L’or de Crésus laisse des traces à Thèbes

Hoecke_Croesus_showing_his_treasuresDécouverte sensationnelle d’une inscription témoignant d’une offrande du roi Crésus à un sanctuaire à Thèbes

  • Riche comme Crésus, le Mark Zuckerberg, je te dis ! Ma chérie, tu me croiras si tu veux : il a des milliards de dollars à ne plus savoir qu’en faire.
  • Oui, mais sa fortune, c’est du vent : quand il fait des bêtises avec Bakefoot, soudain ses milliards fondent comme la banquise du Pôle Nord. Il ferait mieux d’investir dans de l’or, comme Crésus. D’ailleurs, tu dis « riche comme Crésus », mais je parie que tu ne sais pas d’où vient l’expression.
  • Et toi qui as toujours le nez fourré dans un bouquin, je parie que tu sais.
  • Hé hé ! Gros malin, tu veux que je sorte un gros livre très compliqué ?
  • Pitié, surtout pas ! Dis-moi seulement où Crésus est allé chercher son or.
  • Crésus était roi de Lydie, en Asie Mineure, au VIe siècle av. J.-C. La capitale du royaume, Sardes, était traversée par un fleuve, le Pactole, dont on disait qu’il charriait des paillettes d’or.
  • Ah ? Il suffisait donc de filtrer l’eau du Pactole ?
  • C’est un peu ça, si tu veux. Toutefois, Crésus a aussi conquis beaucoup de régions avoisinantes, et il a rempli ses caisses en pillant les vaincus. Alors un jour, il s’est dit qu’il pourrait mettre la main sur l’empire perse, où régnait Cyrus. Je t’arrête tout de suite avant que tu me demandes « six Russes ? » d’un air niais : tu me l’as déjà faite, celle-là.
  • Mais pas du tout, ma chérie ! Alors, comme ça, Crésus est allé s’enrichir un peu plus du côté des Perses ?
  • Non, ça n’a pas marché. Pour commencer, Crésus s’est dit qu’il allait se renseigner pour savoir si l’expédition en valait la peine. Comme il ne disposait pas de Bakefoot pour le renseigner, il a envoyé des émissaires pour tester les différents oracles de la Grèce, en espérant identifier le plus fiable d’entre eux.
  • Ah ! C’était un malin, ton Crésus : il comparait les produits avant d’acheter !
  • C’est en tout cas ce que rapporte Hérodote. Cette fois-ci, tu ne vas pas y couper, je te lis le passage. J’ai chargé le texte intégral sur mon smartphone.
  • Ah ? Tu te modernises, ma chérie, c’est bien…
  • Nom d’un Hécatonchire manchot, écoute Hérodote et tais-toi !

« Pendant deux ans, Crésus – qui avait perdu son fils – vécut dans un grand chagrin. Après cela, l’empire d’Astyage fils de Cyaxare, détruit par Cyrus fils de Cambyse, et plus généralement l’accroissement de la puissance des Perses, mirent fin au deuil de Crésus. Il se dit que, dans le mesure du possible, il pourrait prendre le contrôle de leur expansion avant qu’ils ne deviennent trop puissants.

C’est avec cette pensée en tête qu’il décida d’éprouver les oracles de la Grèce et de la Libye. Il envoya donc divers émissaires à Delphes, à Abai en Phocide et à Dodone. D’autres furent envoyés au sanctuaire d’Amphiaraos et à celui de Trophonios, d’autres encore au sanctuaire des Branchides à Milet. Voilà la liste des oracles grecs auxquels Crésus envoya ses émissaires. En Libye, il envoya d’autres délégués pour sonder l’oracle d’Ammon. Avec ces ambassades, il entendait sonder la véracité des oracles : s’il en trouvait un qui disait la vérité, il lui enverrait une seconde délégation pour demander s’il était opportun d’attaquer les Perses. »

[Hérodote Enquêtes 1.46]

  • Alors, le résultat de sa petite enquête ?
  • Eh bien, apparemment presque tous les oracles se sont plantés. Hérodote nous dit simplement que, à Delphes, le test a bien fonctionné. Crésus a donc opté pour Delphes, ce qui ne l’a pas empêché de mal interpréter les réponses que le dieu Apollon lui a fournies. En fin de compte, son attaque contre la Perse a été un fiasco total.
  • Donc tous les autres oracles racontaient des bêtises ?
  • Pas exactement, car Hérodote précise un point intéressant.

