il se parjurera.

Hésiode, Les travaux et les jours 174-194

  • Pauvre Elizabeth ! Voilà le monde qu’elle vient de quitter. Alors, chérie, ton verdict ? A-t-elle connu plusieurs des générations décrites par Hésiode ?
  • Je dirais qu’elle a connu…
  • Stop ! Le match reprend, la pause est terminée. Et goooaaal !!!

Welcome to Phoenix

— Ma chérie, quelle excellente idée, ce voyage dans l’Arizona !

— Pour échapper à belle-maman, la maison ne recule devant aucun sacrifice…

— Cesse de critiquer ma mère : sans elle, je ne serais pas là pour toi.

— Ahem… je vois que nous arrivons à Phoenix.

— Tu as vu l’écriteau ? ‘Welcome to Phoenix’. Et puis, il y a cette image de poulet. Tu crois qu’ils ont des élevages ?

— Ce n’est pas un poulet, c’est un phénix !

— Un phénix ? Voilà du nouveau.

— Pas si nouveau que ça : mon professeur de grec…

— Ah non ! pas celui-là encore ! Ce crétin serait capable de ressusciter son blog comme… comme…

— … comme un phénix. Ne fais pas cette tête de poulet frit : le phénix était un oiseau qui renaissait régulièrement de ses cendres. Les Égyptiens le connaissaient déjà, ils l’appelaient bnw, benu si tu préfères. Quand Hérodote a visité l’Égypte, ses guides lui ont décrit le phénix, entre autres animaux sacrés :

Il y a aussi un autre oiseau sacré, il s’appelle phénix. Pour ma part, je n’en ai pas vu, sauf en peinture. C’est normal : si l’on en croit les gens d’Héliopolis, il ne fait son apparition que tous les cinq cents ans ; et l’on dit qu’il apparaît à la mort de son père. [Hérodote 2.73]

— Soit, mais Hérodote ne dit pas que le phénix renaît.

— Parfois, il faut aller chercher les renseignements chez plusieurs auteurs. Ovide, un poète latin qui connaissait bien les textes grecs, nous fournit des détails supplémentaires.

— Par les lunettes de Lyncée, maintenant, je comprends pourquoi tu insistais pour que je laisse mes cannes de golf à la maison : tu as rempli le coffre de la voiture avec tes vieux bouquins, comme d’habitude.

— Cesse de rouspéter, et écoute plutôt la description faite par Ovide :

Il y a un oiseau – un seul ! – qui se renouvelle et se régénère de lui-même. Les Assyriens l’appellent phénix. Il ne se nourrit ni de graines ni d’herbes, mais de larmes d’encens et de jus d’amome.

Une fois qu’il a achevé les cinq siècles de son existence, il se construit avec ses serres et son bec (qui doit rester pur) un nid sur les branches ou au sommet oscillant d’un palmier. Il y fait un tas d’encens, de doux nard, de la cannelle et de la myrrhe blonde.

Puis, il se pose dessus et achève sa vie dans les parfums. C’est de là que, d’après la légende, renaît du corps du père un petit phénix destiné à vivre le même nombre d’années. [Ovide, Métamorphoses 15.391-407]

— Pas bête, ton phénix : s’il n’est pas victime d’un chasseur valaisan, il peut durer une éternité.

— Et pourtant, il est encore surpassé par les Naïades, des nymphes des rivières si tu préfères :

La corneille qui croasse vit neuf générations d’hommes vigoureux ; le cerf, quatre fois la corneille ; quant au corbeau, il atteint dans sa vieillesse trois fois l’âge d’un cerf.

Le phénix, lui, vit neuf fois plus longtemps que les corbeaux ; et nous, les Nymphes aux belles boucles, filles de Zeus porte-égide, notre existence est dix fois plus longue que celle des phénix ! [Hésiode, fragment 304 Merkelbach-West, cité par Plutarque, Sur la disparition des oracles 11.415c]

— Corneilles, cerfs, corbeaux, phénix, Naïades, c’est un peu compliqué, et en plus ça m’a donné faim. Un bon fast-food ferait l’affaire. Voici une enseigne alléchante : Arizona Fried Phoenix, ça te dit ?

