Inutiles inquiétudes

Epicteti_Enchiridion_Latinis_versibus_adumbratum_(Oxford_1715)_frontispieceQuant un souci vous tient, impossible de prendre du recul.

  • Chéri, tu m’as l’air tout inquiet…
  • Il y a de quoi : mon patron me regarde d’un drôle d’air ; je viens de recevoir ma facture d’impôts ; et j’ai une tache bizarre sur le bras.
  • Mon pauvre chou ! Mais tout le monde en a, des soucis comme les tiens ! Il faut arrêter de te faire du mauvais sang pour ça.
  • Ah oui ? On voit bien que ce n’est pas toi qui vas être licenciée par ton chef, qui dois renoncer à tes vacances en Thaïlande pour engraisser le fisc, et qui te fais dévorer par un vilain cancer !
  • Meuh non, mon chéri, tu dramatises. Tout ira bien, tu verras.
  • Si c’est avec ça que tu crois que tu vas me rassurer…
  • Bon, si ça ne suffit pas, je te propose un moine bouddhiste, tu sais, ce Mathieu Ricard. J’ai lu dans le journal qu’il rappelait une pensée super-profonde du dalaï-lama : « Face à une situation difficile, si quelque chose peut être entrepris, il n’y a pas de raison de s’inquiéter. Si rien ne peut l’être, il n’est pas utile de s’inquiéter. » Génial, non ?
  • Arrrrgh ! Nom d’un satyre du Cithéron, tu veux que je m’étouffe dans mon pastis ?
  • ???
  • Ton Mathieu Ricard, il ne semble pas savoir que le dalaï lama a copié les Stoïciens !
  • Ah bon ?
  • Oui, madame. Attends une seconde que j’ouvre cette splendide édition du Manuel d’Épictète.
  • Tu lis Épictète en buvant ton pastis, toi ?
  • Oui, bien sûr : Épictète, et aussi les Pensées de l’empereur Marc-Aurèle, et des tas d’autres textes qui m’aident à être moins anxieux.
  • En tout cas c’est réussi, avec ton licenciement, tes impôts et ton cancer fulgurant…
  • Bon, ne sois pas sarcastique, et écoute plutôt ce que dit Épictète. Tu verras que ton dalaï-lama n’a pas inventé la poudre.

« Dans l’existence, il y a des choses qui dépendent de nous, et d’autres qui ne dépendent pas de nous. »

« Ce qui dépend de nous, c’est la manière dont nous appréhendons les choses, nos impulsions, nos appétits, nos inclinations, bref tout ce que nous concevons par nous-mêmes. Ce qui ne dépend pas de nous, c’est notre corps, nos biens, les honneurs, les charges, bref tout ce que nous ne concevons pas par nous-mêmes.

Et ce qui dépend de nous est par nature libre, on ne peut l’empêcher, on ne peut intervenir là-dessus ; tandis que ce qui ne dépend pas de nous est faible, servile, on peut l’empêcher, et subit des influences externes. »

[Épictète, Manuel 1.1   texte grec    traduction française]

  • Ah ! C’est déjà mieux.
  • Alors je continue.

« Si tu portes tes désirs vers quelque chose qui ne dépend pas de nous, ta démarche est vouée à l’échec ; mais les choses qui dépendent de nous, vers lesquelles il est beau de porter tes désirs, il n’en est pour l’instant aucune qui soit à ta portée. Exerce-toi seulement à tendre vers ces choses et à t’en distancier, mais légèrement, avec retenue et de façon détendue.

(…)

Ne cherche pas à ce que les choses se produisent selon tes souhaits, mais souhaite que les choses se produisent comme elles se produisent, et tout ira bien pour toi. »

[Épictète, Manuel 2.2 + 8]

  • Hé hé ! Pas bête, ton Épictète.
  • Attends seulement la suite.

« On est le maître d’un autre lorsqu’on détient le pouvoir d’accorder à quelqu’un ce qu’il veut, ou de lui ôter ce qu’il ne veut pas. Quiconque veut être libre ne devrait ni rechercher ni essayer d’échapper à quelque chose qui dépend des autres ; sinon, il sera forcément réduit en esclavage. »

[Épictète Manuel 14.2]

  • Bon, d’accord, Mathieu Ricard et le dalaï-lama peuvent aller se rhabiller ; Épictète avait compris tout cela longtemps avant eux. Mais toi, tu as Épictète pour te venir en aide, alors pourquoi te fais-tu tant de souci ?
  • C’est vrai, tu as raison, je vais me calmer. Au fait, tu crois que mon patron va me virer ?