« Tels furent les oracles rapportés de Delphes à Crésus. En ce qui concerne la réponse de l’oracle d’Amphiaraos, je ne saurais dire quelle réponse les Lydiens reçurent après qu’ils se furent acquittés des rites prescrits (ceci n’est pas précisé), si ce n’est que Crésus arriva à la conclusion que cet oracle, lui aussi, disait la vérité. »

[Hérodote Enquêtes 1.49]

  • Où était-il donc installé, cet Amphiaraos ?
  • À Thèbes, en Béotie. Or figure-toi que, en 2005, des archéologues grecs ont mis au jour à Thèbes une inscription qui mentionne une offrande faite par Crésus à Amphiaraos ! Ils ont mis dix ans à la publier, et elle dit à peu près cela :

« C’est à toi, Apollon, qu’ici le responsable du sanctuaire a consacré cette offrande. Il a fait vœu, après avoir – grâce à tes oracles – découvert sous terre un bouclier d’or étincelant, magnifique offrande que Crésus avait offerte en souvenir de la valeur (…). »

Malheureusement, l’inscription est en trop mauvais état pour qu’on puisse comprendre le détail de la suite. Ce n’est déjà pas mal : le texte a été gravé peu de temps après le règne de Crésus et elle nous apprend que le roi avait offert un bouclier en or à Amphiaraos. Probablement une manière de remercier l’oracle parce que, contrairement aux autres, il ne racontait pas des sornettes.

  • Et le bouclier ? On l’a retrouvé ?
  • Bien sûr que non ! Mais on a trouvé récemment d’autres choses, comme la peut-être vraie et authentique urne du général Brasidas, ou encore le certainement vrai temple d’Artémis à Amarynthos. Et le bouclier, Hérodote lui-même en parle un peu plus loin dans son récit.
    « (…) Lorsque Crésus eut entendu parler de la valeur d’Amphiaraos et qu’il eut appris quel fut son sort, il lui consacra un bouclier tout en or ainsi qu’une lance en or massif, de la pointe à la hampe. Les deux objets sont encore exposés de mon temps à Thèbes, dans le temple que les Thébains ont consacré à Apollon Isménien. »

    [Hérodote Enquêtes 1.52]

    Je t’expliquerai un autre jour comment le bouclier est passé du sanctuaire d’Amphiaraos à celui d’Apollon Isménien. De toute manière, tu comprends tout de travers, ce serait trop compliqué pour toi.

  • Tu me prends vraiment pour un Béotien… Et puis tu vois, le bouclier a été perdu, l’or n’est pas plus durable qu’une action de la compagnie Bakefoot. En fait, Mark Zuckerberg agit exactement comme Crésus : il filtre un flot d’information dont il tire des paillettes d’or, il complète ses richesses en mettant la main sur les compagnies voisines, et il fait de grosses bêtises parce qu’il ne sait pas écouter les oracles qui l’encouragent à une certaine prudence.

 

Pour ceux que cette nouvelle inscription intéresse, il faudra vous reporter à une publication scientifique récente : M. Tentori Montalto, « Some Notes on Croesus’ Dedication to Amphiaraos at Thebes », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 204 (2017) 1-9.

[image : Gaspar van den Hoecke (1603-1641), Crésus montrant ses trésors à Solon]

Commerce avec la Chine : un mirage

yuan_nbLa Bourse chinoise s’effondre, avec des répercussions potentielles sur l’économie en Europe et aux États-Unis. Mais au juste, depuis quand faisons-nous du commerce avec les Chinois ?

Les Chinois apparaissent dans nos sources grecques et romaines à partir du IIe s. ap. J.-C. Les contacts n’étaient qu’indirects : n’allons pas imaginer des Chinois en train de se promener dans les rues de Rome sous l’empereur Antonin le Pieux, ni d’ailleurs des Grecs barbus visitant la cour de la dynastie Han. Les Chinois étaient connus par le témoignage d’intermédiaires, le long des voies commerciales maritimes et terrestres.

C’est du moins ce que l’on a pensé jusqu’à une découverte extraordinaire faite voici une dizaine d’années : pour un bref instant, des savants ont cru avoir trouvé la preuve de contacts commerciaux directs entre un Grec de la période hellénistique (IIe s. av. J.-C.) et les Chinois. Si cela s’était confirmé, nos contacts avec les Chinois auraient été nettement plus anciens que tout ce que l’on avait imaginé.

