Une taxe aux pets pour lutter contre le changement climatique

Le gouvernement de la Nouvelle-Zélande envisage de taxer les pets produits par son abondant bétail. On aurait dû commencer à l’époque de Socrate.

  • Chériiiiie ! C’est insensé, de l’autre côté de la planète ils ont décidé de taxer les pets du bétail ! Réduire les émissions de méthane permettrait de ralentir le réchauffement du climat.
  • Vraiment, mon chou ? C’est presque plus cocasse que les Suisses qui voulaient inscrire dans leur constitution un article sur les cornes des vaches.
  • Mais par les amours de Pasiphaé, où cela va-t-il s’arrêter ? Bientôt, je n’aurai plus le droit de péter sur mon canapé pendant le match de rugby. Et justement, il y a l’équipe de Nouvelle-Zélande qui joue ce soir !
  • Si tu veux te prendre pour Strepsiade et péter sur le canapé, ne te gêne pas ; mais moi, je crois que je vais aller faire une petite promenade au grand air.
  • Strepsiade ?
  • C’est un Athénien à qui Socrate apprend que ses pets fonctionnent un peu comme un orage.
  • Tiens, le dérèglement climatique était déjà provoqué par les pets dans l’Athènes classique ?
  • Pas tout à fait… Si tu veux vraiment que je t’explique, il va falloir te retenir un peu tandis que je ressors l’édition flambant neuve des Nuées d’Aristophane que je viens d’acquérir.
  • Voilà au moins un livre de grec qui ne sent pas les pieds de dinosaure…
  • Allez, retiens on humour de pré-adolescent et écoute ce petit dialogue.

Strepsiade (à Socrate) – Tu ne m’as encore rien appris sur le fracas et le tonnerre.

Socrate – Tu ne m’as pas écouté ? J’affirme que les nuages sont gorgés d’eau. Quand ils entrent en collision les uns avec les autres, ils sont tellement chargés qu’ils provoquent un bruit de tonnerre.

Strepsiade – Attends, comment veux-tu que je croie cela ?

Socrate – Je vais te l’expliquer en te prenant toi-même pour exemple. Il a déjà dû t’arriver de te bourrer de purée lors de la fête des Panathénées. Ensuite, tu en as eu le ventre tout barbouillé, et soudain tu t’es mis à crépiter comme une mitraillette.

Aristophane, Les Nuées 382-387

  • Une mitraillette, voyez-vous ça ? Ton traducteur, il avait forcé sur l’ouzo avant de se mettre au travail ?
  • Mais je t’assure, mon chou, c’est mon professeur de grec qui…
  • Ha ! Encore cet incompétent ? Bon, finissons-en avec la purée et les crépitements de mitrailleuse anachronique.

Strepsiade – Oui, par Apollon ! Mon ventre se met tout de suite dans un état terrible, il est tout retourné, et la purée fait un fracas comme le tonnerre, et ça crépite terriblement ! D’abord doucement, papax, papax ; ensuite ça y va, papapapax ; et quand je chie, c’est vraiment le tonnerre, papapapax, comme les nuages.

Socrate – Alors regarde maintenant : avec ton petit ventre de rien du tout, tu en fais des pets ! Or l’air, qui est sans limite, ça n’est pas normal qu’il produise un immense grondement ?

Strepsiade – Ah ! C’est pour ça que les mots tonnerre (brontè en grec) et pet (pordè) se ressemblent !

Aristophane, Les Nuées 388-394

  • Mais alors, chérie, si Socrate a déjà démontré qu’il y a un lien entre les pets et les orages, peut-être que le gouvernement néo-zélandais a raison de taxer les pets pour ralentir le changement climatique ?
  • C’est dommage qu’il n’existe pas un Prix Noble de logique : tu ferais un bon candidat.
  • Tu crois ? Bon, c’est pas tout, ça : voilà que le rugby va commencer. Bonne promenade !

Mystère du tricot, sauts de puces et bourdonnement de cousins péteurs

knittingLa recherche scientifique ne cesse de nous étonner : on a enfin percé les mystères du tricot. Après le saut des puces et le bourdonnement des cousins péteurs, il était grand temps que la science fasse un bond en avant.

