Vivre ? OK Mourir ? OK

Faut-il craindre la mort ? Ou faut-il la désirer ? Le point de vue d’un philosophe sur la question.

  • Chériiiiie ! Je suis déchiré : je n’ai plus goût à la vie, mais je crains de mourir.
  • Oulalaaaaa, mon pauvre chou ! L’heure est grave : soit tu t’installes dans ton **** favori pour siroter une bonne **** bien fraîche en regardant le **** de ce soir, soit il va falloir envisager une cure d’Épicure.
  • Très drôle, le jeu de mots… On ne pourrait pas faire les deux ?
  • Au fait, pourquoi pas ? Commençons par Épicure et cela te donnera un peu d’énergie pour affronter la défaite de ton équipe favorite. D’ailleurs, ça tombe bien car je viens de retrouver, sous une pile de canettes vides, une magnifique édition de la Lettre à Ménécée d’Épicure. Elle est un peu souillée par des traces de doigts gras – ça doit être tes chips – mais nous devrions nous en sortir. Commençons donc par ta peur de mourir.

Habitue-toi à considérer que la mort n’est rien pour nous. En effet, tout bien et tout mal dépend de notre perception ; or la mort correspond à une privation de perception. C’est pourquoi une compréhension correcte du fait que la mort n’est rien pour nous rend la dimension mortelle de la vie agréable : elle ne nous impose pas une durée infinie, mais elle nous délivre du désir de l’immortalité.

Épicure, Lettre à Ménécée 124-125

  • C’est plus compliqué que les règles du cricket, ton histoire…
  • Mais pas du tout : quand tu es mort, tu ne te rends pas compte que tu es mort, justement parce que tu ne sens plus rien ! Et en plus, mourir t’évite de devoir traîner ta vie pour l’éternité.
  • C’est vrai que, une fois mort, je ne devrais plus rien sentir.
  • Allez, je continue.

En effet, il n’y a rien de terrible dans le fait de vivre pour celui qui a véritablement compris qu’il n’y a non plus rien de terrible dans le fait de ne pas vivre. Par conséquent, il est vain de dire qu’on craint la mort, non pas parce qu’elle causera de la souffrance lorsqu’elle est là, mais parce qu’elle cause de la souffrance du fait qu’elle va survenir : car ce qui est présent ne nous trouble pas, et si on l’attend, cela nous cause une crainte vaine.

  • Par les trois têtes de la Chimère, je ne suis pas fait pour la philosophie !
  • Attends, Épicure va clarifier cela.

Le plus effrayant des maux, la mort, n’est rien pour nous, puisque précisément lorsque nous existons, la mort n’est pas là, et lorsque la mort est là, alors nous, nous n’existons pas. Par conséquent, elle n’est rien ni pour les vivants, ni pour les morts, puisque justement pour les uns elle n’existe pas, et les autres n’existent plus.

  • Ah ! Cette fois, j’ai compris ! Quand je suis vivant, la mort n’est pas là ; et quand la mort est là, je ne suis plus en état de le savoir, donc ça ne fait plus rien.
  • Tu vois, quand tu fais un effort, ça va tout seul.
  • Mais attends : si je n’ai plus peur de la mort, et que j’en ai assez de la vie, qu’est-ce qui va me retenir d’aller me jeter du haut d’une falaise ? Il est un peu dangereux, ton Épicure, non ?
  • Écoute la suite et tu seras rassuré.

Cependant la plupart des gens dans certains cas fuient la mort comme le plus grand des malheurs, et dans d’autres cas ils la choisissent comme si elle était un soulagement des malheurs de la vie. Or le sage ne repousse pas la vie, et il ne craint pas de ne pas vivre.

  • Là, je n’ai pas compris…
  • C’est simple : il y a des gens qui ont peur de la mort, mais nous venons de trouver un truc pour leur ôter cette peur ; et pour les autres, qui en ont assez de vivre, il y aurait effectivement la tentation du suicide. Or Épicure dit qu’il ne faut avoir peur ni de vivre, ni de mourir.
  • Ah oui, c’est assez fort. Et tous tes Grecs étaient d’accord avec cette manière de voir les choses ?
  • Pas du tout ! Pour Épicure, lorsqu’on meurt, on n’existe plus. Pour Platon, par exemple, c’était impensable car il était persuadé de l’immortalité de l’âme. Donc il ne fallait pas pas forcément craindre la mort, mais il fallait s’y préparer parce que, après la mort, ce ne serait pas fini.
  • Et voilà, maintenant j’ai de nouveau peur de mourir… Je ne vois qu’une solution : appliquer l’autre remède. Il est à quelle heure, ce match ?

