Avec la disparition d’Elisabeth II, reine d’Angleterre, c’est un monde qui disparaît.
- Chériiiie, on vient d’interrompre mon match à la TV pour annoncer la mort de la reine d’Angleterre !
- Oui, mon chou, je sais, ils en parlent aussi à la radio. C’est un peu comme si un monde disparaissait.
- Ah, ça oui, par les cornes du Minotaure, quand on me coupe le match Manchester Unaïtid – Palézieux-Village, c’est la fin du monde.
- Non, je te parle de la reine. La Reine, quoi ! Ça ne te fait rien ? Moi, j’ai l’impression qu’elle a toujours été là, même si elle ne donnait jamais son avis sur rien. Elle a traversé les générations. Je me demande d’ailleurs si elle était de la génération d’or, d’argent, de bronze ou de fer, ou si elle appartenait à la génération des héros.
- Ma chérie, je t’ai un peu perdue…
- Si tu suivais un peu plus assidûment le blog de mon prof de grec, tu saurais qu’il a déjà parlé – ça fait longtemps – de la génération d’or décrite par Hésiode. Il s’agissait des premiers humains. Or le poète nous parle, non pas d’une seule génération, mais d’une succession de cinq générations. Je me demande par conséquent à quelle génération appartenait la reine d’Angleterre.
- Le match est interrompu, je te laisse continuer avec tes histoires. Mais dès que ça reprend, on arrête avec les vieux poèmes !
- C’est ça… Si tu me fais une petite place sur le canapé – dégage le paquet de chips, s’il te plaît – je te fais la lecture.
- Il sent bizarre, ton livre : tu l’as laissé traîner sur un morceau de Saint Nectaire ?
- N’insulte pas les fromages français et écoute plutôt Hésiode.
La première génération des hommes mortels fut d’or ; elle fut créée par les dieux qui habitent sur l’Olympe. Cela se passait du temps de Cronos, tandis qu’il régnait sur le ciel. Les hommes vivaient comme des dieux, sans souci, à l’écart des peines et de la misère. La terrible vieillesse ne les atteignait pas, jambes et bras gardaient toujours la forme, et ils prenaient plaisir dans les fêtes, protégés de tous les maux. Lorsqu’ils mouraient, c’était comme s’ils étaient domptés par le sommeil. Tous les biens leur appartenaient. La terre nourricière produisait ses fruits d’elle-même, en abondance et sans limite. Et les humains vaquaient tranquillement à leurs occupations, entourés de nombreux bienfaits. »
Hésiode, Les travaux et les jours 109-120
- J’ai l’impression d’avoir déjà entendu cela quelque part.
- Bien sûr, ce passage figurait déjà dans le blog que je t’ai signalé. Allez, je continue, il nous reste encore quatre générations.
Mais lorsque la terre eut recouvert cette génération, ils devinrent de saints génies du sol : ils écartent les malheurs, sont les gardiens des mortels (…) et distribuent les richesses. Telle fut le rôle royal qu’on leur attribua.
Puis les dieux qui habitent la demeure de l’Olympe créèrent une deuxième génération, bien plus mauvaise que la précédente, la génération d’argent. Ils ne ressemblaient à celle d’or ni par l’aspect ni par le caractère. Cette génération restait en enfance pendant cent ans, chacun entretenu auprès de sa mère chérie, de vrais gamins, à la maison, à regarder le match à la TV.
Hésiode, Les travaux et les jours 121-131
- Même pas vrai ! Hésiode ne connaissait pas la télévision.
- Je voulais simplement m’assurer que tu m’écoutais encore. C’est bien, je continue.
Cependant, une fois qu’ils atteignaient l’âge adulte, ils ne vivaient pas longtemps car ils souffraient des maux provoqués par leur propre stupidité. Ils n’étaient en effet pas capables de se retenir de s’infliger des outrages les uns aux autres. De plus, ils ne voulaient pas honorer les immortels ni leur faire des sacrifices sur les autels, alors même que c’est ce qui est prescrit aux hommes selon la coutume. Zeus fils de Cronos, fâché, les ensevelit parce qu’ils n’accordaient pas les honneurs dus aux dieux bienheureux qui habitent l’Olympe. Et une fois que la terre eut recouvert cette génération également, ils reçurent l’appellation de bienheureux mortels souterrains. Deuxième génération, elle n’en reçut pas moins une part d’honneur.
