Désormais, les cuisiniers suisses n’ont plus le droit d’ébouillanter un homard. Les Manichéens allaient encore plus loin.
Victoire pour toutes les personnes qui prônent le respect des animaux : si nous allons manger du homard, une nouvelle loi précise qu’il faudra à tout le moins que la pauvre bête soit mise à mort sans cruauté excessive. Finis les homards ébouillantés vifs, il faudra les étourdir au préalable.
D’un côté du spectre des croyances humaines, on trouve les amateurs de bonne chère qui ne se préoccupent absolument pas de la manière dont on a préparé leur foie gras, leurs cuisses de grenouilles ou leur homard. À l’autre extrémité, les anti-spécistes considèrent que l’homme n’a même pas le droit de disposer de la laine qui pousse sur le dos d’un mouton.
C’est l’occasion de rappeler l’existence d’une secte très ancienne qui regroupait les Manichéens. Aujourd’hui, le terme ‘manichéen’ s’applique à un raisonnement construit sur des éléments opposés : c’est soit noir, soit blanc, il n’y a pas d’entre-deux. Au IIIe s. ap. J.-C., cependant, les Manichéens étaient les disciples de Manès (Mani pour les intimes), une sorte de gourou qui faisait concurrence aux adeptes d’un certain Jésus.
Pour les Manichéens, la Crucifixion mystique du Christ était présente dans tous les éléments de la nature : arbres, herbes, fruits, légumes, pierres, sol et eau. Par conséquent, souiller un élément naturel ou tuer un animal constituait une atteinte au symbole des souffrances du Christ.
L’étourdissement des homards ne constituait à leurs yeux qu’un problème d’importance mineure face aux obligations et aux interdits qu’ils s’imposaient par ailleurs pour vivre en accord avec leurs croyances. On en trouve les échos dans un livre de taille minuscule, le Codex de Mani, copié à la main sur du parchemin. Sur des pages mesurant environ 4.5 x 3.8 cm, on trouve diverses anecdotes qui nous permettront de prendre la mesure des règles que les Manichéens pouvaient s’imposer.
« [Alchasaios] alla se laver dans une source d’eau, et là il vit l’image d’un homme qui se reflétait et lui disait : ‘Il ne suffit donc pas que tes bêtes me frappent ? Or voici maintenant que toi aussi, tu mets mon lieu sous pression et tu souilles mes eaux !’
Alchasaios, tout surpris, répondit à la source : ‘Le vice, la souillure et l’impureté du monde se déversent en toi, et tu ne dis rien ; mais quand il s’agit de moi, tu souffres !’
L’eau lui répliqua : ‘Il se peut que tous ceux-là ne se soient pas rendu compte de qui je suis. Mais toi, qui prétends être un homme pieux et juste, pourquoi n’as-tu pas protégé ma dignité ?’
Ébranlé par ces mots, Alchasaios renonça à se laver dans ces eaux. »
[Codex de Mani, p. 94]
Voilà donc un saint homme qui, conscient du mal qu’il fait à l’eau, se voit obligé de renoncer à se laver. De même, maintenant que les biologistes nous ont expliqué qu’un homard souffre lorsqu’il est plongé dans de l’eau bouillante, il nous est difficile de le faire avec une bonne conscience.
L’affaire se complique pour les Manichéens lorsqu’ils comprennent que même un légume porte en lui la souffrance du Christ sur sa croix.
« [Mani] explique que Sabbaios le Baptiste avait apporté des légumes au prêtre de la ville. Mais voici que le légume pleurait et lui dit : ‘N’es-tu pas un juste ? N’es-tu pas pur ? Pourquoi nous apportes-tu auprès des prostitués ?’
Sabbaios, ébranlé par ce qu’il avait entendu, rapporta le légume. »
[Codex de Mani, p. 97]
Finis les légumes… Aujourd’hui, notre nourriture doit être plus pure que jamais. On nous explique que la viande peut nous souiller, que les céréales vont nous empoisonner, et que nous commettons un crime en mangeant des animaux. Chacun décidera de la ligne qu’il souhaite adopter. Une chose n’a toutefois pas changé depuis les Manichéens : nos comportements, et en particulier le choix de nos aliments, tout cela dépend avant tout de nos croyances.
[image : notre ami Homarus Americanus]
Texte grec des deux passages tirés du Codex de Mani :
πορευομένου γὰρ αὐτοῦ λούσασθαι εἰς ὕδατα εἰκὼν ἀνδρὸς ὤφθη αὐτῶι ἐκ τῆς πη[γ]ῆ̣ς̣ τῶν ὑδάτων λέγου [σα] πρὸς αὐτόν· ‘οὐκ αὐ[τάρ]κως ἔχει τὰ ζῷά σου [πλή]ττειν με; ἀλλὰ καὶ [αὐτὸς] σὺ καταπονεῖς [μου τὸν τόπ]ον καὶ τὰ ὕ[δατά μου ἀ]σεβεῖς.’ ὥσ[τε θαυμάσ]αι τὸν Ἀλχα[σαῖον καὶ ε]ἰ̣πεῖν πρὸς α̣ὐτήν· ‘[ἡ] πορνεία καὶ ἡ μιαρότης καὶ ἡ ἀκαθαρσία τοῦ κόσμου ἐπιρίπτεταί σοι καὶ οὐκ ἀπαυδᾷς, ἐπ’ ἐμοὶ δὲ λυπῇ.’ ἔφη πρὸς αὐτόν· ‘εἰ καὶ οὗτοι πάντες οὐκ ἔγνωσάν με τίς τυγχάνω, σὺ ὁ φάσκων λάτρης εἶναι καὶ δίκαιος διὰ τί οὐκ ἐφύλαξάς μου τὴν τιμήν;’ καὶ τότε κινηθε[ὶς ὁ] Ἀλχασαῖος οὐκ ἐλούσ[α]το εἰς τὰ ὕδατα.
πάλιν δείκνυσιν ὅ[τι Σαβ]βαῖος ὁ βαπτιστὴ[ς τὰ] λάχανα ἀπέφερ[ε πρὸς] τὸν πρεσβύτε[ρον τῆς] [π]όλεως. καὶ ἔ[κλαιεν ἐ] κεῖνο τὸ λ[άχανον καὶ εἶπ]εν αὐτῶι· ‘οὐκ εἶ δίκ[αι] ος; οὐ καθαρὸς τυγχάν[εις]; τίνος χάριν ἀπάγεις ἡμᾶς πρὸς τοὺς πόρνους;’ ὡς κινηθῆναι τὸν Σαβ βαῖον δι’ ἃ ἤκουσεν καὶ ἀνθυποστρέψαι τὰ λάχανα.