Le prix d’une vie

Johann Heinrich Tischbein (env. 1780), Admète, Alceste et Héraclès

Alors que la crise du coronavirus n’en finit pas de sévir, certains s’insurgent contre les moyens engagés pour endiguer la pandémie, en particulier lorsqu’il s’agit de protéger des gens qui n’ont de toute manière plus longtemps à vivre.

Combien vaut une vie humaine ? 50 francs ? 50’000’000 francs ? Ou peut-être 500’000 francs par tranche d’une année ? Voici que surgit le spectre du tri des malades, et des voix discordantes se font entendre : pour les uns, il faudrait sauver tout le monde, à tout prix ; pour les autres, il faudrait limiter les montants investis dans le contrôle de la pandémie pour éviter que des portions entières de la population ne souffrent d’autres effets indésirables.

Le débat porte en particulier sur le sort réservé aux personnes âgées. Jusqu’où faut-il aller pour les protéger d’un virus qui ne fera qu’accélérer des décès inévitables ? Est-il judicieux de ruiner l’économie d’un pays pour offrir – au mieux – quelques années de plus à des gens qui ont déjà bien profité de la vie ? Mais a-t-on le droit d’évaluer le prix d’une vie humaine comme on le ferait avec une voiture dont la valeur diminue au fil des ans ?

Chacun trouvera sa réponse à de telles questions. Il vaut cependant la peine de relever le fait que le débat a déjà commencé il y a près de deux millénaires et demi. En 438 av. J.-C., Euripide met en scène l’Alceste, une tragédie au sujet palpitant. Le roi Admète a reçu d’Apollon un don particulier : s’il tombe malade, il aura le droit de repousser sa mort pour autant que quelqu’un accepte de mourir à sa place. Ses parents ont déjà bien vécu, mais ils voudraient encore faire une ou deux croisières dans les Cyclades ; c’est donc son épouse Alceste qui se sacrifie pour qu’Admète puisse vivre un peu plus longtemps.

Alceste meurt. Toutefois, la pilule a du mal à passer pour Admète : il trouve que ses parents auraient tout de même pu faire un effort. Aux funérailles, nous retrouvons Admète face à son père Phérès, auquel il adresse un discours chargé d’amertume.

« Si tu es ici près de ce tombeau, ce n’est pas parce que je t’y ai invité ; tu n’es pas le bienvenu. Ta couronne, Alceste n’en a que faire : elle n’a pas besoin de tes cadeaux au moment de recevoir les honneurs funèbres. J’aurais plutôt apprécié ta compassion au moment où j’allais moi-même mourir. Mais toi, tu t’es tenu à l’abri, tu as laissé quelqu’un d’autre mourir, un jeune, alors que toi tu es vieux ! Et tu viendrais pleurer sur ce cadavre ?

N’étais-tu donc pas vraiment mon père ? Et qu’en est-il de celle qui prétendait m’avoir mis au monde, celle qui, se parant du titre de mère, m’a donné naissance ? Aurais-je été placé en cachette au sein de ton épouse, alors qu’en fait je serais du sang d’une esclave ? Face à l’épreuve, tu as révélé ta vraie nature : je ne me considère pas comme ton fils. Tu bats tout le monde par la lâcheté, toi qui, à ton âge, au terme de ta vie, n’as pas voulu – ou n’as pas eu le courage – de mourir pour sauver ton fils.

Non, vous avez laissé ce soin à une femme venue d’ailleurs, elle que je pourrais à juste titre considérer à la fois comme ma mère et mon père. Et pourtant, tu as raté une occasion de mener un beau combat en donnant ta vie pour ton enfant, alors que de toute manière il ne te restait plus longtemps à vivre… Tous les bonheurs de la vie, tu en as profité : jeune, tu avais le pouvoir ; en moi, tu possédais quelqu’un pour hériter de ta maison ; tu n’aurais pas, privé de descendance, à la voir détruite par d’autres mains.

