Stupéfiant : il propose de légaliser toutes les drogues

heroinUn candidat au Parlement suisse, issu d’un parti propre en ordre, propose de légaliser toutes les drogues. Utopie ou pari audacieux ?

Il ne s’agit pas seulement du cannabis : Thomas Kessler propose de légaliser l’accès à toutes les drogues, cocaïne, ecstasy, héroïne etc. La vente serait légale, mais réglementée et contrôlée par l’État.

Provocateur ? Sans doute un peu, et les partisans du propre en ordre vont tousser dans leur tasse de café lorsqu’ils découvriront ces propositions. On doit cependant concéder à notre iconoclaste le fait que le système répressif qui prévaut de nos jours ne fonctionne pas. N’importe qui peut acheter de la drogue dans la rue, à toute heure du jour ou de la nuit. Pendant ce temps, de gros caïds deviennent encore plus gros en profitant du fait que le produit, certes accessible, n’en est pas moins suffisamment rare pour faire grimper les prix.

Ou alors, faudrait-il éradiquer la consommation de drogues en adoptant des méthodes musclées ? La méthode « n’y qu’à pas en prendre » ? Voyons ce que cela a donné, voici trois millénaires.

« [Continuant notre voyage,] nous fûmes ballotés par des vents funestes pendant neuf jours sur la mer poissonneuse. Au dixième jour, nous abordâmes au pays des Lotophages, qui se nourrissent d’une fleur. Là, nous mîmes pied à terre et renouvelâmes notre provision d’eau ; et aussitôt, mes compagnons prirent leur repas sur leurs vaisseaux rapides.

Or une fois que nous eûmes rassasié notre faim et notre soif, j’envoyai mes compagnons en mission : ils devaient se renseigner pour savoir qui étaient les habitants du pays et ce qu’ils mangeaient. Je sélectionnai deux hommes, et un troisième pour faire l’estafette.

Ils partirent sur le champ se mêler aux Lotophages. Ces derniers ne cherchèrent pas à tuer mes compagnons, mais ils leur donnèrent du lotos à manger. Quiconque consommait du lotos, un fruit doux comme le miel, n’avait plus envie de revenir donner des nouvelles, ni de retourner. Ainsi donc, ils voulurent rester sur place, en compagnie des Lotophages, à manger du lotos dans l’oubli du retour.

Je dus les forcer à retourner, en pleurs, jusqu’aux navires, et une fois que je les eus traînés à fond de cale, je les mis aux fers. Quant au reste de mes fidèles compagnons, je leur enjoignis de monter en hâte sur les nefs rapides, avant que l’un d’eux ne consomme du lotos et n’en oublie le chemin du retour. »

[Homère Odyssée 9.82-102]

On aura reconnu Ulysse et ses compagnons. Un bon point pour le héros : il est effectivement parvenu à contraindre ses compagnons à l’abstinence en les mettant aux fers, à fond de cale, et en levant les voiles. Adieu les Lotophages ! Il n’a toutefois fait que déplacer le problème, puisque ses compagnons vont continuer à céder à leur appétit (la navigation en mer, ça creuse…). Leur incapacité à maîtriser leur estomac provoquera une série de catastrophes dont la dernière sera fatale aux derniers survivants, excepté Ulysse. La méthode « n’y qu’à pas en prendre » ne fonctionne que si vous disposez de quelqu’un pour surveiller les gens en permanence. Dès qu’Ulysse s’endort ou perd de vue ses compagnons, ceux-ci se remettent à faire des bêtises.

L’épisode des Lotophages nous apporte cependant un autre enseignement : que cela nous plaise ou non, les drogues sont avec nous depuis très, très longtemps. Si nous ne sommes pas en mesure de les éradiquer, il vaudrait peut-être mieux trouver des compromis intelligents car la répression ne fonctionne pas.

La Mauvaise Foi : 8e péché capital

pechesAux sept péchés capitaux, on devrait ajouter un huitième : la mauvaise foi, qui fait des ravages dans le monde d’aujourd’hui

L’un de mes maîtres m’a rendu attentif au fait que, parmi les sept péchés capitaux (on dit aussi « péchés mortels »), on trouve les « péchés à consonnes » et les « péchés à voyelles ». La première catégorie regroupe des péchés certes capitaux, mais dont on pourrait néanmoins s’offrir une petite dose de temps en temps ; la seconde catégorie, en revanche, serait strictement prohibée.

Par « péchés à consonnes », il faut entendre ceux dont l’étiquette commence par une consonne : Colère, Gourmandise, Luxure et Paresse. Allez, c’est bien vrai, on peut en prendre une petite dose, sans exagérer. Les « péchés à voyelles », par contre, c’est du lourd : Avarice, Envie et Orgueil. À éviter à tout prix.

À ce catalogue, je propose d’ajouter un huitième péché capital, celui de la Mauvaise Foi, brillamment illustré – dans un passé récent – par l’adorable Me B.

Ce péché, les politiciens de tous les pays du monde s’en accordent quelques doses à intervalles réguliers ; et le non moins adorable Mr. T, spécialiste des tweet tonitruants, taquine l’overdose de Mauvaise Foi à la consternation de toute la planète.

Dans un passé plus reculé, la Mauvaise Foi sévissait déjà. Un érudit du IIIe siècle av. J.-C. du nom de Sosibios était passé maître dans l’art de couper les cheveux en quatre. Il utilisait cette compétence extraordinaire à essayer d’expliquer des passages problématiques de l’Iliade, et il se faisait payer pour le travail. Toutefois, à force d’abuser de la Mauvaise Foi, Sosibios s’est fait attraper à son propre jeu, comme on le verra.

Commençons donc par évoquer un cas particulièrement criant où Sosibios, dans un usage raffiné de la Mauvaise Foi, a prétendu résoudre un problème d’interprétation du texte d’Homère. Il s’agissait d’un passage où apparaissait le vieux Nestor, un guerrier accompli, mais tout de même un vieillard. Or ce brave homme avait le gosier en pente, et pour satisfaire son penchant pour le vin, il utilisait une coupe d’une taille extraordinaire :

« Cette coupe, un autre avait de la peine à la déplacer de la table lorsqu’elle était pleine ; mais le vieux Nestor la soulevait sans difficulté. »

[Homère Iliade 11.636-637]

Ce passage a soulevé l’étonnement des commentateurs anciens, comme l’a relevé Sosibios.

« Il semblait impossible que, en présence de Diomède et d’Ajax – et à plus forte raison d’Achille ! – on présente Nestor comme plus vigoureux, bien qu’il fût avancé en âge.

