Nous ignorons tous l’heure de notre mort, du moins pour l’instant : car des recherches récentes permettraient de prédire le temps qu’il nous reste à vivre. Fantasme ou réalité ? La question nous hante depuis l’Antiquité
Des chercheurs de King’s College London auraient trouvé un moyen d’identifier dans le sang divers facteurs permettant de prédire le temps qu’il nous reste à vivre.
Ces chercheurs ne peuvent évidemment pas prendre en compte la possibilité que, demain, vous tombiez dans un escalier et vous rompiez le cou. Un tel exploit scientifique exerce néanmoins une forte fascination sur nous car il tente de répondre à une question qui nous taraude depuis des temps immémoriaux : vais-je mourir demain, dans deux ans ou dans un demi-siècle ?
Par une étrange coïncidence, la même question se trouve au cœur d’un film récent de Jaco van Dormael, Le Tout Nouveau Testament. Avec une impertinence inimitable, Benoît Poelvoorde prend le rôle de Dieu, établi à Bruxelles à l’étage supérieur d’un immeuble d’où il contrôle la vie des hommes en vertu de ce qu’il appelle la « loi de l’emm…ment maximal » : un malheur n’arrive jamais seul. Or voici que la fille de Dieu (!) parvient à communiquer à chaque humain le temps qu’il lui reste à vivre. Pourvus de cette connaissance, comment réagissent les mortels ? Entre des pitreries grossières et quelques trouvailles d’une profondeur remarquable, ce film joue lui aussi avec le fantasme de la connaissance du moment de notre mort.
Les Grecs étaient déjà habités par le même fantasme. Ils ont donc cherché à percer le mystère de l’heure de leur mort grâce à diverses méthodes liées à la divination. Nous en possédons des témoignages concrets que nous ont livrés des Grecs installés en Égypte sous l’Empire romain, aux débuts de l’ère chrétienne. Recueillant les fruits d’une sagesse développée déjà sous les Pharaons, ils ont constitué des manuels permettant à divers spécialistes de renseigner leurs clients non seulement sur l’heure de leur mort, mais sur de nombreux autres détails de leur vie future.
L’une des méthodes les plus populaires était connue sous le nom de Sortes Astrampsychi, c’est-à-dire « Tirage au sort selon la méthode d’Astrampsychos ». Le nom de l’inventeur est un croisement entre les astres (astra) et l’âme (psyche) ; tout un programme… Le manuel produit par Astrampsychos contenait une centaine de questions prédéterminées, telles que :
- Survivrai-je à ma maladie ?
- Hériterai-je de ma mère ?
- Mon épouse fera-t-elle une fausse couche ?
- Ai-je été empoisonné ?
Chacune des questions était accompagnée de plusieurs réponses prédéterminées. Par un système de tirage au sort qu’il serait trop compliqué d’expliquer ici, le sujet recevait la réponse correspondant à son cas personnel.
Il existait d’autres méthodes pour essayer de répondre à la question de la mort qui nous attend tous. Les Grecs établis en Égypte romaine étaient, dans une certaine mesure, les héritiers de l’époque des Pharaons. Ils avaient aussi adopté la pratique de l’astrologie, à laquelle ils accédaient par divers manuels, en prose ou en vers. Il nous reste notamment quelques fragments d’un long poème astrologique attribué à un certain Anoubion. Voici un extrait de ce poème, tel qu’il a été préservé par un papyrus du IIIe s. ap. J.-C. conservé à la Bibliothèque de Genève :
« Si l’Enflammé (la planète Mars) occupe l’Hypogée, si le Brillant (Saturne) est au Couchant et si Cypris (Vénus) est à l’Ascendant, (celui qui naît) enterrera son épouse.
Si l’Éclatant (Jupiter) se trouve sur le centre du Couchant et si le Resplendissant (Mercure) et l’Enflammé (Mars) sont à l’Ascendant, la caractéristique (de celui qui naît) est de ne pas avoir d’enfants.
Si Hermès (Mercure) et Zeus (Jupiter) sont dans les deux culminations du ciel opposées, ou si le Resplendissant (Mercure) est au Couchant et son père (Jupiter) est à l’Ascendant, ils provoquent une mort des enfants mâles difficile à supporter.
Si Cronos (Saturne) observe le Resplendissant (Mercure) en diamètre, il est dit que la caractéristique (de celui qui naît) est qu’il ne lui est pas accordé d’avoir des enfants. »
Si le poème d’Anoubion est en bonne partie perdu, nous en avons tout de même un résumé partiel qui nous a été transmis par deux manuscrits grecs fabriqués au XIVe et au XVe siècle, et conservés aujourd’hui à Venise. Ces textes ne sont pour l’instant pas traduits en français et leur accès reste difficile pour le profane. Voici néanmoins une prédiction tirée de ce manuscrit :
« Si Mars, en position supérieure, est en quadrat avec la Lune, il rend la mère veuve et diminue la vie du père, et il tue la mère elle-même par un crime sanglant ou une mort violente, tandis que le fils se réfugie dans des lieux saints, et il est obsédé par des apparitions et des fantômes. »
Les fragments du poème d’Anoubion et les témoignages relatifs à son œuvre seront publiés à la fin de l’année 2015 dans la Collection des Universités de France.
Connaître l’heure de notre mort, savoir quand nos proches vont nous quitter, apprendre ce qu’il adviendra de notre famille : cette question nous obsède depuis toujours. Dans l’Athènes du Ve s. av. J.-C., le tragédien Euripide a développé la réflexion dans une direction un peu différente. Dans une pièce intitulée Alceste, il imagine une situation où le roi Admète a reçu du dieu Apollon une faveur bien particulière. Voici comment Apollon décrit la chose :
« Je suis un dieu juste, et le fils de Phérès [Admète] et aussi un homme juste, lui que j’ai sauvé de la mort en trompant les Parques [déesses du Destin]. Ces déesses m’ont en effet accordé qu’Admète évite de mourir tout de suite, pour autant qu’il trouve une autre personne en contrepartie pour les dieux infernaux. Admète a fait la tournée de ses amis pour les sonder, et il a même sollicité ses vieux parents. Mais il n’a trouvé personne, sauf son épouse [Alceste], qui a accepté de son plein gré de mourir à sa place, renonçant ainsi à voir la lumière du jour. »
[voir Euripide, Alceste 10-18]
Admète pouvait donc retarder le moment de sa mort si quelqu’un prenait sa place. Ses vieux parents, qui n’avaient pas essayé le test sanguin mis au point par le King’s College, auraient pu se dire qu’ils avaient profité de la vie et qu’il ne leur restait de toute manière plus beaucoup de temps à vivre. À plus forte raison, tous les amis d’Admète ont préféré vivre plutôt que de prolonger la vie de leur ami. Alceste fut la seule à accepter de donner sa propre vie pour prolonger celle d’Admète ; en sauvant son époux, elle laissait aussi ses enfants orphelins.
Que l’on se rassure : après sa mort, Alceste est récompensée pour son sacrifice. Le héros Héraclès survient au moment même où Alceste vient de mourir. Il parvient à l’arracher à la mort et la restitue à Admète, dont la conscience est ainsi apaisée.
Quelle est l’heure de notre mort ? Ni les tests sanguins ni l’astrologie ni le sacrifice de nos proches ne nous permettront de le savoir avec précision. Devant cette incertitude, vivons au mieux.
[image : passerelle du 700e, Neuchâtel, © P. Schubert 2013]