Faut-il exclure la religion du service public ?

sacrificeLa Radio Télévision Suisse a décidé récemment d’économiser plus d’un millions de francs suisses en réduisant de 40% le budget consacré aux émissions religieuses. Vive réaction dans le public : est-ce vraiment le bon moment pour que l’État se détourne des questions religieuses ?

Au moment même où l’on massacre à coup de kalashnikov, prétendument au nom d’une croyance religieuse, une institution du service public suisse réduit la place donnée à une réflexion de fond sur le phénomène religieux. Voilà qui est paradoxal, et même des agnostiques coupés d’une quelconque foi religieuse se surprennent à mettre en question la décision prise par la RTS. Car les esprits les moins croyants savent aussi que l’on n’y échappera pas : la religion est là, sous des habits divers. Lorsqu’on lui ferme la porte, elle revient par la fenêtre. L’étiquette changera, les rites aussi ; on passera de la communion au végétarianisme, mais ce serait une illusion de croire que nous allons désormais nous distancer du phénomène religieux.

La Grèce ancienne, et en particulier la mythologie, a jusqu’à présent trouvé sa place aussi dans les émissions de contenu religieux de la RTS, notamment sur Hautes Fréquences, grâce à l’aimable concours de Jean-Christophe Emery et Fabien Hunenberger, infatigables animateurs de l’émission. Or les Grecs du temps jadis ont aussi quelque chose à nous apprendre. Comme se plaisait à le rappeler le Professeur Jean Rudhardt, ils n’avaient pas de mot pour exprimer ce que nous comprenons comme la religion. Professeur d’histoire des religions, Rudhardt étudiait une pratique qui n’existait pas en tant que telle dans le terrain anthropologique qui l’intéressait tant.

Alors, comment faisaient les Grecs ? Ils regroupaient sous le terme de nomos (pluriel nomoi) un ensemble de coutumes, de comportements et de croyances que la communauté considérait comme constitutives d’une identité commune. Pour le dire plus simplement : dans une cité grecque, il régnait un consensus sur les dieux et les rites utilisés pour les honorer, mais la loi ne disait pas ce que l’on devait croire.

Cette définition sommaire de la manière de considérer les choses chez les Grecs est fondamentale pour comprendre comment ils ont pu ressentir leur appartenance commune. Par analogie, cela pourrait nous aider à mieux saisir ce qui fait que l’on est suisse, français, belge ou encore canadien aujourd’hui.

Petite précision : les Grecs s’appellent en fait des Hellènes ; c’est du moins le terme qu’ils utilisent entre eux. Dans les lignes qui suivent, utilisons donc l’appellation correcte.

Donc, à une période où les Hellènes étaient menacés d’une invasion imminente par leur puissant voisin, l’Empire perse, les Athéniens ont essayé de rallier les autres cités grecques à une coalition qui permettrait de faire face à l’ennemi. Si l’on en croit l’historien Hérodote, les cités du Péloponnèse traînaient un peu les pieds : Athènes était déjà tombée en mains perses et il paraissait préférable de défendre le Péloponnèse en construisant une grosse muraille sur l’Isthme de Corinthe, tout en abandonnant les Athéniens à leur sort.

Les délégués athéniens s’adressent ainsi aux Spartiates :

« Être hellène, c’est partager le même sang et la même langue, c’est avoir en commun des sanctuaires pour les dieux, des sacrifices et des coutumes comparables. Et ce sentiment, les Athéniens ne sauraient le trahir aisément. »

[voir Hérodote 8.144.2]

Voilà les nomoi des Hellènes, du moins au début du Ve siècle av. J.-C. : un sentiment d’appartenance à une origine commune ; une même langue ; des sanctuaires, des sacrifices et des coutumes qui se ressemblent suffisamment pour qu’on ait l’impression d’être tous dans le même bateau. Mais une telle définition recèle aussi un risque, celui de croire qu’il suffit de maintenir un « sang pur » et des rituels communs pour avoir l’impression d’une communauté homogène. Halte là : tout n’est pas si simple. Un siècle et demi plus tard, l’orateur Isocrate tente une nouvelle définition de ce que c’est d’être hellène :

« Notre cité s’est passablement distinguée des autres en ce qui concerne la parole et la pensée. C’est ainsi que ses élèves sont devenus les maîtres des autres ; et ils ont fait en sorte que l’on n’utilise plus le nom d’Hellène pour désigner une descendance, mais pour qu’il corresponde à notre culture. On appelle hellènes plutôt ceux qui prennent part à notre éducation que ceux qui ont en commun la même origine. »