Face à ces objections, nous absolvons le poète en recourant à un argument appelé anastrophè (retournement). Si l’on prend l’hexamètre ‘lorsqu’elle était pleine ; mais le vieux Nestor la soulevait sans difficulté’, on peut retrancher l’expression ‘le vieux Nestor’ du milieu du vers et le placer au début du premier vers, après ‘un autre’, ce qui donne, depuis le début : ‘Un autre vieil homme avait de la peine à la déplacer de la table lorsqu’elle était pleine ; mais Nestor la soulevait sans difficulté.’ »

[Athénée Deipnosophistes 11.493d]

Le brave Sosibios aurait certes remporté les Championnats du Monde de la Mauvaise Foi, mais il aurait eu un zéro pointé en grec ancien s’il avait été mon étudiant. Il y a cependant une morale à cette histoire, puisque le même Sosibios s’est fait piéger à son propre jeu par le roi d’Égypte Ptolémée II Philadelphe.

« [Sosibios] recevait un soutien financier du roi. Or ce dernier convoqua ses comptables et leur ordonna, au cas où Sosibios viendrait demander son subside, de lui répondre qu’il l’avait déjà reçu.

Peu après, voici que Sosibios se présente et demande son subside. Les comptables lui rétorquent qu’il l’a déjà reçu et n’en disent pas plus. Sosibios va trouver le roi et se plaint des comptables. Ptolémée les fait alors venir en leur ordonnant d’apporter les rouleaux de comptes sur lesquels figurent les entrées des personnes qui ont reçu un subside. Le roi prend en main les rouleaux ; après consultation, il lui déclare lui aussi qu’il a reçu son subside.

Voici l’explication : il y avait des noms inscrits sur la liste, à savoir Soter, Sosigenès, Bion, Apollonios. Une fois qu’il les eut passé en revue, le roi dit : ‘Toi qui nous épates en résolvant des problèmes, si tu prends So- du nom Soter, -si- de Sosigenès, et puis la première syllabe de Bion ainsi que la dernière syllabe d’Apollonios [ce qui donne So-si-bi-os], tu trouveras que tu as reçu ton subside, du moins en appliquant ta manière de raisonner.’ »

[Athénée Deipnosophistes 493f – 494a]

L’histoire de Sosibios constitue un avertissement à tous nos dirigeants : un peu de Mauvaise Foi, d’accord, mais il ne faut pas pousser trop loin.

[image : Jérôme Bosch Les sept péchés mortels (entre 1505 et 1510)]

Le sport rend gentil … ou pas

chariotPour éviter que les gens ne se battent, rien de tel que le sport. Entre la théorie et la pratique, il reste pourtant un effort à faire.

Homère l’a bien montré : lorsque des hommes bourrés de testostérone se battent pour des questions d’amour-propre, rien de tel qu’un peu de sport pour leur faire retrouver le sens des rapports humains.

Souvenez-vous : dans l’Iliade, le lecteur assiste à la querelle entre le jeune Achille et son aîné Agamemnon. Ils se disputent pour la possession d’une belle captive. L’affaire tourne au vinaigre, Achille part bouder dans son coin, les Grecs se retrouvent en mauvaise posture face aux Troyens, et l’histoire dérape vilainement lorsque Patrocle, fidèle compagnon d’Achille, perd la vie en tentant de sauver la mise pour les Grecs. Il faut la mort de Patrocle pour qu’Achille et Agamemnon se reprennent en main, cessent leur querelle et retrouvent le sens des priorités (nous en avons parlé récemment).

C’est alors qu’Homère nous montre les vertus du sport : pour honorer la mémoire de Patrocle, Achille organise un grand concours sportif où les participants vont pouvoir rivaliser de fair-play. Tout le contraire de la dispute autour de la belle captive. Pourtant, dans un premier temps, nos sportifs se comportent comme de jeunes coqs prêts à tous les coups bas pour gagner les meilleurs prix. Dans la course de char, le jeune Antiloque triche un peu et parvient à distancer un conducteur plus expérimenté, Ménélas, grâce à un procédé digne d’une course de Formule 1. Il a gagné une belle jument que Ménélas aurait volontiers prise pour lui. Le perdant est vexé et demande un arbitrage ; mais le jeune Antiloque s’empresse d’éteindre l’incendie.

« Calme-toi ! Seigneur Ménélas, je suis bien plus jeune que toi : tu as la précédence sur moi, et tu es plus valeureux. Tu sais jusqu’où cela peut aller lorsqu’un jeune perd les pédales : car il a l’esprit vif, mais la couche de bon sens est mince. Ton cœur peut encaisser le coup ; quant à moi, je vais te donner la jument que j’ai gagnée.

Et si tu me demandais quelque chose de chez moi qui soit encore plus grand, je te le céderais aussitôt volontiers, plutôt que de perdre ton amitié, nourrisson de Zeus, et de me rendre coupable aux yeux des dieux. »

[Iliade 23.587-595]

Joignant les actes aux paroles, Antiloque remet la jument à Ménélas, qui se laisse immédiatement attendrir par le geste de son cadet.

« Antiloque, en dépit de ma colère, c’est à moi de faire un pas en arrière : car avant cela, tu n’étais ni égaré ni insensé ; ce n’est que maintenant que ton esprit a cédé à ta jeunesse. La prochaine fois, évite de tricher face à des gens meilleurs que toi.

Si j’avais eu affaire à un autre Achéen, je ne me serais pas laissé persuader ; mais toi, tu en as bavé, et avec ton brave père et ton frère, vous avez mouillé votre maillot pour moi. C’est pourquoi, puisque tu m’en fais la demande avec respect, je passerai l’éponge. La jument, je te la donnerai, bien qu’elle me revienne, pour que tout le monde sache que je ne suis ni arrogant ni intransigeant. »

[Iliade 23.602-611]

Vous avez remarqué ? Alors qu’Agamemnon et Achille s’étaient disputés pour une question de butin et d’amour-propre, sans parvenir à se calmer, ici au contraire Ménélas et Antiloque désamorcent tout seuls leur querelle, chacun faisant une concession à l’autre. Ouf, vive le sport ! Lorsque des guerriers sont prêts à se taper dessus, rien de tel qu’une bonne course de char. C’était donc simple : le sport est un merveilleux exutoire pour les hommes qui ont un peu trop forcé sur le Red Bull. Au lieu de battre, ils feront preuve de fair-play, comme Antiloque et Ménélas.

Non mais allô ? Je rêve ? Vous y croyez, vous, à cette vision idéalisée du sport sur fond de coucher de soleil, avec encore un peu de guitare hawaïenne pour accompagner le tout ?