Ne dis pas que c’est parce que j’aurais manqué d’égards pour ton grand âge que tu m’aurais livré à la mort, alors même que je t’ai témoigné le plus grand respect ; et pour me remercier, voilà ce que toi et ma mère m’avez donné en échange ! Je te conseille de te dépêcher d’enfanter des fils qui prendront soin de ta vieillesse ; une fois que tu seras mort, ils te mettront dans un linceul et exposeront ton corps selon l’usage. En tout cas, ce n’est pas moi qui te rendrai les honneurs funèbres de mes propres mains ! Tu peux me considérer comme mort. Si je vois encore la lumière du jour, par la grâce d’un autre sauveur, c’est de lui que je me proclame le fils, l’ami et le soutien dans la vieillesse.

Pourquoi donc les vieillards appellent-ils la mort de leurs vœux ? Ils s’en prennent à leur grand âge, à la durée de leur vie. Or quant la mort est là, il n’y en a plus un seul pour vouloir mourir, et la vieillesse ne leur pèse plus autant ! »

Phérès, le père d’Admète, n’apprécie pas de se faire remonter les bretelles par son fils. Voyons maintenant sa réplique, qui sera tout aussi cinglante.

« Mon fils, à qui crois-tu adresser ces injures ? À un Lydien, ou à un Phrygien que tu aurais acheté avec ton argent de poche ? Ne sais-tu pas que je suis thessalien, né d’un père thessalien, homme libre de bonne famille ? Tu pousses trop loin : dans ton excès juvénile, tu projettes des mots contre moi, mais maintenant que tu les as lancés, tu ne t’en tireras pas ainsi.

C’est moi qui t’ai engendré ; pour faire de toi le maître de cette maison, je t’ai nourri et éduqué ; mais cela ne veut pas dire que je devrais mourir à ta place. Je n’ai jamais entendu parler d’un tel règlement paternel : quoi, les pères, mourir pour leurs fils ? Ce n’est pas grec non plus.

C’est pour toi que tu es né, assume aussi bien ton malheur que ton bonheur. Ce que tu pouvais attendre de nous, tu l’as. Tu commandes à de nombreux sujets, et je te laisserai de vastes terres, celles que j’ai reçues de mon propre père. Quel tort t’ai-je donc causé ? De quoi t’ai-je privé ? Tu n’as pas besoin de mourir pour moi, par plus que moi pour toi.

Tu as plaisir à contempler la lumière du jour ; et tu crois qu’un père, ça ne jouit pas ? Eh bien oui ! sauf erreur de calcul de ma part, j’en ai pour un moment à rester sous terre, alors que la durée d’une vie est brève, mais néanmoins douce. En tout cas, toi, tu n’as pas eu honte de te débattre contre la mort, et tu es bien vivant, maintenant que tu as dépassé le temps de vie qui t’était attribué, et c’est sa mort à elle que tu as causée ! Ensuite, tu me reproches ma lâcheté, espèce de salaud, alors que tu t’es laissé faire par une femme qui a devancé ta mort, tout mignon que tu es !

Tu as trouvé un bon truc pour ne jamais mourir : à chaque fois, il te suffit de convaincre celle qui est alors ton épouse de te remplacer pour mourir. Et tu te permets d’insulter tes proches lorsqu’ils refusent de faire de même, alors que tu te comportes comme un salaud ? Tais-toi : tu penses bien que si toi, tu aimes ta petite vie à toi, tous aiment la leur. Alors si tu me parles mal, tu vas m’entendre te parler mal, et il y en aura des choses à dire, et ce ne seront pas des mensonges. »

[Euripide, Alceste 629-705]

Entre Admète et son père Phérès, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre. Dans le fond, seule Alceste s’en sort avec les honneurs. Après ce vif échange, chacun décidera du prix d’une vie.

Je me suicide et je le fais savoir

suicideUne femme de 75 ans, en bonne santé, choisit de mettre fin à ses jours pour éviter la déchéance. Fallait-il qu’elle le clame sur tous les toits ?

Jacqueline fut belle et, à 75 ans, on lui en donnerait dix de moins. C’est une amoureuse de la vie, une croqueuse de plaisir, une jouisseuse. Or elle ne veut pas vivre les affres de la vieillesse, voir son corps se dégrader, ses facultés intellectuelles diminuer. Elle a donc décidé de mettre fin à ses jours.

