Stupéfiant : il propose de légaliser toutes les drogues

heroinUn candidat au Parlement suisse, issu d’un parti propre en ordre, propose de légaliser toutes les drogues. Utopie ou pari audacieux ?

Il ne s’agit pas seulement du cannabis : Thomas Kessler propose de légaliser l’accès à toutes les drogues, cocaïne, ecstasy, héroïne etc. La vente serait légale, mais réglementée et contrôlée par l’État.

Provocateur ? Sans doute un peu, et les partisans du propre en ordre vont tousser dans leur tasse de café lorsqu’ils découvriront ces propositions. On doit cependant concéder à notre iconoclaste le fait que le système répressif qui prévaut de nos jours ne fonctionne pas. N’importe qui peut acheter de la drogue dans la rue, à toute heure du jour ou de la nuit. Pendant ce temps, de gros caïds deviennent encore plus gros en profitant du fait que le produit, certes accessible, n’en est pas moins suffisamment rare pour faire grimper les prix.

Ou alors, faudrait-il éradiquer la consommation de drogues en adoptant des méthodes musclées ? La méthode « n’y qu’à pas en prendre » ? Voyons ce que cela a donné, voici trois millénaires.

« [Continuant notre voyage,] nous fûmes ballotés par des vents funestes pendant neuf jours sur la mer poissonneuse. Au dixième jour, nous abordâmes au pays des Lotophages, qui se nourrissent d’une fleur. Là, nous mîmes pied à terre et renouvelâmes notre provision d’eau ; et aussitôt, mes compagnons prirent leur repas sur leurs vaisseaux rapides.

Or une fois que nous eûmes rassasié notre faim et notre soif, j’envoyai mes compagnons en mission : ils devaient se renseigner pour savoir qui étaient les habitants du pays et ce qu’ils mangeaient. Je sélectionnai deux hommes, et un troisième pour faire l’estafette.

Ils partirent sur le champ se mêler aux Lotophages. Ces derniers ne cherchèrent pas à tuer mes compagnons, mais ils leur donnèrent du lotos à manger. Quiconque consommait du lotos, un fruit doux comme le miel, n’avait plus envie de revenir donner des nouvelles, ni de retourner. Ainsi donc, ils voulurent rester sur place, en compagnie des Lotophages, à manger du lotos dans l’oubli du retour.

Je dus les forcer à retourner, en pleurs, jusqu’aux navires, et une fois que je les eus traînés à fond de cale, je les mis aux fers. Quant au reste de mes fidèles compagnons, je leur enjoignis de monter en hâte sur les nefs rapides, avant que l’un d’eux ne consomme du lotos et n’en oublie le chemin du retour. »

[Homère Odyssée 9.82-102]

On aura reconnu Ulysse et ses compagnons. Un bon point pour le héros : il est effectivement parvenu à contraindre ses compagnons à l’abstinence en les mettant aux fers, à fond de cale, et en levant les voiles. Adieu les Lotophages ! Il n’a toutefois fait que déplacer le problème, puisque ses compagnons vont continuer à céder à leur appétit (la navigation en mer, ça creuse…). Leur incapacité à maîtriser leur estomac provoquera une série de catastrophes dont la dernière sera fatale aux derniers survivants, excepté Ulysse. La méthode « n’y qu’à pas en prendre » ne fonctionne que si vous disposez de quelqu’un pour surveiller les gens en permanence. Dès qu’Ulysse s’endort ou perd de vue ses compagnons, ceux-ci se remettent à faire des bêtises.

L’épisode des Lotophages nous apporte cependant un autre enseignement : que cela nous plaise ou non, les drogues sont avec nous depuis très, très longtemps. Si nous ne sommes pas en mesure de les éradiquer, il vaudrait peut-être mieux trouver des compromis intelligents car la répression ne fonctionne pas.