La semaine passée, l’équipe nationale d’Argentine se proposait de venir jouer un match amical en Israël et le gouvernement israélien n’a rien trouvé de mieux que de politiser l’événement en déplaçant le match de Haïfa à Jérusalem, pour légitimer ses revendications sur la Ville Sainte. Lionel Messi, star de l’équipe, a subi des pressions de la part des Palestiniens et les Argentins ont renoncé au voyage.

Quelques jours plus tard, en Suisse, un match entre deux équipes de quatrième division se termine par des insultes racistes, des coups et un quasi lynchage.

Pauvre Homère, s’il pouvait voir ce que nous faisons du sport aujourd’hui…

[image : les courses de char de l’avenir]

Pourquoi faisons-nous de grosses bêtises ?

achille_agamemnon_betterGrosse bêtise ? C’est la faute à Zeus et Héra, qui ont transféré aux hommes la capacité à se tromper lourdement.

  • Chérie, je crois que j’ai fait une grosse bêtise…
  • Une grosse bêtise comme d’habitude, ou une grosse grosse bêtise ?
  • Plutôt une grosse grosse bêtise. Je me suis disputé avec l’un de mes employés qui gère l’informatique de l’entreprise, et il s’est vexé. Il veut quitter son poste. Entre-temps tout le secteur de production est à l’arrêt parce que le système informatique est tombé en panne.
  • Effectivement, une grosse grosse bêtise de ta part.
  • Mais ce n’est tout de même pas de ma faute s’il ne veut pas reconnaître mon autorité !
  • C’est peut-être la faute de Zeus et Héra ?
  • J’ai de la peine à te suivre : qu’est-ce que tes dieux grecs ont à voir avec mon responsable du secteur informatique ?
  • Zeus, après avoir fait une grosse grosse bêtise, a décidé que désormais, il prierait les hommes de les commettre à sa place.
  • Moi, je suis dans les ennuis jusqu’au cou, et tu me parles de mythologie !
  • Espèce de misanthrope cacochyme, tu pourrais au moins essayer de comprendre d’où te vient cette propension à faire des gaffes que tu pourrais éviter. Allez, écoute un peu, ça te changera les idées. J’ai récupéré l’exemplaire de l’Iliade que tu voulais utiliser pour allumer des feux de cheminée l’hiver prochain.
  • Bon c’est parti pour les bêtises de Zeus…
  • Voilà : dans l’Iliade, Agamemnon a commis une grosse grosse bêtise. Il a vexé Achille alors qu’il a vraiment besoin de lui. Achille s’est retiré du combat.
  • Un peu comme mon responsable de l’informatique ?
  • Tu commences à comprendre. Pour aller droit au but, l’entêtement d’Agamemnon et Achille conduit à la catastrophe : Patrocle, fidèle compagnon d’Achille, y laisse sa peau. Finalement, Achille et Agamemnon décident de recoller les pots cassés. Alors Agamemnon, pour sauver la face, tente d’expliquer pourquoi il a commis une énorme erreur de jugement.

« Eh oui ! Autrefois, c’est Zeus qui s’est laissé égarer, lui dont on dit qu’il est plus avisé que tous les hommes et les dieux. Héra l’avait roulé dans la farine par ses ruses féminines, le jour où Alcmène était sur le point de mettre au monde le fort Héraclès dans Thèbes aux belles murailles. Voici ce que Zeus proclama à tous les dieux :

‘Écoutez-moi, vous tous dieux et déesses : je vais vous dire le fond de ma pensée. Aujourd’hui, Ilithye – celle qui veille sur les douleurs de l’accouchement – va faire voir le jour à un homme qui régnera sur tous ses voisins qui sont de naissance humaine et qui sont de mon sang.’

Alors la puissante Héra, par ruse, lui dit :

‘Tu ne tiendras pas parole : tu n’accompliras pas ce que tu dis. Alors vas-y, Olympien, prononce devant moi un serment contraignant. Jure qu’il régnera sur tous ses voisins, l’homme qui aujourd’hui tombera entre les pieds d’une femme et qui sera de ton sang.’

Telles furent ses paroles ; et Zeus ne se rendit pas compte qu’il y avait un piège, mais il prêta un grand serment qui lui fit commettre une grosse bêtise.

Héra, d’un bond, quitta les hauteurs de l’Olympe et se rendit rapidement à Argos d’Achaïe, où elle trouva la robuste épouse de Sthénélos, descendant de Persée. Celle-ci était enceinte d’un garçon ; elle en était au septième mois de grossesse. Héra lui fit voir le jour bien qu’il fût prématuré : elle mit fin à la grossesse, coupant l’herbe sous les pieds d’Ilithye. Puis elle annonça la chose à Zeus, fils de Kronos :

‘Père Zeus à la foudre étincelante, j’ai quelque chose à te dire. Voilà, il est né, l’homme valeureux qui régnera sur les gens d’Argos. Il s’appelle Eurysthée, c’est le fils de Sthénélos descendant de Persée, de ton sang. Il est bien placé pour régner sur les Argiens !’

Telles furent ses paroles, et une douleur aiguë pénétra Zeus au plus profond de son cœur. Aussitôt, il saisit Até [l’Égarement personnifié] par les boucles brillantes de ses cheveux, et dans sa fureur il prononça un serment contraignant : Até ne retournerait plus jamais ni sur l’Olympe ni dans le ciel étoilé, puisqu’elle égarait tout le monde. Sur ces mots, en la tenant dans sa main il la fit tournoyer puis la précipita du haut du ciel étoilé. Até arriva bientôt chez les hommes pour se mêler de leurs affaires.

Et Zeus ne cessait de se plaindre de ce qu’elle avait fait, lorsqu’il voyait son propre fils [Héraclès, né après Eurysthée], soumis à des travaux indignes à cause des épreuves qu’Eurysthée lui infligeait. »

[Iliade 19.95-133]

  • Donc, si j’ai bien compris ton histoire, Zeus a fait une grosse grosse bêtise et, pour éviter d’en commettre d’autres à l’avenir, il a décidé que désormais ce seraient les hommes qui se tromperaient ? Et c’est pour cela qu’Agamemnon et moi avons gaffé ?
  • Parfaitement. Comme tu as si bien écouté, je vais terminer avec une bonne nouvelle : ton informaticien a essayé de t’appeler par téléphone tout à l’heure. C’est moi qui ai répondu et j’ai tout arrangé pour toi : il reprendra son service demain.
  • Eh bien, tu n’as pas l’air content ?
  • J’espère que tu lui as dit que son comportement était inadmissible ?

[image : Johann Heinrich Tischbein, La dispute entre Achille et Agamemnon (1776)]

Les animaux ont des droits (d’auteur)

monkey_selfieUn macaque qui a réalisé des selfies ne détient pas les droits sur ses propres images, a décrété une cour de justice. Et qu’en est-il de la responsabilité civile d’un cheval qui vous prédit votre avenir ? Ou des droits d’une poutre de chêne qui vous indique la route à suivre ?