La petite histoire qui suit montrera que, parfois, des trouvailles importantes peuvent reposer sur un fondement fragile. Il ne s’agit bien entendu pas de jeter la pierre aux savants qui ont été victimes d’un mirage scientifique : cela aurait pu arriver à n’importe quel autre chercheur.

Voici donc l’histoire : en 2003, des savants publient le texte d’une inscription grecque trouvée à Aï Khanoum en Afghanistan, datant du IIe s. av. J.-C. Le style de l’écriture laisse peu de place au doute quant à la datation. Ce texte consiste en un poème où son auteur, Sophytos, décrit un parcours de vie peu ordinaire.

« La force irrésistible des trois Moires [le destin] a détruit depuis longtemps la riche demeure de mes ancêtres. Mais moi, Sophytos fils de Naratos, malheureusement privé déjà tout petit des moyens de subsistance qu’offraient mes parents, j’ai exercé la vertu d’Apollon qui lance ses traits au loin ainsi que celle des Muses, mêlée à la noble compétence, et c’est alors que j’ai réfléchi à la manière de relever à nouveau la maison de mes pères. Recevant d’autrui de l’argent prompt à se reproduire, je quittai mon foyer avec l’intention de ne pas revenir avant d’avoir acquis une abondance considérable de biens. »

Dans un langage plus ordinaire, le brave Sophytos a décidé d’aller chercher fortune à l’étranger. Il a emprunté de l’argent à un proche et il est parti faire du commerce. Comme la stèle a été trouvée en Afghanistan, on en conclut que c’est dans cette région qu’il s’est installé, sur les traces d’Alexandre le Grand. Or à ce point le texte présente un détail à la fois spectaculaire et trompeur. Les premiers éditeurs ont en effet lu le passage suivant : « C’est pourquoi, faisant commerce avec les Chinois dans de nombreuses cités, j’ai amassé sans honte une ample fortune. » Un tel scoop a provoqué un immense intérêt parmi les spécialistes : si cette inscription disait vrai, le Grec Sophytos aurait commercé avec les Chinois dès le IIe s. av. J.-C.

Il aura fallu la lucidité foudroyante d’un savant de renom pour que l’on se rende compte que ces Chinois étaient un mirage. Le texte grec se présentait ainsi : ep’ emporièi Siniôn « en vue du commerce avec les Chinois ». Or dans le texte de l’inscription, les mots n’étaient pas séparés par des espaces. Il était donc possible pour un éditeur de couper les mots de manière différente : ep’ emporièisin iôn : « allant faire du commerce ». Pouf ! les Chinois ont disparu !

Que s’est-il donc passé ? Comme le texte était rédigé dans une forme poétique, cette langue un peu particulière autorisait des variantes auxquelles les premiers éditeurs, plus familiers de textes historiques que poétiques, n’ont pas immédiatement songé. Il n’y a pas de quoi se moquer de ceux qui ont été victimes de ce mirage ; cela démontre avant tout la nécessité de continuer à enseigner le grec à un haut niveau dans nos universités. Une mauvaise coupe de mots peut avoir un impact énorme sur l’interprétation de nos sources historiques.

Revenons-en à Sophytos et à son inscription. Les Chinois éliminés, la suite du texte se présente ainsi :

« C’est pourquoi, allant faire du commerce dans de nombreuses cités, j’ai amassé sans honte une ample fortune. Devenu célèbre, j’ai regagné ma patrie au terme d’années innombrables, et mon apparition a procuré du plaisir à mes amis. Ma maison paternelle qui était corrompue, je l’ai à nouveau raffermie, et dans mes terres j’ai érigé une tombe pour remplacer celle qui était tombée ; de mon vivant, j’ai dressé une stèle parlante sur le chemin. C’est ainsi que j’ai accompli ces travaux suscitant l’émulation ; puissent mes fils et mes petits-fils recevoir ma maison ! »

Même sans les Chinois, ce texte reste extraordinaire : il nous apporte le témoignage d’un Grec de la période hellénistique qui est parvenu à redresser les affaires de sa famille en faisant du commerce dans des contrées lointaines. Quant à savoir depuis quand nous entretenons des contacts avec les Chinois, il faudra en rester à la position classique: IIe s. ap. J.-C.