Vous les voulez forts, M. Poutine ? Rendez-les libres !

demoEn écrasant toute contestation, le Président russe se tire une balle dans le pied, lui qui voudrait une Russie forte.

« Make Russia great again » : tel pourrait être le slogan de Vladimir Poutine, qui a construit sa figure politique sur le contraste avec l’ère de Mikhail Gorbachev et Boris Eltsine. Sa méthode surprend : au lieu de donner à ses concitoyens la force nécessaire pour l’aider à atteindre son objectif, le Président préfère balayer la contestation. Pourtant, cela fait deux millénaires et demi que des penseurs ont mis en évidence un lien entre la liberté des hommes et leur motivation à la défendre.

On attribue à Hippocrate un traité rédigé aux alentours de 425 av. J.‑C. sous le titre Airs Eaux Lieux. L’auteur de ce fascicule défend deux thèses complémentaires pour expliquer pourquoi les Européens (en particulier les Grecs) l’emporteraient sur les Asiatiques (en particulier les Perses). Nous pouvons laisser de côté la première thèse, selon laquelle le climat déterminerait le caractère des peuples, pour nous arrêter plutôt sur la seconde : les peuples qui sont soumis à un roi n’auraient aucune raison de défendre des intérêts qui ne sont pas les leurs. L’argumentation proposée par l’auteur du traité porte sur la motivation à la guerre ; elle peut s’étendre, toutefois, à une perspective plus large. On reconnaît ici les racines mêmes de la doctrine libérale qui s’est développée dans l’Europe des Lumières.

« Les peuples d’Asie sont dans leur majorité soumis à un roi. Là où les hommes ne sont pas maîtres de leurs affaires et ne peuvent pas déterminer leurs lois, mais sont au contraires soumis à un maître, leur souci n’est pas de s’exercer à la guerre, mais d’éviter de paraître combatifs, car les risques encourus ne sont pas partagés.

On voit bien que les hommes partent à la guerre, endurent des souffrances et meurent sous l’effet de la contrainte pour défendre leurs maîtres, éloignés de leurs enfants, de leur épouse et des autres êtres qui leur sont chers. Par ailleurs, tous leurs exploits et toutes leurs actions courageuses profitent à leurs maîtres, qui accroissent ainsi leur pouvoir, tandis qu’eux ne récoltent que les dangers et la mort. »

[Corpus hippocratique, Airs Eaux Lieux 16]

Plus loin, l’auteur du traité revient sur la même question.

« Les esprits asservis ne veulent pas assumer leur part de dangers de leur plein gré pour le bénéfice de la puissance d’un autre. En revanche, ceux qui déterminent leurs propres lois assument les dangers pour eux-mêmes, et non pour les autres. C’est de leur propre chef qu’ils s’exposent et affrontent les dangers, car ils récoltent pour eux-mêmes les fruits de la victoire. »

[Corpus hippocratique, Airs Eaux Lieux 23]

L’auteur d’Airs Eaux Lieux visait l’empire perse et son pouvoir despotique. En filigrane, on comprend qu’il tente d’expliquer comment des Grecs, bien inférieurs en nombre aux Perses, ont néanmoins réussi à résister à l’attaque de leurs voisins. La motivation des Grecs, qui se battaient pour leur liberté, expliquerait leur victoire.

M. Poutine, si vous voulez une Russie forte, n’asservissez pas vos concitoyens. Au contraire, donnez-leur la possibilité de décider de leur destin. S’ils sont convaincus de récolter les fruits de leurs efforts, et non d’enrichir une poignée de gens qui prennent les décisions pour eux, les Russes seront d’autant plus motivés à atteindre les objectifs que vous affirmez viser.

[image : manifestation de protestation à Nizhny Nogorod (2011/2012)]

Un médecin peut-il aider un patient à mourir ?

sermentAujourd’hui, la controverse autour du droit des malades au suicide assisté pose un cas de conscience pour les médecins. Respectent-ils le serment d’Hippocrate ?

Adèle est atteinte d’une maladie incurable qui lui cause d’indicibles souffrances. Au bout du chemin, une seule certitude : la mort, dans des conditions très difficiles. Dans un certain nombre de pays, les lois permettent – ou du moins l’usage tolère – désormais le suicide assisté : un médecin pourrait abréger les souffrances d’Adèle en lui administrant un poison mortel.