Naruto ne fera pas jurisprudence : une association de défense des animaux demandait que ce macaque, qui avait réalisé plusieurs selfies au moyen d’un téléphone subtilisé à un photographe, touche des droits sur les images. Après tout, c’est bien lui qui a réalisé le travail. Demande rejetée par le tribunal.

Les juges ont bien compris les conséquences potentielles d’un jugement positif : si l’on accorde des droits d’auteur à un singe qui se prend en photo, il faudra aussi payer les chevaux de trait pour leur dur labeur, dédommager les rats que l’on utilise dans les laboratoires, et bien entendu accorder une compensation à tous ces braves moutons qui ont la gentillesse de nous fournir leur laine et leur viande. Le prix des œufs et du lait va aussi augmenter, c’est sûr…

Et qu’en est-il de tous les arriérés de paiement remontant aux origines de la domestication ? Avant les singes qui prennent des selfies, il y a eu les chevaux qui parlent. Quel prix pour leurs conseils ? Quels droits Xanthos et Balios, les chevaux d’Achille, avaient-ils sur leur prophétie ? Homère ne devrait-il pas leur rétrocéder un pourcentage des bénéfices réalisés sur la publication de l’Iliade ?

« Automédon et Alkimos s’affairaient à atteler les chevaux. Ils fixèrent de belles sangles et ajustèrent les deux mors à leurs mâchoires, reliés par les rênes au char bien ajusté. Tenant le fouet brillant dans sa main, Automédon lança les chevaux ; Achille était monté à l’arrière, scintillant comme le lumineux Hypérion, et d’une voix terrifiante il apostropha les chevaux que son père lui avait donnés :

‘Xanthos et Balios, rejetons illustres de Podargé, prenez soin de ramener sain et sauf le conducteur du char auprès de l’armée des Danéens une fois que nous en aurons assez de nous battre, et ne le laissez pas mort sur place, comme vous l’avez fait pour Patrocle.’

C’est alors que, sous le joug, lui répondit Xanthos, le cheval aux pieds étincelants, en inclinant la tête ; sa crinière tout entière, glissant hors du joug, descendit jusqu’au sol (il faut préciser qu’Héra aux bras blancs lui avait fait don de la parole) :

‘Bien sûr, puissant Achille, aujourd’hui encore nous te ramènerons sain et sauf ; cependant, le jour de ta mort est proche. Nous n’en sommes pas responsables : cela dépend d’un grand dieu et du puissant Destin.

D’ailleurs, ce n’est pas à cause de notre lenteur et de notre nonchalance que les Troyens ont pu retirer sa cuirasse des épaules de Patrocle, mais c’est le meilleur des dieux, celui qu’a enfanté Léto à la belle chevelure, qui a provoqué sa mort au premier rang pour donner une part de gloire à Hector.

En ce qui nous concerne, nous pourrions courir aussi vite que le souffle du Zéphyr, bien que – à ce qu’on dit – sa vitesse soit insurpassable. Mais toi, ton destin est de mourir par la volonté d’un dieu et par la main d’un homme.’ »

[© Xanthos 12.06.1080 av. J.-C. La marque Iliade™ est déposée auprès du syndicat des Homérides ; tous droits réservés. Homère Iliade 19.392-417]

Xanthos est un cheval qui parle, et il fournit des indications précieuses à son maître. De plus Homère le cite sans que le brave équidé n’ait donné son consentement explicite. Il faudra songer à verser un dédommagement à ses descendants. Mais il y a autre chose : Achille et Xanthos ne sont pas d’accord sur l’attribution des responsabilités après la mort de Patrocle. Achille pourrait solliciter l’aide de son avocat puisque Xanthos n’a pas été en mesure de rapporter le corps du compagnon d’Achille. En outre, si la prédiction de Xanthos sur la mort prochaine d’Achille s’était avérée fausse, le héros aurait-il pu se retourner contre son cheval parlant parce que, envers et contre tout, il aurait survécu à la guerre de Troie ? Xanthos ferait bien de contracter une assurance de protection juridique.

Ne nous arrêtons pas en si bon chemin : si certains chevaux sont doués de la parole, n’oublions pas que les arbres peuvent aussi parler. Or voici qu’un autre poète épique, Apollonios de Rhodes, cite la prédiction émise par une poutre du navire Argo sans préciser si l’arbre a été consulté au préalable. Le poète aurait d’ailleurs pu faire un versement au site oraculaire de Dodone, d’où venait le chêne en question.

« Soudain, en pleine course, survint un cri poussé par une voix humaine : il provenait d’une poutre qui tenait la coque du navire. Athéna l’avait prise d’un chêne de Dodone pour l’ajuster au milieu de l’étrave.

Les Argonautes furent saisis de crainte car ils croyaient entendre la voix colérique de Zeus en personne. Cette voix leur disait qu’ils ne sauraient espérer échapper aux souffrances d’un long voyage en mer, ni à de terribles tempêtes, à moins que Circé ne les purifie du cruel meurtre d’Apsyrtos. Elle demandait aussi à Castor et Pollux d’intercéder auprès des dieux immortels pour leur ouvrir la route vers la Mer Ausonienne [aujourd’hui la Mer Tyrrhénienne], où ils trouveraient Circé, la fille de Persé et d’Hélios. »

[Apollonios de Rhodes Argonautiques 4.580-591]

Le chêne de Dodone parle, ses conseils sont plus précieux que ceux du meilleur GPS. Une fois que la question des droits des singes photographes aura été réglée, nos juristes ne devraient-ils pas se pencher aussi sur les revendications du règne végétal ? Cela soulèvera des questions passionnantes, comme celle de savoir si une forêt peut refuser à un peintre le droit de la représenter sans son consentement. Nous vivons décidément une époque formidable.

[image : Naruto, photographe professionnel]

Adieu à la confidentialité

clipart-mail-message-1560x1560Tous nos courriers peuvent être interceptés, toutes nos données confidentielles finissent tôt ou tard entre les mains de tiers.

Le récent scandale autour de Facebook n’a fait que souligner un fait bien connu : lorsque nous communiquons avec des tiers, rien ne peut garantir la confidentialité de nos échanges électroniques. Nos données personnelles peuvent finir entre les mains d’inconnus, tandis que nos courriels risquent à tout moment de finir sur la place publique.

Comment réagir ? Revenir à des messages sur papier ? C’est probablement une mauvaise idée : les héros grecs s’envoyaient déjà des courriers confidentiels, mais de tels envois pouvaient être interceptés.