Qui est grec ?

achille_noir_blancUn Africain ou un Macédonien peut-il être grec ? Même après deux mille ans de débats, personne n’est d’accord.

Une participation au blog par Frances Martin, étudiante à l’Université de Genève.

Quinze ans après Brad Pitt dans Troy, les férus de mythologie peuvent enfin retrouver Achille sur leurs écrans. Dans la série Troy : Fall of a City , sortie ce printemps, les héros d’Homère ont une fois de plus repris vie – avec quelques petites variations. Achille, ainsi que Patrocle, Énée, et même Zeus et Athéna sont incarnés par des acteurs d’origine africaine.

Face à ce casting, nombre de spectateurs se sont mis à leurs claviers pour protester : « Comment rentrer dedans avec un Zeus et un Achille noirs ? Ils ont fumé quoi là ? »« Achille, héros grec type par définition, campé par un acteur noir c’est un casting de débile ! »

« Bientôt on fera un Vercingétorix asiatique ou un Jules César maghrébin. »

Un homme noir ne pourrait donc pas être grec. Mais au fait, qui peut l’être ?

Remontons quelques années en arrière – deux millénaires et demi, pour être précis – et penchons-nous sur le cas de la Macédoine. Dans l’Antiquité comme aujourd’hui, le rapport des Macédoniens aux Grecs était flou : trop proches d’eux pour être barbares, mais trop « autres » pour être tout à fait grecs, on ne savait pas vraiment que faire d’eux. Relevons tout de même qu’ici, le débat tourne autour de la culture et de la langue ; la couleur de peau n’entre pas dans l’équation.

Au VIIᵉ siècle av. J.-C. déjà, le poète Hésiode tente de clarifier la relation entre Grecs et Macédoniens. Voici ce que nous dit un auteur tardif à ce sujet :

« Macédoine : le pays a été nommé à partir de Macédon, fils de Zeus et de Thyia fille de Deucalion, comme le dit le poète Hésiode : ‘Enceinte, elle accoucha de deux fils pour Zeus qui se réjouit du tonnerre : Magnès, et Macédon qui combat à cheval. Ceux-ci habitèrent dans la région de la Piérie et de l’Olympe.’ »

[Hésiode fragment 7, cité dans les Ethnika d’Étienne de Byzance , lui-même cité par Constantin Porphyrogénète De thematibus 2]

Thyia, mère de ce Macédon qui aurait donné son nom à la Macédoine, n’est pas la seule fille de Deucalion : elle a également un frère, Hellen, qui a lui aussi donné son nom à un peuple, les Hellènes, c’est-à-dire les Grecs. En résumé, le premier des Grecs, selon Hésiode, serait l’oncle du premier des Macédoniens. Ces derniers ne seraient donc pas tout à fait grecs, mais seraient des parents proches.

La réalité, cependant, n’est pas si simple. Où tirer la ligne quand il s’agit des fondements de la culture grecque ? Un Macédonien pourrait-il incarner le « héros grec type » Achille dans Troy : 500 av. J.-C. ? Aucune source ne traite de cette situation en particulier, mais au Vᵉ siècle av. J.-C., l’historien Hérodote nous raconte un épisode comparable :

« Que les descendants de Perdiccas (la famille royale macédonienne) sont des Grecs, comme ils le disent eux-mêmes, j’en suis moi-même certain, et dans les passages à suivre, je prouverai bien qu’ils sont grecs. De plus, les Hellénodices qui organisent les Jeux Olympiques ont reconnu que c’est vrai. En effet, lorsque Alexandre choisit de concourir et se rendit sur place, les Grecs qui allaient se mesurer à lui à la course le repoussèrent, déclarant que ce n’était pas un concours pour les barbares, mais pour les Grecs. Mais Alexandre prouva qu’il était Argien, et on jugea donc qu’il était grec; il participa à la course du stade et arriva en première place ex aequo. »

[Hérodote 5.22]

Résumons : le roi macédonien Alexandre – non pas Alexandre le Grand, mais un ancêtre du même nom – veut prendre part aux Jeux Olympiques, quintessence de la culture grecque. Les concurrents tentent de l’exclure, se plaignant peut-être que « bientôt on aura un boxeur perse ou un conducteur de char scythe ». Alexandre réussit toutefois à démontrer qu’il descend d’une lignée grecque, ce qui le qualifie pour les Jeux Olympiques.