Une histoire de couverture pour se réchauffer dans le froid sibérien

saint_martin_bisUn froid exceptionnel sévit en Europe, affectant surtout les personnes les plus fragiles. Le héros Ulysse nous raconte une histoire de couverture.

Lorsque le froid sévit, ce sont les personnes les plus fragiles qui trinquent. Or en ce moment, nous avons affaire à un véritable froid de Sibérie. Pendant cette semaine, des dizaines de personnes seront mortes de froid dans les rues, parfois parce qu’elles n’ont pas d’autre solution, parfois par choix de rester dehors, ou alors parce qu’elles ne supportent pas les conditions des abris de fortune qu’on leur met à disposition. En Belgique, les autorités de la ville de Liège ont décidé de forcer des sans-abris à intégrer un hébergement d’urgence. Cette mesure suscite des réactions très vives parmi les associations d’aide aux sans-abris. Peut-être une mauvaise bonne idée, comme on dit.

Alors, en attendant que le froid ait la gentillesse de déguerpir, voici une petite histoire fabriquée de toute pièce par Ulysse. Ce dernier vient d’arriver sur son île d’Ithaque, déguisé en vieux mendiant. Accueilli par son porcher Eumée dans la campagne d’Ithaque, il ne porte que des hardes trouées. Or il fait froid ce soir-là, et Ulysse se demande si Eumée va lui prêter un manteau ou une couverture pour passer la nuit. Il lui fait donc le récit suivant :

« Ah ! Si seulement j’étais encore jeune, et que j’aie encore la vigueur qui était mienne lorsque nous avons mené ce raid sous les murs de Troie ! Ulysse et l’Atride Ménélas, et moi en troisième (ils m’y avaient incité), nous conduisions le détachement.

Lorsque nous sommes arrivés près de la ville et de sa muraille élevée, nous nous sommes cachés dans des buissons touffus, parmi les roseaux d’un endroit marécageux, blottis sous nos armes. La nuit est arrivée, et un méchant vent du nord s’est abattu sur nous, glacial. Une neige givrante est tombée, froide ; des glaçons se formaient sur le bord de nos boucliers.

Tous les autres avaient des casaques et des manteaux. Ils dormaient tranquillement, leurs épaules casées sous leurs boucliers. Quant à moi, j’étais venu en laissant ma casaque à mes compagnons. Quelle imprudence ! Je ne pensais en tout cas pas qu’il allait geler, mais j’avais suivi les autres en n’emportant que mon bouclier et un sous-vêtement de tissu clair.

Nous en étions au dernier tiers de la nuit, les étoiles s’étaient effacées dans le ciel, et c’est alors que je me suis adressé à Ulysse, qui était à côté de moi, en le tapotant au coude. Il m’entendit tout de suite.

‘Fils de Laërte, descendant de Zeus, Ulysse aux mille ruses, je ne vais plus en sortir vivant, le froid est en train d’avoir raison de moi ! Je n’ai pas de manteau : une divinité malfaisante m’a induit en erreur en me poussant à venir vêtu d’un seul sous-vêtement. Désormais, plus d’autre issue que la mort.’

À mes paroles, Ulysse a tout de suite trouvé une idée ; c’est un personnage unique, à la fois pour réfléchir et pour combattre. À voix basse, il m’a dit :

‘Silence, maintenant, de peur qu’un autre Achéen ne t’entende.’

La tête appuyée sur son coude, il s’est écrié :

‘Mes amis, écoutez-moi ! Un dieu m’a rendu visite dans mes rêves. Nous sommes trop éloignés de nos navires. Or il faudrait que quelqu’un aille dire à l’Atride Agamemnon, chef des armées, de nous envoyer plus de monde depuis les navires.’

À ces paroles, Thoas fils d’Andrémon se leva rapidement, enleva son manteau de pourpre, et partit au pas de course vers les navires. Et moi, je me suis emmitouflé avec délices dans son manteau, tandis que l’Aube au trône d’or faisait son apparition.