Commençons avec l’histoire de Bellérophon. Ce héros vivait en Argolide, au service du roi Proitos. Or la reine était amoureuse de Bellérophon et voulait coucher avec lui. Devant le refus de notre héros, l’épouse de Proitos fit croire à son mari que Bellérophon avait cherché à la séduire. Le roi, furieux, décida de se débarrasser de celui qu’il croyait être son rival. Voici ce qu’Homère nous raconte à ce propos :

« [Proitos] reculait devait l’idée de le tuer car il était pris par un scrupule religieux. Il envoya donc Bellérophon en Lycie en lui confiant un message fatal : sur une tablette pliée, il avait gravé un message porteur de mort, qu’il lui demanda de montrer à son beau-père pour que Bellérophon périsse. »

[Homère Iliade 6.167-171]

Ce passage contient l’ébauche d’un système de transmission de messages confidentiels : il s’agit d’une tablette pliée en deux et vraisemblablement protégée par un sceau. Bellérophon transporte le message, mais ne peut pas l’ouvrir. Il ignore donc que Proitos demande à son beau-père en Lycie de se débarrasser de Bellérophon.

Que se passe-t-il lorsque le porteur du message enfreint la confidentialité et ouvre la tablette ? Il faut se tourner vers l’historien Thucydide pour trouver un tel cas.

« [Un messager] s’était rendu compte qu’aucun des messagers qui l’avaient précédé n’était rentré, ce qui l’effraya. Il contrefit donc le sceau (qui fermait le message) pour que, s’il s’avérait qu’il s’était trompé ou si l’expéditeur lui redemandait la lettre pour y apporter une modification, son indiscrétion passe inaperçue. Il ouvrit le message, dans lequel ses soupçons s’avérèrent fondés : il y trouva un ordre de supprimer le messager. »

[Thucydide 1.132]

En accédant au contenu de la lettre qu’il portait, le messager a donc sauvé sa peau. Or ce message contient aussi la preuve que l’expéditeur est un traître à sa patrie. Le messager se transforme alors en lanceur d’alerte et dénonce son maître aux autorités, ce qui produira le premier cas d’écoutes secrètes.

L’histoire de Bellérophon, à laquelle répond l’anecdote rapportée par Thucydide, met en évidence un problème fondamental : quelles sont les limites de la confidentialité ? Est-il justifié d’ouvrir un courrier pour prévenir une éventuelle action criminelle ? Mais alors, ne devrait-on pas ouvrir tous les courriers puisqu’on ne sait pas à l’avance lesquels contiendraient des éléments compromettants ?

Laissons le dernier mot à Ménélas, qui intercepte un message confié à un serviteur par Agamemnon.

« Le serviteur : ‘Tu n’avais pas le droit d’ouvrir le message que je portais !’

Ménélas : ‘Mais toi, tu n’avais pas à porter un message qui causait un préjudice à tous les Grecs !’ »

[Euripide Iphigénie à Aulis 307-308]

Une bonne médiation vaut mieux qu’un long procès

shield_bwConfisqué par le régime de Vichy, un tableau de maître retourne à ses propriétaires légitimes à l’issue d’une procédure de médiation. Souvent, mieux vaut chercher un arrangement plutôt que de s’engager dans un long et coûteux procès.

1946 : une famille suisse acquiert un tableau du peintre britannique John Constable, une des nombreuses vues de la Vallée de la Stour qu’il a réalisées au cours de sa carrière. Les acheteurs se doutaient-ils du fait que, quatre ans plus tôt, le tableau avait été confisqué par le régime de Vichy à des propriétaires juifs ? Laissons-les au bénéfice du doute. Quoi qu’il en soit, en 1986, l’héritière du tableau en fait don à la ville de La Chaux-de-Fonds, et en 2006, patatras ! La famille des premiers propriétaires vient réclamer le tableau, faisant valoir qu’il s’agissait d’une œuvre volée.

Que faire ? Un long et coûteux procès ? Tout le monde serait perdant. C’est pourquoi les parties en cause se mettent d’accord pour suivre une procédure de médiation. Au lieu de demander à un juge de trancher pour ou contre les uns ou les autres, le médiateur essaie de mettre les gens d’accord sur un compromis. En l’occurrence, le tableau est restitué aux propriétaires, mais il faut que tout le monde sauve la face : l’accord prévoit donc que la bonne foi des acheteurs de 1946, ainsi que  celle du Musée de La Chaux-de-Fonds, soit reconnue. Oui, ils ont acquis un tableau volé ; mais ils ne savaient pas. En plus, comme le tableau a été restauré aux frais de la ville de La Chaux-de-Fonds, les propriétaires légitimes font un geste et paient les frais de restauration.

Dans un monde où il devient toujours plus fréquent de traîner son voisin devant le juge pour un éternuement intempestif, la procédure de médiation est une pratique efficace, qui présente l’avantage de donner satisfaction aux deux parties en réduisant les blessures infligées à la partie adverse. La médiation existe déjà dans la société homérique, comme l’atteste un passage de la description du bouclier d’Achille dans l’Iliade.

Rappelez-vous : Achille a prêté ses armes à Patrocle, lequel se fait trucider par Hector. Ce dernier emporte les armes d’Achille et il faut donc fabriquer une nouvelle panoplie pour notre héros. C’est le dieu Héphaïstos qui s’en charge, mettant tout son art au service d’une commande exceptionnelle. Le poète Homère se lance ainsi dans une longue digression, occupant le chant 18 de l’Iliade, où il décrit les motifs gravés sur un bouclier exceptionnel. Or parmi les scènes représentées, il y a précisément une scène de médiation.

« (…) Une querelle avait surgi : deux hommes se disputaient pour la rançon à payer parce qu’un homme avait été tué. L’un en appelait au peuple et demandait de pouvoir tout payer, tandis que l’autre refusait d’entrer en matière sur une compensation. Les deux s’étaient donc adressés à un médiateur, dans l’espoir de régler l’affaire.

De part et d’autre, la foule prenait parti à grands cris, retenue par des hérauts. Les anciens, assis en cercle vénérable sur des pierres polies, prenaient en main le sceptre que leur remettaient les hérauts, des sortes de porte-parole. Ils se levaient à tour de rôle pour faire des propositions, en alternance. Au milieu du cercle, on avait placé deux talents d’or, récompense pour celui qui ferait la meilleure proposition. »

[Iliade 18.497-508]

Dans la société homérique, un meurtrier se voyait d’ordinaire poursuivi par la famille de la victime, qui réclamait que le coupable soit lui aussi mis à mort. Ce dernier pouvait choisir l’exil et recommencer sa vie ailleurs. Cependant, on observe aussi une innovation révolutionnaire pour l’époque : au lieu de demander que le meurtrier soit mis à mort, il était possible de chercher un arrangement par lequel le meurtrier payait une compensation financière. La difficulté principale consistait à faire accepter que la famille de la victime entre en matière.