La recherche scientifique produit des résultats parfois surprenants : des chercheurs de l’École Normale Supérieure de Paris ont résolu le mystère de la physique du tricot. Les sciences dures, c’est quand même quelque chose, non ?

Lorsque Madame Durand tricote un pull pour sa fille ou une écharpe pour son gendre, les mailles se mettent en place selon une structure que les physiciens n’avaient pour l’instant jamais formalisée. Les esprits chagrins rétorqueront que les sous du contribuable sont décidément bien mal dépensés. Quoi ? On paie à prix d’or des chercheurs de l’ENS pour expliquer les mailles de tricot ?

Pour consoler les grognons, on pourra rappeler que le poète comique Aristophane nous a laissé des traces de la recherche scientifique de l’Athènes classique, où les préoccupations – si l’on en croit notre grand farceur – auraient tourné autour de la longueur du saut des puces. Un autre objet d’étude aurait résidé dans le bourdonnement des cousins, ces insectes proches des moustiques. Voyons donc quels auraient été les résultats obtenus par un chercheur renommé de l’Athènes du Ve siècle av. J.-C.

  • Voici peu, Socrate a demandé à Chéréphon combien de longueurs de ses propres pattes saute une puce. Il faut dire qu’elle avait piqué Chéréphon au sourcil, avant de sauter sur la tête de Socrate.
  • Comment donc s’y est-il pris pour mesurer cela ?
  • Très adroitement : il a fait fondre de la cire, puis il a pris la puce et lui a plongé les deux pattes dans la cire, et ensuite la cire refroidie lui a fait une paire de bottes persiques. Il les lui a ôtées, puis il a mesuré leur pointure.
  • Tonnerre de Zeus roi, quelle subtilité d’esprit !
  • Que dirais-tu alors si tu entendais parler d’une autre découverte de Socrate ?
  • Laquelle ? Allez, vas-y, dis-moi !
  • Chéréphon de Sphettos lui a demandé son avis sur la question suivante : lorsque les cousins bourdonnent, le font-ils par la bouche ou par le cul ?
  • Et qu’a-t-il dit à propos du cousin ?
  • Il a affirmé que l’intestin du cousin est étroit, et à cause de cette étroitesse, le souffle file tout de suite violemment vers l’arrière. Ensuite, comme l’intestin communique avec l’anus, celui-ci résonne sous l’effet de la violence du souffle.
  • Ah ! le cul des cousins est donc une trompette ! Il en a de la chance, de pouvoir examiner l’intérieur des intestins ! Il doit facilement échapper à un procès, celui qui sait ausculter les intestins des cousins.
  • L’autre jour, cependant, il a raté une grande idée à cause d’un lézard.
  • Comment ça ? Raconte !
  • Il était en train d’observer la trajectoire et l’orbite de la lune, la tête en arrière et la bouche grande ouverte. Et voilà que depuis le toit, en pleine nuit, un lézard lui a chié dans la bouche !

[Aristophane Nuées 144-173]

Ce passage d’Aristophane prouve deux choses. Premièrement, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, la recherche scientifique continue de faire des bonds prodigieux en permettant de résoudre des problèmes fondamentaux de notre existence. Deuxièmement, les chercheurs d’aujourd’hui sont plus prudents qu’à l’époque de Socrate et Chéréphon : en résolvant les mystères du tricot, il ne risquent pas qu’un lézard leur chie dans la bouche.

La curiosité de l’esprit, cible facile pour ceux qui ne pensent pas

Socrate dans son panierNBL’UDC a trouvé une nouvelle cible pour se profiler auprès de la population suisse : elle s’attaque aux chercheurs dont elle estime qu’ils ne servent pas les intérêts de l’économie, en particulier dans les sciences humaines et sociales. Une recette vieille de deux millénaires et demi : Socrate a subi le même sort sous le calame d’Aristophane.