Maintenant aussi, puissé-je être encore jeune, avec toute ma vigueur ! Quelqu’un dans cette porcherie me donnerait un manteau, soit par amitié soit par respect pour un homme vaillant. Mais on ne me respecte pas, alors que je n’ai sur la peau que de vilaines guenilles. »

[Odyssée 14.468-506]

Qu’on se rassure : Eumée comprendra le message et s’assurera qu’Ulysse puisse dormir au chaud cette nuit-là. Souhaitons que, demain, tous ceux qui cherchent un peu de chaleur parviennent à la trouver.

[image: l’ancien billet de 100 francs suisses, Saint Martin partageant son manteau avec un lépreux.]

 

Ô Dylan, Odyssée !

fehmiuDans son discours à l’Académie de Suède pour le Prix Nobel, Bob Dylan nous rappelle que l’Odyssée, c’est notre monde, c’est votre monde.

Bob Dylan nous a fait trois surprises. La première fut de gagner le Prix Nobel, déjouant tous les pronostics. La deuxième a été de tarder à réagir : il a fallu beaucoup insister pour qu’il se décide à accepter cette récompense prestigieuse. Quand il a finalement consenti à venir chercher son prix à l’Académie de Suède, Bob Dylan nous a fait une troisième surprise, sous la forme d’un discours extraordinaire.

Dans ce discours, il parle de Moby Dick, le cachalot qui obsède un vieux capitaine unijambiste. Il évoque aussi À l’ouest, rien de nouveau, compte rendu des horreurs de la première guerre mondiale, désormais vieille d’un siècle. Et enfin, il nous rappelle l’importance de l’un des chants les plus anciens qui nous soient jamais parvenus, l’Odyssée. En quelques paragraphes, il remémore les errances d’Ulysse à la manière d’une chanson folk, et nous démontre que l’Odyssée, c’est ma vie, c’est ta vie, encore aujourd’hui.

Voici un extrait de ce discours :

« L’Odyssée est un étrange récit d’aventures à propos d’un homme qui essaie de rentrer chez lui après avoir combattu dans une guerre. Il est engagé dans ce long trajet vers sa maison, semé de pièges et d’embûches. Une malédiction le condamne à l’errance. Il est toujours repris par la mer, toujours sur le fil du rasoir. D’énormes rochers secouent son navire. Il fâche des gens qu’il ne faudrait pas. Il y a des trouble-fête dans son équipage. Des actes de traîtrise. Ses hommes sont transformés en cochons, puis transformés à nouveau en hommes, plus jeunes et plus beaux. Il essaie toujours de sauver quelqu’un. C’est un homme du voyage, mais ses escales sont nombreuses.

Il échoue sur une île déserte. Il trouve des grottes inhabitées et s’y cache. Il rencontre des géants qui disent : ‘Je te mangerai en dernier.’ Et il échappe aux géants. Il essaie de rentrer chez lui, mais il est ballotté et repoussé par les vents. Des vents incessants, des vents glacés, des vents hostiles. Il voyage au loin, puis il est repoussé par le souffle.

Il a toujours été averti de ce qui l’attend. Touché ce qu’on lui a dit d’éviter. Il y a deux routes à prendre, et les deux sont mauvaises. Toutes deux périlleuses. Sur l’une on pourrait se noyer et sur l’autre on pourrait mourir de faim. Il s’engage dans d’étroits passages aux tourbillons bouillonnants qui l’engloutissent. Il rencontre des monstres à six têtes avec des serres aiguisées. Des éclairs le frappent. Au-dessus de lui, il y a des branches qu’il saisit d’un bond pour échapper à une rivière en furie. Des déesses et des dieux le protègent, tandis que d’autres veulent le tuer. Il change d’identité. Il est épuisé. Il s’endort, et il est réveillé par le bruit d’un rire. Il raconte son histoire à des inconnus. Il était loin pendant vingt ans. Il a été emporté quelque part et s’est retrouvé là. On a versé des drogues dans son vin. La route a été dure.

