Quant un souci vous tient, impossible de prendre du recul.
- Chéri, tu m’as l’air tout inquiet…
- Il y a de quoi : mon patron me regarde d’un drôle d’air ; je viens de recevoir ma facture d’impôts ; et j’ai une tache bizarre sur le bras.
- Mon pauvre chou ! Mais tout le monde en a, des soucis comme les tiens ! Il faut arrêter de te faire du mauvais sang pour ça.
- Ah oui ? On voit bien que ce n’est pas toi qui vas être licenciée par ton chef, qui dois renoncer à tes vacances en Thaïlande pour engraisser le fisc, et qui te fais dévorer par un vilain cancer !
- Meuh non, mon chéri, tu dramatises. Tout ira bien, tu verras.
- Si c’est avec ça que tu crois que tu vas me rassurer…
- Bon, si ça ne suffit pas, je te propose un moine bouddhiste, tu sais, ce Mathieu Ricard. J’ai lu dans le journal qu’il rappelait une pensée super-profonde du dalaï-lama : « Face à une situation difficile, si quelque chose peut être entrepris, il n’y a pas de raison de s’inquiéter. Si rien ne peut l’être, il n’est pas utile de s’inquiéter. » Génial, non ?
- Arrrrgh ! Nom d’un satyre du Cithéron, tu veux que je m’étouffe dans mon pastis ?
- ???
- Ton Mathieu Ricard, il ne semble pas savoir que le dalaï lama a copié les Stoïciens !
- Ah bon ?
- Oui, madame. Attends une seconde que j’ouvre cette splendide édition du Manuel d’Épictète.
- Tu lis Épictète en buvant ton pastis, toi ?
- Oui, bien sûr : Épictète, et aussi les Pensées de l’empereur Marc-Aurèle, et des tas d’autres textes qui m’aident à être moins anxieux.
- En tout cas c’est réussi, avec ton licenciement, tes impôts et ton cancer fulgurant…
- Bon, ne sois pas sarcastique, et écoute plutôt ce que dit Épictète. Tu verras que ton dalaï-lama n’a pas inventé la poudre.
« Dans l’existence, il y a des choses qui dépendent de nous, et d’autres qui ne dépendent pas de nous. »
- Humpf ! Celle-ci, tu l’as déjà utilisée ailleurs.
- Tu crois, ma chérie ? Bon, je continue un peu plus loin, et ces passages, tu ne les connais pas encore.
« Ce qui dépend de nous, c’est la manière dont nous appréhendons les choses, nos impulsions, nos appétits, nos inclinations, bref tout ce que nous concevons par nous-mêmes. Ce qui ne dépend pas de nous, c’est notre corps, nos biens, les honneurs, les charges, bref tout ce que nous ne concevons pas par nous-mêmes.
Et ce qui dépend de nous est par nature libre, on ne peut l’empêcher, on ne peut intervenir là-dessus ; tandis que ce qui ne dépend pas de nous est faible, servile, on peut l’empêcher, et subit des influences externes. »
[Épictète, Manuel 1.1 texte grec traduction française]
- Ah ! C’est déjà mieux.
- Alors je continue.
« Si tu portes tes désirs vers quelque chose qui ne dépend pas de nous, ta démarche est vouée à l’échec ; mais les choses qui dépendent de nous, vers lesquelles il est beau de porter tes désirs, il n’en est pour l’instant aucune qui soit à ta portée. Exerce-toi seulement à tendre vers ces choses et à t’en distancier, mais légèrement, avec retenue et de façon détendue.
(…)
Ne cherche pas à ce que les choses se produisent selon tes souhaits, mais souhaite que les choses se produisent comme elles se produisent, et tout ira bien pour toi. »
[Épictète, Manuel 2.2 + 8]
- Hé hé ! Pas bête, ton Épictète.
- Attends seulement la suite.
« On est le maître d’un autre lorsqu’on détient le pouvoir d’accorder à quelqu’un ce qu’il veut, ou de lui ôter ce qu’il ne veut pas. Quiconque veut être libre ne devrait ni rechercher ni essayer d’échapper à quelque chose qui dépend des autres ; sinon, il sera forcément réduit en esclavage. »
[Épictète Manuel 14.2]
- Bon, d’accord, Mathieu Ricard et le dalaï-lama peuvent aller se rhabiller ; Épictète avait compris tout cela longtemps avant eux. Mais toi, tu as Épictète pour te venir en aide, alors pourquoi te fais-tu tant de souci ?
- C’est vrai, tu as raison, je vais me calmer. Au fait, tu crois que mon patron va me virer ?
[image : portrait d’Épictète (Oxford 1751)]