Elle aurait pu le faire discrètement. Un jour, nous aurions découvert dans le journal un avis nous annonçant sobrement que Jacqueline a décidé de quitter ce monde. Mais non : elle nous le fait savoir par avance. Dans quelques mois, en pleine possession de son corps et de son esprit, elle accomplira le geste fatal pour éviter une cruelle glissade.

Sans grande surprise, cette mise en scène d’une mort à venir a suscité une vague de réactions. Les uns défendent la liberté du choix, les autres se prononcent pour le respect de la vie, d’autres encore sont choqués par la médiatisation de ce suicide annoncé.

Dans le fond, Jacqueline se prend un peu pour Peregrinos.

Peregrinos ? Un gourou grec qui, en 165 ap. J.-C., décide de se jeter dans un brasier lors de la célébration des Jeux Olympiques. Un contemporain de Peregrinos, Lucien de Samosate, choqué par la manière dont Peregrinos a mis en scène ce suicide, rédige un pamphlet acerbe dans lequel il dénonce une escroquerie intellectuelle.

« Par amour de la gloire, après avoir pris d’innombrables formes, il a fini par se transformer aussi en feu. Désormais, tu peux constater que cet excellent personnage s’est carbonisé à la manière d’Empédocle, à la différence près que ce dernier s’est arrangé pour agir discrètement lorsqu’il s’est jeté dans le cratère [de l’Etna].

Notre noble personnage, en revanche, a guetté l’occasion du festival le plus fréquenté de la Grèce ! Il a échafaudé un bûcher aussi grand que possible, en présence d’un maximum de témoins, et il a prononcé un discours sur son projet, à l’intention des Grecs, quelques jours avant d’accomplir son acte.

Je t’imagine rigoler abondamment à la sottise de ce vieillard, ou plutôt je t’entends crier, sans surprise : ‘Quelle stupidité ! Quelle soif de célébrité ! Quelle…’ et tout ce qu’on a l’habitude de dire sur de tels événements.

Mais toi, c’est à distance que tu dis cela, en sécurité, tandis que moi je l’ai exprimé près du bûcher, et encore auparavant je l’ai dit en présence d’une foule dense d’auditeurs. Certains étaient scandalisés, choqués par la folie du vieillard ; il y en avait qui se moquaient de lui ; mais il s’en est fallu de peu que tu ne me voies mis en pièces par les disciples des philosophes cyniques, à la manière dont Actéon a été déchiré par les chiens, ou dont son cousin Penthée a été démembré par les Ménades ! »

[Lucien La mort de Peregrinos 1-2]

Lucien n’a pas la langue dans sa poche et, en critiquant le suicide médiatisé de Peregrinos, il manque de se faire mettre en pièces par ceux qui voient dans l’acte du suicidé l’expression d’une profonde philosophie. Je vous fais grâce de la suite du pamphlet, dans lequel Lucien passe en revue toute l’existence de Peregrinos pour montrer que nous avons affaire à un charlatan. Transportons-nous directement jusqu’au moment crucial où Peregrinos décide d’en finir avec la vie.

« Quand la lune fut levée – il fallait bien qu’elle aussi assiste à ce merveilleux exploit – Peregrinos s’avança, accoutré comme à son habitude. Il était accompagné des gros bonnets du mouvement cynique, notamment ce brave type de Patras [dont j’ai parlé précédemment], une torche à la main, assez bon pour jouer les seconds rôles. Protée [c’est le surnom de Peregrinos] portait aussi une torche.

Ils s’avancèrent et, l’un à côté de l’autre, se mirent à allumer le bûcher. Comme il était fait de bois résineux et de brindilles, il produisit une flamme énorme.

Quant à Peregrinos – ici, fais bien attention à mon récit – il se débarrassa de sa besace, de son manteau et de cette sorte de gourdin qu’il portait pour ressembler à Héraclès, et il ne portait plus qu’une chemisette de lin très sale. Ensuite, il demanda de l’encens à jeter dans le feu. On lui en remit, il le jeta et, se tournant vers le midi (oui, vers le midi, pour faire comme dans les tragédies !), il dit : ‘Divinités ancestrales de ma mère et de mon père, recevez-moi avec bienveillance !’