Hésiode, Les travaux et les jours 132-142
- Je ne crois pas que la reine appartenait à la deuxième génération.
- … ni à la troisième, tu vas voir.
Or Zeus le père produisit une troisième génération de mortels, en bronze, semblable en rien à celle d’argent. Forts comme des frênes, ils étaient terribles et puissants. Ils s’adonnaient aux douloureux travaux guerriers et aux outrages, ne mangeaient pas des fruits de la terre, mais entretenaient un caractère inflexible et borné. (…) Ils avaient des armes de bronze, des demeures de bronze, et ils travaillaient le bronze (le sombre fer n’existait pas encore). Or de leurs propres mains, ils s’entretuèrent et descendirent dans la sombre demeure d’Hadès le glacial, sans recevoir d’appellation. La sombre mort les saisit, tout violents qu’ils fussent, et ils quittèrent la lumière brillante du soleil.
Hésiode, Les travaux et les jours 143-155
- Brrrrr… ça me fait froid dans le dos, ton histoire.
- Tu peux te réchauffer avec une tasse de thé, si tu veux.
- Une bière fraîche me réchauffera aussi.
- Arrête les bêtises et écoute donc ce qui vient maintenant.
Or lorsque la terre eut recouvert aussi cette génération, Zeus fils de Cronos produisit à nouveau une génération sur la terre nourricière, la quatrième, plus juste et plus brave, la divine génération des héros, que l’on appelle demi-dieux. C’est la génération qui nous précède sur la terre immense. La guerre mauvaise et les batailles effroyables les élimina devant Thèbes aux sept portes, sur la terre de Cadmos, parce qu’ils se battirent pour les troupeaux d’Œdipe. La guerre les fit aussi périr en les envoyant dans leurs navires, au-delà des grandes profondeurs de la mer, à Troie, pour récupérer Hélène à la belle chevelure. (…). Zeus fils de Cronos les établit aux extrémités de la terre, et leur donna nourriture et mode de vie différent des hommes. Et de fait, épargnés par les soucis, ils habitent les Îles des Bienheureux, sur les rives de l’Océan au cours profond, héros heureux, auxquels la terre source de vie offre ses doux fruits en abondance trois fois par année.
Hésiode, Les travaux et les jours 156-173
- Ceux-là, au moins, ils ont l’air de s’en être bien sortis. Tu crois que la reine d’Angleterre a connu cette génération ?
- Je ne sais pas, mais je crois qu’Hésiode en vient maintenant à la cinquième génération, et ça doit être celle du Brexit.
Puissé-je ne plus appartenir à la cinquième génération humaine, mais soit mourir avant, soit naître plus tard ! Car aujourd’hui, c’est la génération de fer. Le jour, leurs peines et leurs souffrances ne vont pas s’arrêter ; de nuit, ils se consumeront ; et les dieux leur donneront de vilains soucis. Néanmoins, il y aura des bienfaits qui se mêleront aux maux. Quant à Zeus, il détruira aussi cette génération de mortels lorsque leurs tempes se couvriront de cheveux gris. Le père ne s’accordera pas avec ses enfants, ni les enfants avec leur père, ni l’étranger avec celui qui l’accueille, ni le compagnon avec le compagnon, et il n’y aura plus d’amour entre frères comme dans le passé.
On cessera d’honorer ses parents. Les hommes accableront leurs parents de méchantes paroles, les misérables, sans tenir compte des avertissements des dieux ; et ils pourraient aller jusqu’à refuser de nourrir leurs vieux parents. Personne ne respectera plus ni les serments, ni la justice, ni le bien, et l’on préférera rendre hommage à celui qui fait le mal ou inflige des outrages. La justice est à portée de main ; or il n’y aura plus de pudeur, mais le méchant nuira à celui qui se comporte mieux que lui, en lui tenant des discours pervers, et il se parjurera.
Hésiode, Les travaux et les jours 174-194
- Pauvre Elizabeth ! Voilà le monde qu’elle vient de quitter. Alors, chérie, ton verdict ? A-t-elle connu plusieurs des générations décrites par Hésiode ?
- Je dirais qu’elle a connu…
- Stop ! Le match reprend, la pause est terminée. Et goooaaal !!!