Qu’en est-il, dans tout cela, de notre Achille noir ? Qu’en auraient pensé les Grecs ? Il est difficile de le savoir, mais une chose est certaine : aujourd’hui comme il y a deux mille ans, la question de « qui est grec » reste compliquée.

 

[image : quel Achille se cache là-derrière? Cratère à figures rouges, Vᵉ siècle av. J.-C.]

Pour les inconditionnels du texte grec original, voici le fragment d’Hésiode, tel qu’il nous a été transmis par un compilateur de l’époque de l’empereur Constantin Porphyrogénète :

Μακεδονία· ἡ χώρα ὠνομάσθη ἀπὸ Μακεδόνος τοῦ Διὸς καὶ Θυίας τῆς Δευκαλίωνος, ὥς φησιν Ἡσίοδος ὁ ποιητής·

Ἣ δ’ ὑποκυσαμένη Διὶ γείνατο τερπικεραύνῳ

υἷε δύω, Μάγνητα Μακηδόνα θ’ ἱππιοχάρμην,

οἳ περὶ Πιερίην καὶ Ὄλυμπον δώματ’ ἔναιον.

Revenu de base inconditionnel : retour de l’Âge d’Or ?

abondanceInnovation: les Suisses seront appelés à se prononcer sur le principe d’un revenu de base inconditionnel. Ce projet ramène le souvenir d’un lointain Âge d’Or.

Quand les Suisses ne sont pas en train de percer des tunnels dans les Alpes, ils meublent leurs loisirs en allant voter. Le 5 juin, divers objets seront soumis à l’examen critique de la population, dont l’idée d’introduire un revenu de base inconditionnel (RBI) pour tous les habitants. Pour le dire simplement : chacun aurait droit à un montant mensuel qui lui permettrait de couvrir ses besoins essentiels ; ensuite, celui qui voudrait disposer de plus que le minimum vital devrait trouver un emploi pour compléter ses revenus.

Vous ne trouverez pas de consigne de vote dans les lignes qui suivent car il existe autant de bonnes raisons d’accepter que de refuser cette initiative. Les partisans du RBI mettront en avant le droit fondamental à des moyens d’existence ainsi que la simplicité du concept ; les opposants rétorqueront que la gratuité n’existe pas et que tout paiement se mérite par un travail. Il vaudra tout de même la peine de se tourner vers des textes très anciens qui suggèrent que le RBI constitue un écho lointain à cette époque révolue que l’on appelait l’Âge d’Or.

L’Âge d’Or a-t-il jamais existé ? Difficile de l’affirmer. Quoi qu’il en soit, on observe chez divers auteurs grecs un désir de retrouver un âge où, par la bienveillance des dieux, la vie était simple et facile. Dans cette conception des choses, il s’agirait pour les humains de ramener ce moment perdu. J’ai déjà eu l’occasion d’aborder un thème apparenté en rappelant que, malgré les apparences, l’argent ne travaille pas.

Le poète Hésiode nous rappelle, dans Les travaux et les jours (début du VIIe s. av. J.-C.), que l’humanité aurait connu plusieurs générations successives, caractérisée en bonne partie par des métaux précieux : génération d’or, d’argent, de bronze, race des héros, et finalement race de fer, celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Globalement, cette succession va dans le sens d’une dégringolade. Nos conditions de vie seraient nettement moins agréables que celles de la première génération, celle qui correspondait à l’Âge d’Or.