[voir Isocrate, Panégyrique 50]

Finis les hellènes par le sang, finis les sacrifices communs : pour Isocrate, être un Hellène, c’est participer à une éducation commune. Ce qu’Isocrate ne peut qu’anticiper, c’est que les Hellènes sont sur le point de conquérir l’Empire perse sous la conduite d’Alexandre le Grand. Isocrate ne sera plus là pour le constater, mais il a vu juste : on pourra bientôt être hellène tout en naissant sur les bords de l’Euphrate, dans un village de Syrie.

Cela signifie-t-il pour autant que les Hellènes abandonneront leurs dieux, leurs rites et leurs sacrifices ? Certes non ; mais les comportements qui définissent l’identité de la communauté vont se modifier profondément au contact des peuples conquis : d’abord les habitants de l’Empire perse puis – un siècle plus tard – les Romains.

Dans le fond, l’essentiel n’est pas de croire ou de ne pas croire. Au contact avec des peuples voisins, les Hellènes ont accepté de remettre en question leur propre conception de ce qu’ils étaient. Dans ce long et profond processus de transformation, la religion était bien présente, sans pour autant que l’on impose des croyances. Le phénomène religieux sera toujours là, mais sous des formes en mouvement constant. Cela, il importe que nos pouvoirs publics en tiennent compte. Le débat doit continuer, en particulier sur les ondes. La RTS est au service de nous tous.

p.s.: vous pouvez soutenir les émissions de la RTS portant sur des thèmes religieux en signant la pétition.

[Image : scène de sacrifice, vase attique à figures rouges, env. 430-420 av. J.-C.]

 

Macrocéphales

MacrocephaleNBModifier le corps des gens et espérer transmettre ce changement aux générations suivantes: l’idée a déjà traversé la tête de penseurs grecs de la période classique.

Ce crâne, exposé au Musée d’Ethnographie de Genève, provient d’Amérique du Sud. L’individu a été trépané; de plus, on a allongé son crâne par la pose de bandelettes qui ont progressivement déformé la tête. Le second procédé rappelle immédiatement celui décrit par le médecin grec Hippocrate dans un traité intitulé Airs Eaux Lieux (fin du Ve s. av. J.-C.). Il s’agit des fameux Macrocéphales.

Les Macocéphales sont un peuple asiatique où l’on pratique aussi la pose de bandelettes pour allonger les crânes des enfants. Au fil des générations, toutefois, l’intervention n’est plus nécessaire car, nous dit Hippocrate, les enfants naissent spontanément avec un crâne allongé. Autrement dit, une caractéristique acquise deviendrait innée (voir Hippocrate, Airs Eaux Lieux 14.1-2).

À une époque où l’ADN restait inconnu, la chose semblait facilement acceptable. Ainsi par exemple, les descendants du héros Pélops portaient, disait-on, une marque sur l’épaule qui rappelait un épisode douloureux: Pélops avait été découpé en morceaux et servi par son père Tantale en ragoût aux dieux , afin de mettre à l’épreuve leur omniscience. Reconstitué à grand peine, Pélops avait retrouvé un aspect normal, à l’exception de son épaule (Déméter l’avait dévorée par mégarde). On avait donc remplacé l’épaule manquante par une prothèse en ivoire, la première prothèse de l’histoire! L’épisode aurait donc, selon la tradition, laissé des traces dans la descendance de Pélops, sous la forme d’une tache de naissance sur l’épaule (voir les scholies à Pindare, Olympique 1.40).

Le philosophe Aristote a également fait écho à l’idée selon laquelle une intervention humaine sur le corps pouvait se transmettre et devenir en définitive une caractéristique innée. Il mentionne notamment le cas d’un homme qui avait un tatouage sur le bras; son fils n’avait rien, mais son petit-fils serait né avec une tache noire – certes moins nette – au même endroit (voir Aristote, Histoire des animaux 7.6 [585b – 586a]).

Pour revenir à Hippocrate, il est l’un des initiateurs du débat sur la différence entre l’acquis et l’inné. À son époque, on parle plus volontiers de nomos et de physis (convention / nature).

[Image: crâne de Macrocéphale en provenance d’Amérique du Sud. Musée d’Ethnographie de Genève]