Sur ces mots, il se jeta dans le brasier. On ne le vit plus, mais il fut enveloppé d’une flamme abondante. »

[Lucien La mort de Peregrinos 36]

Le suicide de Peregrinos est-il un simple acte de folie commis par un charlatan assoiffé de publicité ? Nous ne le saurons jamais, et d’ailleurs Lucien prend parti d’une manière tellement résolue que l’on ne peut que douter de son objectivité. Il semble clair que, pour une grande partie de la foule, cette immolation a été comprise comme un acte militant d’un philosophe qui voulait montrer la vanité de l’existence humaine. Ce qui semble avoir vraiment choqué Lucien, c’est que Peregrinos ait jugé bon de faire tout un tintamarre autour de son suicide annoncé.

Dans le cas de Jacqueline, c’est un peu la même chose. Libre à elle de renoncer à la vie si elle ne veut pas connaître les horreurs de la vieillesse. Mais a-t-elle besoin de rameuter la presse ?

image Wiki Commons

Quand vais-je mourir ?

passerelle_neuchatel_nbNous ignorons tous l’heure de notre mort, du moins pour l’instant : car des recherches récentes permettraient de prédire le temps qu’il nous reste à vivre. Fantasme ou réalité ? La question nous hante depuis l’Antiquité

Des chercheurs de King’s College London auraient trouvé un moyen d’identifier dans le sang divers facteurs permettant de prédire le temps qu’il nous reste à vivre.

Ces chercheurs ne peuvent évidemment pas prendre en compte la possibilité que, demain, vous tombiez dans un escalier et vous rompiez le cou. Un tel exploit scientifique exerce néanmoins une forte fascination sur nous car il tente de répondre à une question qui nous taraude depuis des temps immémoriaux : vais-je mourir demain, dans deux ans ou dans un demi-siècle ?

Par une étrange coïncidence, la même question se trouve au cœur d’un film récent de Jaco van Dormael, Le Tout Nouveau Testament. Avec une impertinence inimitable, Benoît Poelvoorde prend le rôle de Dieu, établi à Bruxelles à l’étage supérieur d’un immeuble d’où il contrôle la vie des hommes en vertu de ce qu’il appelle la « loi de l’emm…ment maximal » : un malheur n’arrive jamais seul. Or voici que la fille de Dieu (!) parvient à communiquer à chaque humain le temps qu’il lui reste à vivre. Pourvus de cette connaissance, comment réagissent les mortels ? Entre des pitreries grossières et quelques trouvailles d’une profondeur remarquable, ce film joue lui aussi avec le fantasme de la connaissance du moment de notre mort.

Les Grecs étaient déjà habités par le même fantasme. Ils ont donc cherché à percer le mystère de l’heure de leur mort grâce à diverses méthodes liées à la divination. Nous en possédons des témoignages concrets que nous ont livrés des Grecs installés en Égypte sous l’Empire romain, aux débuts de l’ère chrétienne. Recueillant les fruits d’une sagesse développée déjà sous les Pharaons, ils ont constitué des manuels permettant à divers spécialistes de renseigner leurs clients non seulement sur l’heure de leur mort, mais sur de nombreux autres détails de leur vie future.

L’une des méthodes les plus populaires était connue sous le nom de Sortes Astrampsychi, c’est-à-dire « Tirage au sort selon la méthode d’Astrampsychos ». Le nom de l’inventeur est un croisement entre les astres (astra) et l’âme (psyche) ; tout un programme… Le manuel produit par Astrampsychos contenait une centaine de questions prédéterminées, telles que :

  • Survivrai-je à ma maladie ?
  • Hériterai-je de ma mère ?
  • Mon épouse fera-t-elle une fausse couche ?
  • Ai-je été empoisonné ?

Chacune des questions était accompagnée de plusieurs réponses prédéterminées. Par un système de tirage au sort qu’il serait trop compliqué d’expliquer ici, le sujet recevait la réponse correspondant à son cas personnel.