Voici ce qu’en dit Hésiode :

« La première génération des hommes mortels fut d’or ; elle fut créée par les dieux qui habitent sur l’Olympe. Cela se passait du temps de Cronos, tandis qu’il régnait sur le ciel. Les hommes vivaient comme des dieux, sans souci, à l’écart des peines et de la misère. La terrible vieillesse ne les atteignait pas, jambes et bras gardaient toujours la forme, et ils prenaient plaisir dans les fêtes, protégés de tous les maux. Lorsqu’ils mouraient, c’était comme s’ils étaient domptés par le sommeil. Tous les biens leur appartenaient. La terre nourricière produisait ses fruits d’elle-même, en abondance et sans limite. Et les humains vaquaient tranquillement à leurs occupations, entourés de nombreux bienfaits. »

[voir Hésiode, Les travaux et les jours 109-119]

Qui ne voudrait voir revenir l’Âge d’Or ? L’idée a continué à fasciner les Grecs pendant des siècles. En 388 av. J.-C., le poète comique Aristophane imagine la situation suivante : le dieu Ploutos (la Richesse personnifiée) est aveugle et absent ; son aveuglement fait qu’il ne sait plus distribuer les richesses de façon équitable. Les escrocs se remplissent les poches tandis que ceux qui bossent dur ne reçoivent pas leur juste part. Il faut ramener Ploutos et lui faire recouvrer la vue. Le héros de la pièce amène donc Ploutos dans un sanctuaire d’Asclépios, dieu guérisseur, et le miracle se produit : Ploutos peut à nouveau voir, il pourra donc distribuer l’argent à chacun selon son mérite ! Le poète Aristophane va ainsi permettre à ses concitoyens de rêver quelques instants à l’abondance retrouvée.

« Qu’il est doux, mes concitoyens, de vivre dans le bonheur, et surtout sans avoir à rien sortir de la maison ! Un tas de bonnes choses s’est abattu sur notre maisonnée sans que nous ayons commis la moindre injustice. Ah oui ! c’est chouette d’être riche ! L’armoire est pleine de farine blanche, et les amphores débordent d’un vin à la robe sombre et au bouquet délicieux. Tous nos tiroirs sont pleins à craquer d’or et d’argent, c’est incroyable ! Le puits est rempli d’huile ; nos fioles sont pleines de parfums ; le grenier a un stock de figues sèches. Le vinaigrier, les assiettes, les marmites sont devenus de bronze. Nos petits plateaux poisson tout pourris, voici qu’ils sont en argent, et la lanterne s’est soudain changée en ivoire. Nous autres serviteurs, nous jouons avec de la monnaie d’or ; et nous nous torchons le cul à chaque fois, non plus avec des cailloux, mais avec des pousses d’ail, comble du luxe ! »

[voir Aristophane, Ploutos 802-818]

Ce dernier détail, typique d’Aristophane, ne fera pas fantasmer tout le monde. Retenons plutôt l’émerveillement de ce personnage qui retrouve un Âge d’Or où la vie est facile. Avec le RBI, les Suisses ne pourront pas compter sur des plateaux en argent massif ou sur des caisses de Bordeaux alignées dans leurs caves : on parle bien d’un revenu de base. Cependant, le RBI postule tout de même le principe d’un droit inaliénable à des moyens d’existence, sans contrepartie sous forme d’un quelconque travail. Ses partisans parviendront-ils à convaincre leurs concitoyens, ou le RBI rejoindra-t-il le rayon de la mythologie ?

[image: détail d’une statue de Louis XV à Reims]

Avant Volkswagen, qui est le tout premier escroc ?

vw_logoParadoxalement, la relation des Grecs avec leurs dieux s’est d’abord construite à partir d’une escroquerie.

Les milliers de propriétaires de véhicules VW, Audi, Skoda et autres Seat se sentent probablement floués : on leur a raconté des salades, leur faisant croire qu’ils roulaient dans des voitures peu polluantes, alors qu’un logiciel truqué faussait les données lors des contrôles anti-pollution.

La firme VW n’a cependant fait que reproduire un comportement qui apparaît dès l’époque où l’on a commencé à faire la distinction entre les hommes et les dieux. Avant le « dieselgate » de Volkswagen, il y a eu le scandale de Mékoné. Prométhée, un dieu bienfaiteur des hommes, peut revendiquer le titre de tout premier escroc, comme nous le rapporte le poète Hésiode vers le début du VIIe siècle av. J.-C. C’est en effet Prométhée qui met au point le prototype du sacrifice pour les dieux, instituant l’acte par lequel les hommes vont pouvoir honorer les Immortels. Le partage des parts de l’animal sacrifié, comme on va le voir, est une véritable tromperie.

