Tellement effrayant qu’on n’en ferait pas un masque…

Un démagogue tellement terrifant que les fabricants de masques ne voudraient pas reproduire ses traits ? Attention, un train peut en cacher un autre : derrière la rigolade, il y a la censure.

La comédie dans l’Athènes classique, c’est comme la caricature aujourd’hui : elle permet de rire des puissants. Chaque année, le peuple athénien était invité à assister à la représentation de pièces – sélectionnées par un magistrat – dans lesquelles on n’épargnait rien aux gens les plus en vue dans la cité : on pointait du doigt leurs excès, on dénonçait les abus qu’ils avaient commis, et l’on rigolait, parfois assez grossièrement, de leurs nombreux travers.

C’est ce qui est arrivé à Cléon, un démagogue athénien. L’affaire avait pourtant bien commencé pour celui qu’on pourrait aisément qualifier de « grande gueule » : en 425, alors que les Athéniens sont en guerre contre une coalition de cités du Péloponnése, Cléon s’insurge publiquement contre l’inaction des généraux, occupés à assiéger un contingent spartiate sur l’îlot de Sphactérie. Il faut sortir les mains des poches et prendre d’assaut l’îlot, clame Cléon. « Chiche ? » lui répond alors Nicias, l’un des généraux responsables des opérations. Il propose à Cléon de prendre un détachement et de mener les opérations militaires, s’il croit que tout est si facile.

Cléon, pris au piège de ses propres déclarations, n’a pas d’autre choix que de s’exécuter. Or contre toute attente il parvient à réaliser le coup de main qu’il réclamait ! Les Spartiates de Sphactérie sont faits prisonniers et Cléon retourne à Athènes avec la gueule encore plus grande qu’auparavant. Désormais, plus personne n’osera lui résister, puisqu’il a cloué le bec aux meilleurs généraux d’Athènes.

Personne, vraiment ? C’est sans compter sur l’impertinence d’un jeune homme dans la vingtaine, le comique Aristophane. Une année après les événements de Sphactérie, il propose à la sélection officielle une pièce intitulée Les Cavaliers, dans laquelle il s’en prend vertement au démagogue Cléon. Il imagine qu’un groupe de citoyens pourvus d’un sens des responsabilités aiguisé (les cavaliers !) tente de susciter une opposition à Cléon, par le truchement d’un … marchand de saucisses.

Un serviteur cherche donc à décider le brave charcutier à résister à Cléon, mais notre sauveur improvisé hésite :

  • Et qui m’assistera dans mon entreprise ? Car les riches ont peur de lui ; quant au pauvre peuple, il chie de trouille.
  • Mais il y a les cavaliers : mille hommes braves qui le détestent ! Ils t’aideront. Parmi les citoyens, il y a aussi les gens de bien, et parmi les spectateurs, tous ceux qui ont de la jugeotte. Et moi je t’assisterai, et aussi la divinité. Allez, n’aie pas peur : car il n’est pas tout à fait ressemblant ; sous l’effet de la crainte, pas un seul fabricant de masques n’a accepté de reproduire ses traits. En définitive, cependant, on le reconnaîtra, car les spectateurs sont intelligents.
  • Aïe aïe aïe ! Malheur, voici le Paphlagonien qui sort !

[Aristophane, Cavaliers 222-234]

Le Paphlagonien, c’est le nom de code qu’Aristophane a donné à Cléon, qu’il ne nomme pas de son vrai nom. Tiens, tiens, c’est intéressant : on dit souvent qu’à Athènes on pouvait attaquer même les citoyens les plus puissants en les nommant ouvertement, mais ici le jeune Aristophane a eu les chocottes, semble-t-il. Non seulement il s’abstient de nommer Cléon (tout le monde l’aura reconnu), mais en plus il le présente comme tellement effrayant qu’on n’oserait même pas le représenter en masque.

Vraie peur de la censure ? Probablement pas. Il y a fort à parier que le jeune Aristophane joue à la victime d’une censure qui n’existait pas. Cléon n’est certes pas nommé, et peut-être le masque de l’acteur ne reproduit-il pas les traits du démagogue, mais les allusions sont tellement directes que le spectateur athénien reconnaît immédiatement Cléon derrière le Paphlagonien. Il s’agit donc d’un jeu théâtral, par lequel le dramaturge adopte la posture d’une victime potentielle de l’homme politique, alors même que l’attaque est encadrée par le contexte spécifique d’un festival dramatique. Le simple fait qu’Aristophane n’ait apparemment pas été inquiété après la représentation des Cavaliers est un signe de la robustesse de la démocratie athénienne.

Or c’est précisément cette possibilité de brocarder même les plus puissants qui est mise en péril dans un certain nombre d’États modernes. Essayez d’arborer un masque de Xi Jinping dans les rues de Hong Kong, et vous verrez combien de temps vous tenez avant d’être embastillé. Osez critiquer Erdoğan, pour rire, et préparez-vous à un long procès suivi de quelques années de prison. Quant aux joyeux lurons qui ont publié des caricatures d’un certain Prophète, ils ont hélas fini entre quatre planches. Pour en revenir aux Cavaliers d’Aristophane, c’est précisément le paradoxe qui devrait nous frapper : pour souligner le danger que représente un démagogue de la trempe de Cléon, le dramaturge athénien feint de le craindre, mais il peut néanmoins l’égratigner sans réel danger. On aura relevé par ailleurs l’appel à l’intelligence des citoyens, utile aussi bien dans l’Athènes classique que dans le monde d’aujourd’hui.