Il existait d’autres méthodes pour essayer de répondre à la question de la mort qui nous attend tous. Les Grecs établis en Égypte romaine étaient, dans une certaine mesure, les héritiers de l’époque des Pharaons. Ils avaient aussi adopté la pratique de l’astrologie, à laquelle ils accédaient par divers manuels, en prose ou en vers. Il nous reste notamment quelques fragments d’un long poème astrologique attribué à un certain Anoubion. Voici un extrait de ce poème, tel qu’il a été préservé par un papyrus du IIIe s. ap. J.-C. conservé à la Bibliothèque de Genève :

« Si l’Enflammé (la planète Mars) occupe l’Hypogée, si le Brillant (Saturne) est au Couchant et si Cypris (Vénus) est à l’Ascendant, (celui qui naît) enterrera son épouse.

Si l’Éclatant (Jupiter) se trouve sur le centre du Couchant et si le Resplendissant (Mercure) et l’Enflammé (Mars) sont à l’Ascendant, la caractéristique (de celui qui naît) est de ne pas avoir d’enfants.

Si Hermès (Mercure) et Zeus (Jupiter) sont dans les deux culminations du ciel opposées, ou si le Resplendissant (Mercure) est au Couchant et son père (Jupiter) est à l’Ascendant, ils provoquent une mort des enfants mâles difficile à supporter.

Si Cronos (Saturne) observe le Resplendissant (Mercure) en diamètre, il est dit que la caractéristique (de celui qui naît) est qu’il ne lui est pas accordé d’avoir des enfants. »

Si le poème d’Anoubion est en bonne partie perdu, nous en avons tout de même un résumé partiel qui nous a été transmis par deux manuscrits grecs fabriqués au XIVe et au XVe siècle, et conservés aujourd’hui à Venise. Ces textes ne sont pour l’instant pas traduits en français et leur accès reste difficile pour le profane. Voici néanmoins une prédiction tirée de ce manuscrit :

« Si Mars, en position supérieure, est en quadrat avec la Lune, il rend la mère veuve et diminue la vie du père, et il tue la mère elle-même par un crime sanglant ou une mort violente, tandis que le fils se réfugie dans des lieux saints, et il est obsédé par des apparitions et des fantômes. »

Les fragments du poème d’Anoubion et les témoignages relatifs à son œuvre seront publiés à la fin de l’année 2015 dans la Collection des Universités de France.

Connaître l’heure de notre mort, savoir quand nos proches vont nous quitter, apprendre ce qu’il adviendra de notre famille : cette question nous obsède depuis toujours. Dans l’Athènes du Ve s. av. J.-C., le tragédien Euripide a développé la réflexion dans une direction un peu différente. Dans une pièce intitulée Alceste, il imagine une situation où le roi Admète a reçu du dieu Apollon une faveur bien particulière. Voici comment Apollon décrit la chose :

« Je suis un dieu juste, et le fils de Phérès [Admète] et aussi un homme juste, lui que j’ai sauvé de la mort en trompant les Parques [déesses du Destin]. Ces déesses m’ont en effet accordé qu’Admète évite de mourir tout de suite, pour autant qu’il trouve une autre personne en contrepartie pour les dieux infernaux. Admète a fait la tournée de ses amis pour les sonder, et il a même sollicité ses vieux parents. Mais il n’a trouvé personne, sauf son épouse [Alceste], qui a accepté de son plein gré de mourir à sa place, renonçant ainsi à voir la lumière du jour. »

[voir Euripide, Alceste 10-18]

Admète pouvait donc retarder le moment de sa mort si quelqu’un prenait sa place. Ses vieux parents, qui n’avaient pas essayé le test sanguin mis au point par le King’s College, auraient pu se dire qu’ils avaient profité de la vie et qu’il ne leur restait de toute manière plus beaucoup de temps à vivre. À plus forte raison, tous les amis d’Admète ont préféré vivre plutôt que de prolonger la vie de leur ami. Alceste fut la seule à accepter de donner sa propre vie pour prolonger celle d’Admète ; en sauvant son époux, elle laissait aussi ses enfants orphelins.

Que l’on se rassure : après sa mort, Alceste est récompensée pour son sacrifice. Le héros Héraclès survient au moment même où Alceste vient de mourir. Il parvient à l’arracher à la mort et la restitue à Admète, dont la conscience est ainsi apaisée.

Quelle est l’heure de notre mort ? Ni les tests sanguins ni l’astrologie ni le sacrifice de nos proches ne nous permettront de le savoir avec précision. Devant cette incertitude, vivons au mieux.