[image : portrait d’Épictète (Oxford 1751)]

Élections fédérales : dernières recommandations aux candidat(e)s

swiss_flag_nbRéjouissons-nous : le 18 octobre 2015, les Suisses éliront leur Assemblée Fédérale, composée de 200 Conseillers Nationaux et de 46 Conseillers aux États. Voici les dernières recommandations pour les candidat(e)s, inspirées d’une sagesse grecque indémodable.

Les 200 sièges du Conseil National sont fort convoités : 3799 candidat(e)s se pressent au portillon. Autrement dit, il y aura 3599 déçus [95% des candidat(e)s] dimanche soir. Il vaut mieux investir son énergie dans le Conseil des États, dont les 46 sièges suscitent la convoitise de seulement 138 candidat(e)s.

Nos concitoyens d’Appenzell Rhodes-Intérieures, toujours en avance d’une idée sur les autres, se sont arrangés pour avoir déjà élu leur candidat au Conseil des États. Leurs cousins d’Appenzell Rhodes-Extérieures, eux, ont trouvé une autre solution originale : dans ce canton, le candidat unique est sûr de l’emporter au terme d’une lutte électorale acharnée, à moins que les dieux de l’Olympe ne lui jouent un sale tour.

Mais laissons les Appenzellois à leur heureux sort, et préoccupons-nous plutôt de prodiguer quelques dernières recommandations aux candidat(e)s, aussi bien aux futurs vainqueurs qu’aux déçus : car beaucoup de candidats peuvent déjà mettre un plat de couleuvres à leur menu du dimanche soir. Pour les préparer à l’inévitable défaite, proposons-leur d’abord quelques extraits du Manuel d’Épictète. Né esclave au milieu du Ier s. ap. J.-C., Épictète figure parmi les plus célèbres philosophes d’obédience stoïcienne. Ses pensées ont été rassemblées par un disciple, Arrien, au IIe siècle.

Voici donc un message pour ceux qui ne seront pas élus :

« Dans l’existence, il y a des choses qui dépendent de nous, et d’autres qui ne dépendent pas de nous. (…) Or si tu considères comme tien seulement ce qui t’appartient vraiment, et que tu considères comme étranger ce qui ne t’appartient pas (c’est la réalité !), personne n’exercera jamais de contrainte sur toi, personne ne te fera obstacle, tu ne blâmeras personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras rien contre ton gré, tu n’auras pas d’ennemi, personne ne te fera des reproches, et tu ne subiras rien de fâcheux.

Avec de tels objectifs en tête, rappelle-toi qu’il te faudra fournir un effort considérable pour les atteindre : tu devras renoncer entièrement à certains d’entre eux, et en repousser d’autres pour l’instant. Mais si tu veux les atteindre, et tout à la fois exercer une magistrature et être riche, peut-être n’obtiendras-tu ni magistrature ni richesse parce que tu vises les premiers objectifs. Et en définitive, tu manqueras aussi ces premiers objectifs, qui seuls peuvent t’apporter liberté et bonheur. »

[voir Épictète, Manuel 1]

Les élus, eux, trouveront de l’inspiration auprès d’un autre philosophe, Théophraste, disciple d’Aristote (fin du IVe s. av. J.-C.). Dans ses Caractères, il s’est amusé à dépeindre les défauts de ses contemporains. Tout candidat à l’Assemblée Fédérale devrait au moins prendre connaissance de la description de l’Oligarque, partisan d’un mode de gouvernement autoritaire :

« Le tempérament oligarchique correspond à un amour du pouvoir, associé à une convoitise de force et de profit. Voici comment se comporte l’oligarque : lorsque l’Assemblée délibère pour savoir quels délégués l’on va désigner pour assister le magistrat principal dans une cérémonie officielle, il monte à la tribune pour dire que ces gens doivent avoir les pleins pouvoirs. Si les autres proposent que l’on désigne dix personnes, il dit : ‘Une seule suffira, mais il faut que ce soit un vrai homme.’ De tous les poèmes d’Homère, il n’a retenu qu’un seul vers : ‘Il n’est pas bon d’avoir plusieurs chefs ; qu’on se limite à un seul.’ Pour le reste, il ne connaît rien d’Homère.

On peut s’attendre à ce qu’il prononce des paroles telles que : ‘Il nous faut nous réunir entre nous, délibérer, et nous débarrasser de la foule et du menu fretin. Lorsque nous briguons des magistratures, il faut arrêter de nous laisser faire par ces gens, et ne pas attendre des honneurs de leur part.’ Ou encore : ‘Pour diriger l’État, c’est eux ou c’est nous !’ »

[voir Théophraste, Caractères 26.1-3]

Faisons confiance au peuple suisse qui, dans sa grande sagesse, saura choisir ceux qui seront à même de défendre l’intérêt général.

[image : Loi fédérale sur la protection des armoiries de la Suisse et autres signes publics (projet 2009)]