Dans certaines régions, le débat s’est encore élargi : désormais, on envisage la possibilité de permettre à des personnes âgées de choisir de mourir, non pas parce qu’elles sont malades, mais parce qu’elles sont fatiguées de vivre.

Jusqu’où peut-on aller dans ce débat ? Pour certains, il est simplement exclu d’ôter la vie à un autre être humain, quelles que soient les circonstances. D’autres admettent le principe d’abréger l’existence d’une personne gravement malade. Finalement, on assiste à l’émergence d’une revendication à quitter ce monde sans condition, avec l’aide d’un médecin. Face à de telles possibilités, les hommes sauront-ils résister à la tentation de se débarrasser des êtres les plus faibles au nom d’une logique économique ?

Nous ne résoudrons pas ici ce débat épineux. Contentons-nous de revenir sur un élément précis qui apparaît régulièrement dans la discussion : les médecins qui se soumettent au serment d’Hippocrate devraient en principe s’abstenir d’administrer un poison mortel.

Ce serment est attribué à l’un des fondateurs de la médecine grecque, Hippocrate de Cos (env. 460-370 av. J.-C.), héritier d’une longue lignée de médecins remontant à jusqu’au dieu guérisseur Asclépios. Les Asclépiades – c’est ainsi qu’on les désignait – se transmettaient oralement un savoir séculaire.

L’un des aspects les plus originaux de la personne d’Hippocrate réside dans le fait que, contrairement à ses prédécesseurs, ce médecin a mis par écrit une partie de ses connaissances. On pourrait dire qu’il est un précurseur de l’open access, puisque l’accès direct aux textes médicaux permettait à chacun d’apprendre la science médicale. Curieusement, le serment d’Hippocrate semble contredire ce principe de libre accès au savoir médical, comme on va le voir. Ci-dessous, une traduction d’un texte maintes fois invoqué, mais rarement lu :

« Je jure par Apollon Médecin, et par Asclépios, Hygie et Panacée, ainsi que par tous les dieux et les déesses, en les prenant tous à témoin. J’agirai conformément à ce serment et à cet engagement, selon mes capacités et ma faculté de jugement :

  • J’honorerai celui qui m’a enseigné cet art comme s’il s’agissait de mes propres parents ; je mettrai en commun nos moyens de subsistance, et s’il est dans le besoin, je partagerai avec lui.
  • Je considérerai ses propres enfants comme des frères, et je leur enseignerai l’art de la médecine s’ils veulent l’apprendre, sans salaire ni engagement. Je transmettrai les préceptes, les enseignements communiqués oralement et toute autre forme d’apprentissage à mes propres fils, à ceux de mon maître, ainsi qu’à des élèves enregistrés et assermentés selon les règles de la médecine, mais à personne d’autre.
  • J’administrerai des traitements médicaux pour le bien des patients, selon mes capacités et ma faculté de jugement ; je m’abstiendrai de porter atteinte à la santé des patients ou de leur causer un tort.
  • Je n’administrerai à personne un poison mortel, même si on me le demande, ni ne ferai une telle proposition. De même, je ne donnerai pas à une femme un pessaire [une sorte de suppositoire] abortif. Je maintiendrai mon existence et mon art purs et conformes aux usages.
  • Je ne ferai pas d’incision sur des personnes atteintes de calculs, mais je laisserai cette pratique à des spécialistes.
  • Dans toutes les maisons que je visiterai, je n’entrerai que pour le bien des patients, en m’abstenant de tout tort volontaire et corrupteur, notamment des actes sexuels sur le corps des femmes et des garçons, de condition libre et servile.
  • Ce que je pourrais voir ou entendre qui se rapporte à la vie privée, dans le cadre d’un traitement ou même hors du traitement, je le garderai sous silence, considérant de telles données comme secrètes.
  • Si je respecte ce serment sans l’enfreindre, puissé-je profiter de mon existence et de mon métier en jouissant de l’estime de tous les hommes pour l’éternité ; mais si je l’enfreins et me parjure, que ce soit le contraire. »

[texte grec du serment d’Hippocrate]