[image : passerelle du 700e, Neuchâtel, © P. Schubert 2013]

Socrate mis à mort et libéré de la vie

mort socrateCondamné par les Athéniens à boire la ciguë, Socrate considérait cette décision comme une libération : le dieu de la médecine, Asclépios, lui aurait rendu service en faisant agir le poison.

En 399 av. J.‑C., Socrate est condamné par ses concitoyens à absorber le contenu d’une coupe remplie d’un poison mortel, la ciguë. D’après une source tardive, l’acte d’accusation, aurait été le suivant :

« Socrate commet une injustice en ne reconnaissant pas les dieux que reconnaît la cité, et en introduisant d’autres divinités nouvelles ; il commet aussi une injustice en corrompant les jeunes. »

[Voir Diogène Laërce, Vies des philosophes 2.40]

Comme Socrate n’a pas laissé d’écrits, nous en sommes réduits pour l’essentiel à considérer le témoignage de deux de ses disciples, Platon et Xénophon. Chez ces deux auteurs, on perçoit certes les échos du personnage réel de Socrate, mais il faut aussi reconnaître que Platon et Xénophon ont construit la légende de Socrate.

Platon relate notamment les derniers instants du condamné dans le Phédon. Emprisonné dans ce qu’on appellerait aujourd’hui le « couloir de la mort », Socrate attend sereinement le moment où un préposé lui apportera la coupe fatale. Cette sérénité s’expliquerait, nous dit Platon, par le fait que Socrate considérait la vie terrestre comme une entrave dont les dieux devaient nous libérer. Après la mort, l’homme pouvait espérer une série de nouvelles existences qui le mènerait, par paliers, à une condition plus heureuse.

Socrate doit cependant passer à l’acte, ce qu’il fait avec un aplomb étonnant : il saisit la coupe et la vide d’un trait. Au bout d’un moment, tandis qu’il marche pour activer la circulation sanguine, le poison commence à produire son effet :

« Il marchait en rond dans la pièce, puis déclara que ses jambes s’alourdissaient ; enfin il se coucha, suivant les instructions du préposé. Ce dernier, qui lui avait administré le poison, le tâtait par intervalles : laissant s’écouler un moment, il examinait les pieds, puis les jambes. Ensuite, il lui pinça fortement le pied en lui demandant s’il sentait quelque chose ; Socrate répondit que non. Ensuite, on répéta le même geste au niveau des cuisses. Remontant plus haut, le préposé nous indiqua que le corps de Socrate se refroidissait et se raidissait. Le tâtant, il nous dit que, lorsque le poison atteindrait le cœur, alors Socrate s’en irait.

La région du bas-ventre s’était déjà pratiquement refroidie lorsque Socrate se découvrit – il s’était couvert précédemment – et dit (ce furent là ses dernières paroles) : ‘Criton, nous devons un coq à Asclépios. Acquittez-vous de cette dette sans faute !’ »

[Voir Platon, Phédon 117e – 118a]

On pourrait s’étonner de la trivialité des dernières paroles attribuées à Socrate. Pourquoi offrir un coq à Asclépios ? Sans doute pour le remercier du service qu’il a rendu à Socrate en le libérant de la vie. En parfait gentleman, Socrate se soucie jusqu’à son dernier souffle de remercier ceux qui l’on accompagné dans son existence terrestre.

Mais dans le fond, si la vie terrestre était un fardeau, Socrate n’aurait-il pas mieux fait de se suicider ? Il a certes envisagé cette issue ; il considérait néanmoins que les dieux ne permettraient pas d’en finir d’une telle manière : « On dit que cela n’est pas permis » [Voir Platon, Phédon 61c]

Cela n’a pas empêché le poète Callimaque (IIIe s. av. J.‑C.) de composer un petit poème dans lequel il ironisait sur un disciple trop zélé de Socrate :

« Cléombrotos d’Ambracie fit ses adieux au soleil, puis se jeta du haut d’une muraille dans l’Hadès. Il considérait qu’aucun mal ne justifiait de mourir, mais il s’était contenté de lire un seul écrit, le traité de Platon Sur l’âme (c’est-à-dire le Phédon). »

[Voir Callimaque, épigramme conservée dans l’Anthologie palatine 7.471]

Cléombrotos n’avait apparemment pas compris la démarche de Socrate.

[Image : d’après Jean François Pierre Peyron, La mort de Socrate (1790), gravure.]