Dans le passage traduit ci-dessus, des générations d’interprètes du texte homérique ont compris que la dispute portait sur le fait qu’une rançon ait été payée ou non : l’un affirmait qu’il avait payé, tandis que l’autre disait n’avoir rien touché. Aujourd’hui, les savants reconnaissent plutôt les manœuvres préliminaires d’une procédure de médiation. Accepter d’entrer en matière pour une compensation financière, alors même qu’un de vos proches vient d’être tué, c’est déjà faire un grand pas en direction d’une résolution du conflit. L’instance mise en place à cette occasion comporte une particularité intéressante : au lieu de prononcer un jugement, les membres de ce comité font des propositions, jusqu’à ce qu’on tombe d’accord. En prime, celui qui formule la meilleure solution touche le jackpot placé au milieu du cercle.

Dans le fond, la scène qu’Héphaïstos représente sur le bouclier d’Achille contient une clé d’explication de toute l’Iliade : Achille se brouille avec l’armée grecque pour une histoire de prestige, et il refuse d’entrer en matière lorsqu’on vient lui proposer un arrangement assorti d’une généreuse compensation financière. Son entêtement à refuser l’arrangement provoque la perte de son plus fidèle ami, le héros Patrocle.

Fort heureusement, les autorités de La Chaux-de-Fonds, ainsi que les propriétaires légitimes du tableau de Constable, ont su faire preuve de bon sens là où Achille s’était comporté en gamin têtu. Au lieu de chercher un affrontement qui rendrait tout le monde malheureux, les parties en cause ont reconnu les vertus d’une procédure de médiation. Une leçon de sagesse pour nous tous.

[image : le bouclier d’Achille, reconstitué à partir du texte homérique ; illustration parue dans The Penny Magazine of the Society for the Diffusion of Useful Knowledge, 22 septembre1832]

Remerciements : mon collègue et ami Pierre Sánchez a eu la gentillesse de me rendre attentif aux particularités de la procédure de médiation dans la scène représentée sur le bouclier d’Achille. Pour ceux qui souhaiteraient approfondir le sujet, reportez-vous à l’étude suivante : E.M. Carawan, Rhetoric and the Law of Draco (Oxford 1998) 51-58.

Ô Dylan, Odyssée !

fehmiuDans son discours à l’Académie de Suède pour le Prix Nobel, Bob Dylan nous rappelle que l’Odyssée, c’est notre monde, c’est votre monde.

Bob Dylan nous a fait trois surprises. La première fut de gagner le Prix Nobel, déjouant tous les pronostics. La deuxième a été de tarder à réagir : il a fallu beaucoup insister pour qu’il se décide à accepter cette récompense prestigieuse. Quand il a finalement consenti à venir chercher son prix à l’Académie de Suède, Bob Dylan nous a fait une troisième surprise, sous la forme d’un discours extraordinaire.

Dans ce discours, il parle de Moby Dick, le cachalot qui obsède un vieux capitaine unijambiste. Il évoque aussi À l’ouest, rien de nouveau, compte rendu des horreurs de la première guerre mondiale, désormais vieille d’un siècle. Et enfin, il nous rappelle l’importance de l’un des chants les plus anciens qui nous soient jamais parvenus, l’Odyssée. En quelques paragraphes, il remémore les errances d’Ulysse à la manière d’une chanson folk, et nous démontre que l’Odyssée, c’est ma vie, c’est ta vie, encore aujourd’hui.

Voici un extrait de ce discours :

« L’Odyssée est un étrange récit d’aventures à propos d’un homme qui essaie de rentrer chez lui après avoir combattu dans une guerre. Il est engagé dans ce long trajet vers sa maison, semé de pièges et d’embûches. Une malédiction le condamne à l’errance. Il est toujours repris par la mer, toujours sur le fil du rasoir. D’énormes rochers secouent son navire. Il fâche des gens qu’il ne faudrait pas. Il y a des trouble-fête dans son équipage. Des actes de traîtrise. Ses hommes sont transformés en cochons, puis transformés à nouveau en hommes, plus jeunes et plus beaux. Il essaie toujours de sauver quelqu’un. C’est un homme du voyage, mais ses escales sont nombreuses.

Il échoue sur une île déserte. Il trouve des grottes inhabitées et s’y cache. Il rencontre des géants qui disent : ‘Je te mangerai en dernier.’ Et il échappe aux géants. Il essaie de rentrer chez lui, mais il est ballotté et repoussé par les vents. Des vents incessants, des vents glacés, des vents hostiles. Il voyage au loin, puis il est repoussé par le souffle.

Il a toujours été averti de ce qui l’attend. Touché ce qu’on lui a dit d’éviter. Il y a deux routes à prendre, et les deux sont mauvaises. Toutes deux périlleuses. Sur l’une on pourrait se noyer et sur l’autre on pourrait mourir de faim. Il s’engage dans d’étroits passages aux tourbillons bouillonnants qui l’engloutissent. Il rencontre des monstres à six têtes avec des serres aiguisées. Des éclairs le frappent. Au-dessus de lui, il y a des branches qu’il saisit d’un bond pour échapper à une rivière en furie. Des déesses et des dieux le protègent, tandis que d’autres veulent le tuer. Il change d’identité. Il est épuisé. Il s’endort, et il est réveillé par le bruit d’un rire. Il raconte son histoire à des inconnus. Il était loin pendant vingt ans. Il a été emporté quelque part et s’est retrouvé là. On a versé des drogues dans son vin. La route a été dure.

De bien des manières, c’est un peu ce qui vous est arrivé. Vous aussi, on vous a versé des drogues dans votre vin. Vous aussi, vous avez partagé le lit d’une femme qui n’était pas pour vous. Vous aussi, vous avez été fascinés par des voix magiques, des voix douces aux mélodies étranges. Vous aussi, vous avez parcouru un si long chemin et vous avez été repoussés si loin par le souffle. Et vous avez été sur le fil du rasoir également. Vous avez fâché des gens qu’il n’aurait pas fallu. Et vous aussi, vous avez parcouru ce pays de long en large. Et vous avez aussi senti ce vent mauvais, celui dont le souffle ne vous apporte rien de bon. Et encore ce n’est pas tout. »

Après un tel survol, qui résistera à l’envie de lire l’Odyssée ? À défaut de traduire les 12110 vers de cette immense épopée, commençons par les dix premiers :

« Dis-moi, Muse, qui était cet homme ? Il avait plus d’un tour dans son sac, mais il s’est aussi souvent égaré après qu’il a mis à feu et à sang la forteresse de Troie, que les dieux protégeaient.