Dans ce texte, on retiendra tout particulièrement l’article suivant : « Je n’administrerai à personne un poison mortel, même si on me le demande, ni ne ferai une telle proposition. De même, je ne donnerai pas à une femme un pessaire abortif. »

Le médecin qui voudrait respecter à la lettre le serment d’Hippocrate devrait donc s’abstenir de participer à un suicide assisté. De même, provoquer une interruption de grossesse, sous quelque forme que ce soit, ne serait pas permis. Doit-il invoquer aujourd’hui l’autorité d’une tradition vieille de deux millénaires et demi ? Peut-il au contraire avancer l’argument d’un changement de mentalités pour faire une entorse au serment d’Hippocrate ?

Chacun se fera son opinion selon ses croyances et sa compréhension des choses de ce monde. Pour ma part, je préfère retenir la modernité de certaines autres clauses. Derrière l’interdiction d’extraire des calculs, lesquels seront laissés aux soins d’un spécialiste, on voit s’esquisser la mise en place des sous-disciplines de la médecine. Le respect de la personne, ainsi que le secret médical, demeurent incontournables aujourd’hui ; et il s’applique à toutes et tous, sans aucune distinction. Dans l’Antiquité comme de nos jours, la médecine ne relève pas d’un simple acte technique : du moment qu’un homme se trouve investi du pouvoir d’agir sur la vie et la survie de ses semblables, son activité soulève des questions d’ordre éthique que nous ne saurions ignorer.

[image : manuscrit du serment d’Hippocrate (Bibliothèque Vaticane, XIIe s. ap. J.-C.)]

Macrocéphales

MacrocephaleNBModifier le corps des gens et espérer transmettre ce changement aux générations suivantes: l’idée a déjà traversé la tête de penseurs grecs de la période classique.

Ce crâne, exposé au Musée d’Ethnographie de Genève, provient d’Amérique du Sud. L’individu a été trépané; de plus, on a allongé son crâne par la pose de bandelettes qui ont progressivement déformé la tête. Le second procédé rappelle immédiatement celui décrit par le médecin grec Hippocrate dans un traité intitulé Airs Eaux Lieux (fin du Ve s. av. J.-C.). Il s’agit des fameux Macrocéphales.

Les Macocéphales sont un peuple asiatique où l’on pratique aussi la pose de bandelettes pour allonger les crânes des enfants. Au fil des générations, toutefois, l’intervention n’est plus nécessaire car, nous dit Hippocrate, les enfants naissent spontanément avec un crâne allongé. Autrement dit, une caractéristique acquise deviendrait innée (voir Hippocrate, Airs Eaux Lieux 14.1-2).

À une époque où l’ADN restait inconnu, la chose semblait facilement acceptable. Ainsi par exemple, les descendants du héros Pélops portaient, disait-on, une marque sur l’épaule qui rappelait un épisode douloureux: Pélops avait été découpé en morceaux et servi par son père Tantale en ragoût aux dieux , afin de mettre à l’épreuve leur omniscience. Reconstitué à grand peine, Pélops avait retrouvé un aspect normal, à l’exception de son épaule (Déméter l’avait dévorée par mégarde). On avait donc remplacé l’épaule manquante par une prothèse en ivoire, la première prothèse de l’histoire! L’épisode aurait donc, selon la tradition, laissé des traces dans la descendance de Pélops, sous la forme d’une tache de naissance sur l’épaule (voir les scholies à Pindare, Olympique 1.40).

Le philosophe Aristote a également fait écho à l’idée selon laquelle une intervention humaine sur le corps pouvait se transmettre et devenir en définitive une caractéristique innée. Il mentionne notamment le cas d’un homme qui avait un tatouage sur le bras; son fils n’avait rien, mais son petit-fils serait né avec une tache noire – certes moins nette – au même endroit (voir Aristote, Histoire des animaux 7.6 [585b – 586a]).

Pour revenir à Hippocrate, il est l’un des initiateurs du débat sur la différence entre l’acquis et l’inné. À son époque, on parle plus volontiers de nomos et de physis (convention / nature).

[Image: crâne de Macrocéphale en provenance d’Amérique du Sud. Musée d’Ethnographie de Genève]