De bien des manières, c’est un peu ce qui vous est arrivé. Vous aussi, on vous a versé des drogues dans votre vin. Vous aussi, vous avez partagé le lit d’une femme qui n’était pas pour vous. Vous aussi, vous avez été fascinés par des voix magiques, des voix douces aux mélodies étranges. Vous aussi, vous avez parcouru un si long chemin et vous avez été repoussés si loin par le souffle. Et vous avez été sur le fil du rasoir également. Vous avez fâché des gens qu’il n’aurait pas fallu. Et vous aussi, vous avez parcouru ce pays de long en large. Et vous avez aussi senti ce vent mauvais, celui dont le souffle ne vous apporte rien de bon. Et encore ce n’est pas tout. »

Après un tel survol, qui résistera à l’envie de lire l’Odyssée ? À défaut de traduire les 12110 vers de cette immense épopée, commençons par les dix premiers :

« Dis-moi, Muse, qui était cet homme ? Il avait plus d’un tour dans son sac, mais il s’est aussi souvent égaré après qu’il a mis à feu et à sang la forteresse de Troie, que les dieux protégeaient.

Il a vu des villes peuplées et fait la connaissance de leurs habitants. Sur la mer, il a enduré mille maux qui l’ont profondément affecté. Il a voulu sauver sa peau et ramener ses compagnons sains et saufs. Or cela n’a pas suffi : il n’a pas pu protéger ses compagnons, en dépit de tous ses efforts ; car eux se sont comportés en imprudents, et ils en sont morts, les insensés ! Parce qu’ils avaient dévoré ses bœufs, Hélios fils d’Hypérion leur a refusé de jamais rentrer chez eux.

Cette histoire, déesse fille de Zeus, il faut que tu nous la racontes, à nous aussi. »

[Homère Odyssée 1.1-10]

En avant pour les 12100 vers restants.

[image : Fehmiu dans le rôle d’Ulysse dans la série TV italienne L’Odissea (1967)]

JH : des chansons à faire pleurer

johnnyLa disparition de Johnny Hallyday nous rappelle que les grands artistes savent nous faire pleurer

C’est une tragédie française et intergalactique : nous venons de perdre Johnny Hallyday, un chanteur qui nous a accompagnés pendant deux générations. Il était au monde francophone ce qu’Elvis était à l’Amérique. On l’aimait bien, le Johnny, il faisait partie des meubles, même pour ceux qui ne couraient pas à tous ses concerts.

Dans le déluge d’hommages, on peut relever un point en particulier : il savait si bien transmettre des émotions à son public que les gens se mettaient à pleurer en l’écoutant. C’est la marque d’un grand artiste.

On peut supposer que Johnny a dû maintenant se rendre au bord de l’Achéron, le fleuve qui sépare notre monde de celui des morts. Il aura payé son passage à Charon, le patron du ferry-boat, et sur l’autre rive il aura rencontré le prince des chanteurs, Homère. Celui-ci lui aura sans doute rappelé que, dans la profession, un autre chanteur savait faire fondre en larmes ses auditeurs : il s’agit de l’aède Démodokos, un des personnages de l’Odyssée. Les lectrices et lecteurs assidus de ce blogs se rappelleront que Démodokos a déjà été évoqué précédemment; mais une piqûre de rappel ne fera de mal à personne.

Rappelez-vous : Ulysse, déguisé en mendiant, est arrivé sur l’Île des Phéaciens. Là, il a reçu un accueil un peu mitigé et l’affaire a failli dégénérer en bagarre. Finalement, le roi des Phéaciens met tout le monde d’accord en faisant venir Démodokos, véritable juke-box ambulant auprès duquel Ulysse va pouvoir choisir le disque.