Il a vu des villes peuplées et fait la connaissance de leurs habitants. Sur la mer, il a enduré mille maux qui l’ont profondément affecté. Il a voulu sauver sa peau et ramener ses compagnons sains et saufs. Or cela n’a pas suffi : il n’a pas pu protéger ses compagnons, en dépit de tous ses efforts ; car eux se sont comportés en imprudents, et ils en sont morts, les insensés ! Parce qu’ils avaient dévoré ses bœufs, Hélios fils d’Hypérion leur a refusé de jamais rentrer chez eux.

Cette histoire, déesse fille de Zeus, il faut que tu nous la racontes, à nous aussi. »

[Homère Odyssée 1.1-10]

En avant pour les 12100 vers restants.

[image : Fehmiu dans le rôle d’Ulysse dans la série TV italienne L’Odissea (1967)]

JH : des chansons à faire pleurer

johnnyLa disparition de Johnny Hallyday nous rappelle que les grands artistes savent nous faire pleurer

C’est une tragédie française et intergalactique : nous venons de perdre Johnny Hallyday, un chanteur qui nous a accompagnés pendant deux générations. Il était au monde francophone ce qu’Elvis était à l’Amérique. On l’aimait bien, le Johnny, il faisait partie des meubles, même pour ceux qui ne couraient pas à tous ses concerts.

Dans le déluge d’hommages, on peut relever un point en particulier : il savait si bien transmettre des émotions à son public que les gens se mettaient à pleurer en l’écoutant. C’est la marque d’un grand artiste.

On peut supposer que Johnny a dû maintenant se rendre au bord de l’Achéron, le fleuve qui sépare notre monde de celui des morts. Il aura payé son passage à Charon, le patron du ferry-boat, et sur l’autre rive il aura rencontré le prince des chanteurs, Homère. Celui-ci lui aura sans doute rappelé que, dans la profession, un autre chanteur savait faire fondre en larmes ses auditeurs : il s’agit de l’aède Démodokos, un des personnages de l’Odyssée. Les lectrices et lecteurs assidus de ce blogs se rappelleront que Démodokos a déjà été évoqué précédemment; mais une piqûre de rappel ne fera de mal à personne.

Rappelez-vous : Ulysse, déguisé en mendiant, est arrivé sur l’Île des Phéaciens. Là, il a reçu un accueil un peu mitigé et l’affaire a failli dégénérer en bagarre. Finalement, le roi des Phéaciens met tout le monde d’accord en faisant venir Démodokos, véritable juke-box ambulant auprès duquel Ulysse va pouvoir choisir le disque.

« C’est alors que le très rusé Ulysse adressa la parole au héraut.  De l’échine d’un porc aux blanches dents, il avait découpé un morceau de viande ruisselant de graisse, tout en laissant la plus grande partie de la bête. ‘Tiens, héraut, apporte-lui cette viande à Démodokos pour qu’il la mange. Je vais le saluer, malgré ma tristesse : car aux yeux de tous les hommes qui marchent sur cette terre, les chanteurs ont droit à leur part d’honneur et de respect. En effet, la Muse leur a enseigné ses chants, et de tous temps elle aime la race des chanteurs.’

Sur ces mots d’Ulysse, le héraut prit la viande et la plaça entre les mains du héros Démodokos. Celui-ci la reçut, la joie emplit son cœur. Quant aux autres convives, ils saisirent les mets qui leur étaient servis.

Quand ils furent rassasiés de boisson et de nourriture, le très rusé Ulysse s’adressa à Démodokos : ‘Démodokos, je t’admire plus que tous les autres hommes. Oui, c’est la Muse fille de Zeus qui t’a enseigné, ou alors c’est Apollon. La manière dont tu arranges tes chants pour raconter les malheurs des Achéens est extraordinaire : tu dis ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont subi et souffert, comme si tu avais été sur place ou que tu l’avais entendu d’un autre. Allons, change de sujet et raconte comment fut bâti le cheval de bois qu’Épéios construisit avec l’aide d’Athéna. Ce cheval, ou plutôt ce piège, autrefois le divin Ulyssse l’avait amené vers la citadelle. Il était rempli de soldats qui dévastèrent Ilion. Si tu me racontes comme il faut, je proclamerai aussitôt devant tous les hommes que c’est la faveur d’un dieu qui t’a donné un chant divin.’ »

[Odyssée 8.474-483]

Démodokos s’exécute donc, déclenchant chez Ulysse un torrent d’émotions.

« Voilà ce que chantait le célèbre chanteur. Quant à Ulysse, il se liquéfiait, mouillant ses joues de larmes qui se répandaient de ses paupières.

Il était semblable à une femme qui, prostrée sur le corps de son époux, le pleure. Celui-ci est tombé devant sa ville et son peuple en essayant d’épargner un jour funeste à sa cité et à ses enfants. La femme voit son homme mourant, encore palpitant, et elle se répand sur lui en lamentations aiguës. Derrière elle, les ennemis lui frappent le dos et les épaules de leurs lances avant de l’emmener en esclavage, où l’attend une vie de peine et de misère. Ses joues se consument dans la plus pitoyable affliction. Voilà donc la manière dont Ulysse répandait d’émouvantes larmes sous ses sourcils. »

[Odyssée 8.521-531]

Merci à Démodokos, et merci aussi à Johnny, ces artistes qui savent nous faire pleurer. La prochaine fois qu’un imbécile me demande à quoi ça sert de payer des artistes, je leur répondrai que ça sert à nous faire pleurer, et que c’est très bien ainsi.

[image: Johnny au Musée Grévin]

J’ai promis à mon épouse que j’arrêtais

androm« Cette fois-ci, c’est promis, j’arrête », disent-ils à leur épouse ; mais ils n’arrêtent pas. Héroïsme rime-t-il avec égoïsme ?

Étrange coïncidence : dans le même numéro d’un quotidien suisse, deux événements totalement différents se font écho. Il sera question tout d’abord d’un terrible épisode de la guerre froide, puis de la disparition prématurée d’un alpiniste ; et cela nous ramènera à un couple célèbre, celui formé par Andromaque et Hector.

Commençons par la lettre d’un lecteur du Temps qui suggère que « les pilotes de Korean Airlines [vol KE 007, 1er septembre 1983] transportaient à bord des caméras espions et avaient promis à leurs femmes que c’était la dernière fois qu’ils jouaient à ce jeu dangereux. » On connaît la suite tragique : un chasseur soviétique abat l’avion de ligne, causant la mort de 269 passagers et membres de l’équipage.