« À cette époque, la distinction entre les dieux et les hommes mortels était en train de se mettre en place en un endroit appelé Mékoné. C’est alors que Prométhée partagea un bœuf, certes en y mettant tout son cœur, mais en essayant néanmoins de tromper la pensée de Zeus. Pour l’un d’eux, il avait placé, cachées dans le ventre du bœuf, sous la peau, les viandes et les entrailles de l’animal, ruisselantes de graisse. Pour l’autre, il avait disposé les os blancs en les dissimulant dans de la graisse luisante, par une manœuvre sournoise.

À ce moment précis, Zeus, le père des  hommes et des dieux, l’apostropha : ‘Fils de Japet, illustre parmi les nobles, tu as – mon brave – partagé les parts de manière bien inégale !’ Voilà ce que disait, pour se moquer de lui, Zeus aux pensées inaltérables. Mais Prométhée à l’esprit tordu lui répliqua avec un sourire en coin (il n’avait pas oublié ses manœuvres sournoises) : ‘Zeus, toi qui es très honoré et très grand parmi les dieux éternels, choisis donc ta part comme le cœur t’en dit !’

Voilà ce qu’il disait, avec une ruse à l’esprit. Cependant Zeus aux pensées inaltérables avait bien compris le piège, il l’avait reconnu. Mais dans son cœur, il préparait déjà des ennuis pour les hommes mortels, et c’est bien ce qu’il finit par réaliser. Or le voilà qui saisit des deux mains la graisse luisante ! Le courroux envahit son âme, et la colère se répandit dans son cœur lorsqu’il aperçut les os blancs du bœuf qui révélaient la manœuvre sournoise. Et c’est depuis ce moment que la race des hommes, sur terre, brûle pour les Immortels les os blancs sur des autels fumants.

Absolument furieux, Zeus rassembleur de nuages s’écria : ‘Fils de Japet, tu connais bien des trucs, mon brave, et tu n’as manifestement pas renoncé à tes manœuvres sournoises !’ Voilà ce que disait, dans sa colère, Zeus aux pensées inaltérables. Et c’est pourquoi, par la suite, gardant pour toujours le souvenir de cette escroquerie, il refusa d’envoyer sur les frênes le feu infatigable qui aurait pu servir aux hommes mortels qui habitent sur terre. »

[voir Hésiode, Théogonie 535-564]

Drôle d’histoire : le poète nous dit que Zeus avait bien compris la manœuvre de Prométhée, mais qu’il aurait fait exprès de se laisser tromper. Ainsi, la toute première distribution des parts du sacrifice repose sur une tromperie. La meilleure part, c’est-à-dire la viande et les entrailles, est cachée sous la peau (ou le capot de la VW ?) ; elle reviendra pour toujours aux hommes. Les dieux se contenteront des os, ainsi que de la graisse qui monte en fumée vers les cieux.

Zeus a laissé faire, mais il va dans un premier temps chercher à compenser cet avantage accordé aux hommes en les privant du feu. Toutefois Prométhée, le dieu bienfaiteur des hommes, parviendra à voler le feu et à le livrer aux hommes. Zeus, répondant du tac au tac, leur infligera un malheur bien plus grand : la femme. Mais ceci, c’est une autre histoire…

On peut donc constater que la première escroquerie de l’histoire a défini la manière dont nous honorons les dieux. Alors que Zeus a laissé faire, on peut se demander si, dans le cas de Volkswagen, certains dieux de l’Olympe bruxellois n’ont pas aussi un peu fermé les yeux sur la tromperie qu’on leur avait présentée.

Hésiode, un portefeuille d’actifs et le mythe de la vraie vie

barclays_nbLa vraie vie consiste-t-elle en un compte en banque bien garni ? Et l’argent travaille-t-il tout seul ? Ces questions, le poète Hésiode se les posait déjà.

Dans un quotidien respecté, une banque non moins respectable a publié récemment une annonce en pleine page comportant l’affirmation suivante : « Voici à quoi ressemble un portefeuille d’actifs diversifiés dans la vraie vie. » Le lecteur est alors invité à contempler l’image d’une famille, sur trois générations, savourant un sympathique souper méditerranéen dans une splendide propriété surplombant la mer. La grand-mère joue de la guitare pour son petit-fils, tout le monde semble très content, le rouge coule à flot et la lumière est magnifique. Un moment d’harmonie ; on voudrait en être.