L’Union Démocratique du Centre (UDC, parti de la droite populiste suisse) s’en prend aux esprits curieux. Dans le journal Blick, auquel fait écho la Zentralschweiz am Sonntag, M. Adrian Amstutz déclare que « l’on forme bien trop de psychologues, d’ethnologues, de sociologues, d’historiens et de spécialistes des sciences culturelles. » Par le biais d’une interpellation parlementaire, il enjoint donc au Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) de diminuer son soutien aux sciences humaines et sociales, pour reporter l’effort vers les sciences naturelles et les recherches menées par des ingénieurs. Pour enfoncer le clou, il affirme encore : « Au lieu de confier des mandats coûtant des millions pour étudier l’histoire d’une usine de sous-vêtements, le FNS devrait soutenir la recherche pour des produits adaptés au marché. »

Le sarcasme et l’ironie ont été utilisés de tous temps contre les personnes qui pensent au-delà des besoins immédiats du marché. En 423 av. J.‑C., Socrate subit les attaques du poète comique Aristophane dans une pièce intitulée Les Nuées : Aristophane voit en Socrate un penseur déconnecté de la réalité, incapable de garder les pieds sur terre. Une génération plus tard, le même Socrate est condamné à mort par le peuple athénien pour avoir introduit dans la cité des idées qui s’écartent de l’opinion commune.

La scène que voici nous montre l’arrivée du protagoniste de la comédie, Strepsiade, dans la prétendue école de Socrate. Le maître est occupé à penser.

– Strepsiade : Allons donc, qui est cet homme suspendu dans un panier ?

– Un élève : C’est lui !

– Strepsiade : Qui, ‘lui’ ?

– L’élève : Socrate !

– Strepsiade : Hé, Socrate ! Toi, là, appelle-le moi d’une voix forte !

– L’élève : Appelle-le donc toi-même. Je n’ai pas le temps.

– Strepsiade : Hé, Socrate ! Mon petit Socratounet !

– Socrate : Qui es-tu pour m’appeler, toi dont l’existence se limite à un jour ?

– Strepsiade : Dis-moi d’abord ce que tu fais, s’il te plaît.

– Socrate : Je circule dans les airs et je médite sur le soleil.

– Strepsiade : Tu veux dire que tu regardes d’en haut les dieux depuis ton panier, mais non depuis le sol, n’est-ce pas ?

– Socrate : C’est que je n’aurais jamais compris comment fonctionnent les phénomènes célestes si je n’avais pas suspendu dans les airs ma pensée et mes réflexions, en mélangeant ces dernières à de l’air tout aussi subtil. Si j’observais depuis le sol ce qui se trouve en haut, je n’aurais jamais fait la moindre découverte. Or il se trouve que la terre attire de force vers elle la sève des réflexions. C’est exactement ce qui se passe avec le cresson.

– Strepsiade : Que dis-tu ? Les réflexions attirent la sève vers le cresson ? Allez, descends donc vers moi, mon petit Socratounet, et enseigne-moi ce pour quoi je suis venu.

– Socrate : Pourquoi es-tu venu ?

– Strepsiade : Je veux apprendre à discourir. Je suis pressé par les taux d’intérêt et par des créanciers très désagréables, on me bouscule, on saisit mes biens.

[voir Aristophane, Nuées 218-241]

L’école à penser de Socrate serait donc un lieu où l’on se livre à des spéculations inutiles sur le ciel ; on y apprendrait aussi à parler, et Strepsiade espère ainsi pouvoir échapper à ses créanciers par de belles paroles. La pensée qui a contribué à faire d’Athènes la cité la plus florissante de son époque est ici tournée en dérision. Socrate n’a peut-être pas contribué à l’élaboration d’un produit commercial ; cependant ses réflexions ont fourni un terreau dans lequel ont prospéré non seulement les sociétés antiques, mais aussi la Suisse d’aujourd’hui.

Ironie du sort, au moment même où M. Amstutz s’en prenait à la recherche scientifique et à la curiosité intellectuelle, une jeune élève du Collège de Genève passait ses examens de maturité et lisait, dans la langue originale, le passage d’Aristophane que l’on vient de voir. Le rire de cette collégienne exprimait à la fois la joie, la surprise et l’émerveillement que seuls des esprits curieux peuvent ressentir. Gageons que c’est à elle qu’appartient l’avenir, et non aux têtes grises de l’UDC.

[image: Socrate dans son panier. Image tirée des Emblemata et aliquot nummis antiqui operis, cum emendatione et auctario copioso ipsius autoris de Joannes Sambucus, 1564]