[voir Le Temps, lundi 1er mai 2017, p. 7]

Ne cherchons pas à savoir si cette énième théorie du complot correspond enfin à la vérité à propos d’une histoire qui doit receler encore bien des secrets. Mettons-nous plutôt dans la situation d’un couple : Monsieur serait pilote de ligne pour Korean Airlines, et il saurait que son appareil est équipé pour survoler des zones militaires sensibles en Union Soviétique ; il raconterait cela à Madame qui, horrifiée, lui demanderait de cesser de jouer à la roulette russe avec la vie des passagers – et avec la sienne propre. Madame voit en effet venir d’un œil inquiet le moment où son mari provoquera indirectement une catastrophe, tout en laissant une veuve et des orphelins. Monsieur promet donc que c’est la toute dernière fois qu’il embarque des caméras d’espionnage. Promesse vaine, puisque qu’il aurait fini par entraîner dans la mort des centaines d’innocents.

Mais quel lien avec l’alpinisme ? La Suisse pleure la disparition de la « Swiss Machine », surnom donné à Ueli Steck, un des alpinistes les plus doués de sa génération. Il courait littéralement jusqu’au sommet des montagnes, d’abord dans les Alpes, puis – quand il a épuisé le catalogue – dans l’Himalaya. La journaliste sportive Caroline Christinaz évoque une première campagne qui a failli mal tourner : « De retour du colosse himalayen, le Bernois avait réalisé que cette fois-ci, il avait accepté de mourir. Mourir pour la montagne. Il était allé trop loin, disait-il, et répétait pensif à quel point cette sensation qu’il ne parvenait à partager avec personne l’avait ébranlé. Une promesse avait alors été faite à sa femme, Nicole, celle qu’il considérait comme son assurance-vie : ne plus jamais entreprendre de ‘solo risqué’ ».

[Caroline Christinaz, Le Temps, lundi 1er mai 2017, p. 16]

La promesse tient un temps, puis voilà Ueli Steck reparti pour l’Himalaya afin d’accomplir un exploit encore plus extraordinaire que tout ce qu’il a entrepris jusqu’alors. Il faut reconnaître qu’il tient en bonne partie sa promesse, puisqu’il a prévu de crapahuter en duo sur les plus hautes cimes du monde. Plus de solo risqué, c’est entendu. Cependant, avant de se lancer à l’assaut des sommets, notre héros montagnard part s’entraîner seul… On retrouve son corps au bas d’une pente : il a probablement glissé sur une plaque de glace.

Entre les pilotes de Korean Airlines et un alpiniste de l’impossible, un point commun : ils ont promis à leur épouse qu’ils allaient renoncer à se mettre en danger. À la manière d’une tragédie grecque où l’événement annoncé doit nécessairement se produire, les intéressés s’efforcent de détourner le cours de leur destin, sans succès. Pensent-ils sincèrement qu’ils y parviendront ? On peut en douter. Souvent, les héros savent où leur comportement va les mener, mais c’est plus fort qu’eux, ils doivent continuer.

Déjà Achille avait fait le choix entre une existence longue mais sans gloire, et une vie parsemée d’exploits, mais brève. Quant à son principal adversaire dans la guerre de Troie, Hector, il avait également conscience du jeu auquel il participait. Homère nous a préservé l’émouvant discours de son épouse Andromaque, prononcé sur les murailles de la citadelle. Andromaque est là, avec Hector et leur jeune fils, Astyanax.

« Hector sourit, tout en regardant son fils en silence. Andromaque se tenait près de lui, en larmes. Elle lui prit la main et l’interpela : ‘Mon chéri, ton ardeur va causer ta perte ! Tu n’as de pitié ni de ton fils, qui ne parle pas encore, ni de moi, infortunée, que tu laisseras bientôt veuve : car bientôt les Achéens, en masse, te tueront dans leur assaut. Quant à moi, si je te perds, il serait préférable que je disparaisse sous terre. Une fois que tu auras subi ton funeste destin, je n’aurai plus de joies, mais seulement des souffrances. Mon père et ma noble mère sont déjà loin.

Oui, c’est le divin Achille qui a tué mon père, quand il a pris Thèbes aux hautes portes, cette ville bien fortifiée en Cilicie. Il a trucidé Éétion, mais ne l’a pas dépouillée car un scrupule le retenait. Il l’a donc placé sur un bûcher avec ses armes bien ouvragées, puis il a érigé un tumulus par-dessus. Tout autour, les nymphes des montagnes, filles de Zeus porte-égide, ont planté des ormeaux.

Au palais, j’avais sept frères ; tous ont été envoyés dans l’Hadès en un seul jour, tous tués par le divin Achille aux pieds rapides, près de leurs bœufs aux jambes torves et de leurs moutons à la toison brillante.

Quant à ma mère, qui régnait sur les contreforts du Plakos boisé, Achille l’a emmenée avec le reste du butin, puis l’a libérée contre une rançon énorme. C’est dans le palais de son père qu’Artémis l’a frappée de sa flèche.

Par conséquent, Hector, tu es pour moi un père, une noble mère et un frère, et en plus tu es mon robuste époux. Prends donc pitié de moi et reste ici sur le donjon, pour éviter de laisser un enfant orphelin et une femme veuve. Place des soldats près du figuier, là où s’offre un passage pour escalader la citadelle, là où la muraille présente un point d’accès ; car à trois reprises déjà, les meilleurs soldats ont déjà tenté l’assaut, les deux Ajax et le glorieux Idoménée, les Atrides [Ménélas & Agamemnon] et le vaillant fils de Tydée [Diomède]. Je suppose qu’ils s’appuyaient sur un oracle bien informé, ou alors ils étaient poussés et encouragés par leur propre ardeur.’ »

[voir Homère Iliade 6.404-439]

Hector, peut-être plus réaliste que ses successeurs modernes, entrevoit déjà la fin prochaine de Troie, la citadelle qu’il défend avec tant d’ardeur. Il voudrait tant éviter de laisser une veuve et un orphelin, mais il sait qu’il n’a pas le choix : il doit retourner au combat.

Alors, héroïsme rime-t-il avec égoïsme ? Sans doute un peu, dans la mesure où Hector, comme ses successeurs modernes, accepte de se laisser enfermer dans un rôle certes héroïque, mais qui provoquera d’importants dommages collatéraux. Son destin et sa renommée passent avant le sort de sa femme et de ses enfants. Nous aimons nos héros ; il faut toutefois se rappeler que l’héroïsme a un prix, notamment pour les épouses.

[image : Johann Tischbein, Les adieux d’Hector à Andromaque (1812)]