La vraie vie ? Peut-être pour les 1% de la population mondiale qui vont prochainement posséder à eux seuls plus que tous les autres habitants de la Terre réunis.

Pour le poète Hésiode, toutefois, la vraie vie passait par une obligation incontournable : le travail. Au tournant du VIIIe au VIIe siècle av. J.-C., l’auteur d’un poème intitulé Les Travaux et les Jours se penche sur la condition humaine. Celle-ci se définit d’abord par le fait que nous ne sommes pas des dieux : alors que les dieux jouissent de l’immortalité, les hommes doivent suer tous les jours pour assurer leur subsistance. Cette différence serait le fait de Zeus, le roi des dieux :

« Les dieux détiennent les moyens de subsistance qu’ils ont cachés aux hommes. Sinon, tu travaillerais un seul jour et tu posséderais assez pour passer le reste de l’année sans travailler. Tu pourrais rapidement suspendre le gouvernail de ton navire au-dessus de ta cheminée ; et tu arrêterais de faire travailler tes bœufs et tes mules endurantes. Or c’est Zeus qui, dans sa colère, a caché ces moyens de subsistance parce que Prométhée le rusé l’avait trompé. Ce jour, il a imaginé pour les hommes de pénibles soucis, et en particulier il leur a caché le feu. En retour, le brave fils de Japet [Prométhée] l’a volé à Zeus l’avisé et l’a rendu aux hommes, après l’avoir caché au creux d’une férule pour que Zeus – qui prend plaisir à lancer la foudre – ne s’en aperçoive pas. »

[voir Hésiode, Les Travaux et les Jours 42-52]

D’après Hésiode, les hommes auraient pu vivre sans travailler ; mais Zeus en a décidé autrement. Il leur cache l’usage du feu, qui leur faciliterait trop les choses. Cependant Prométhée, un dieu qui veut le bien des hommes, trouve moyen de prendre le feu en le cachant dans une férule, c’est-à-dire une longue tige creuse où la braise peut se consumer lentement sans qu’on la voie. Les hommes ont ainsi obtenu un bienfait qui les avantage ; la vie devient facile.

PandoraNBZeus imagine alors un nouvel obstacle : ce sera Pandore, la première femme, qui va apporter à l’homme une vie pleine de soucis. Pandore soulève en effet le couvercle de la célèbre jarre (plus tard, on parlera de la ‘boîte’ de Pandore), déversant ainsi à la surface de la terre les peines et les soucis.

« Auparavant, la race humaine vivait sur terre à l’abri des maux, du travail pénible et des maladies cruelles qui provoquent la mort de l’homme. Or la femme, soulevant de ses mains le grand couvercle de la jarre, répandit les maux et causa des soucis douloureux pour les hommes. Seul resta, au fond de son récipient incassable, l’espoir ; il ne passa pas le rebord de la jarre et ne franchit pas les portes de la maison car Pandore avait remis en place le couvercle de la jarre par la volonté de Zeus, celui qui porte l’égide et rassemble les nuages. »

[voir Hésiode, Les Travaux et les Jours 90-99]

Des générations de savants se sont demandé comment expliquer le fait que l’espoir soit présenté comme un mal. Il ne faut pas demander à un mythe une logique cartésienne : le poète veut vraisemblablement dire que, une fois que tous les maux se sont répandus sur la terre, l’homme ne conserve que l’espoir pour y faire face. Si Hésiode présente la femme comme la cause des maux de l’homme, il faudra surtout retenir le fait que ce difficile épisode de l’histoire de l’humanité serait provoqué par la volonté des dieux. La vraie vie, c’est celle où nous devons travailler tous les jours tout en sachant que nous finissons tous par en mourir. Mais Zeus nous a laissé une qualité essentielle pour affronter nos épreuves : l’espoir.

Pour illustrer cette contradiction inhérente à la condition humaine, le poète a recouru à un discours imagé, un mythe. Chaque époque a ses mythes ; au XXIe siècle, nous avons celui de l’argent qui travaille tout seul.

[image : F.S. Church, Opened up a Pandora’s box ]