« C’est alors que le très rusé Ulysse adressa la parole au héraut.  De l’échine d’un porc aux blanches dents, il avait découpé un morceau de viande ruisselant de graisse, tout en laissant la plus grande partie de la bête. ‘Tiens, héraut, apporte-lui cette viande à Démodokos pour qu’il la mange. Je vais le saluer, malgré ma tristesse : car aux yeux de tous les hommes qui marchent sur cette terre, les chanteurs ont droit à leur part d’honneur et de respect. En effet, la Muse leur a enseigné ses chants, et de tous temps elle aime la race des chanteurs.’

Sur ces mots d’Ulysse, le héraut prit la viande et la plaça entre les mains du héros Démodokos. Celui-ci la reçut, la joie emplit son cœur. Quant aux autres convives, ils saisirent les mets qui leur étaient servis.

Quand ils furent rassasiés de boisson et de nourriture, le très rusé Ulysse s’adressa à Démodokos : ‘Démodokos, je t’admire plus que tous les autres hommes. Oui, c’est la Muse fille de Zeus qui t’a enseigné, ou alors c’est Apollon. La manière dont tu arranges tes chants pour raconter les malheurs des Achéens est extraordinaire : tu dis ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont subi et souffert, comme si tu avais été sur place ou que tu l’avais entendu d’un autre. Allons, change de sujet et raconte comment fut bâti le cheval de bois qu’Épéios construisit avec l’aide d’Athéna. Ce cheval, ou plutôt ce piège, autrefois le divin Ulyssse l’avait amené vers la citadelle. Il était rempli de soldats qui dévastèrent Ilion. Si tu me racontes comme il faut, je proclamerai aussitôt devant tous les hommes que c’est la faveur d’un dieu qui t’a donné un chant divin.’ »

[Odyssée 8.474-483]

Démodokos s’exécute donc, déclenchant chez Ulysse un torrent d’émotions.

« Voilà ce que chantait le célèbre chanteur. Quant à Ulysse, il se liquéfiait, mouillant ses joues de larmes qui se répandaient de ses paupières.

Il était semblable à une femme qui, prostrée sur le corps de son époux, le pleure. Celui-ci est tombé devant sa ville et son peuple en essayant d’épargner un jour funeste à sa cité et à ses enfants. La femme voit son homme mourant, encore palpitant, et elle se répand sur lui en lamentations aiguës. Derrière elle, les ennemis lui frappent le dos et les épaules de leurs lances avant de l’emmener en esclavage, où l’attend une vie de peine et de misère. Ses joues se consument dans la plus pitoyable affliction. Voilà donc la manière dont Ulysse répandait d’émouvantes larmes sous ses sourcils. »

[Odyssée 8.521-531]

Merci à Démodokos, et merci aussi à Johnny, ces artistes qui savent nous faire pleurer. La prochaine fois qu’un imbécile me demande à quoi ça sert de payer des artistes, je leur répondrai que ça sert à nous faire pleurer, et que c’est très bien ainsi.

[image: Johnny au Musée Grévin]

Elle trompe son époux : dénoncée par le Soleil

ares_aphroditeAutrefois, le Soleil a dénoncé un cas d’infidélité conjugale ; aujourd’hui, il est remplacé par le Big Data.

Il est passé, le temps où vous pouviez rêver d’une petite aventure extra-conjugale menée dans la discrétion. Nos vies privées sont devenues quasiment transparentes par l’effet des quantités de données phénoménales que des serveurs stockent sur chaque individu. En parallèle, des personnes mal intentionnées disposent d’un accès à des sites où vous préféreriez que l’on ne vous découvre pas : les clients d’Ashley Madison, une compagnie spécialisée dans les rencontres extra-conjugales, en ont fait l’amère expérience lorsque leur identité a commencé à filtrer. Ce jour-là, il y a probablement eu beaucoup d’assiettes cassées dans les chaumières…

Chère lectrice, cher lecteur, à défaut de vous offrir un coin sûr pour vos galipettes prohibées, à l’abri du regard des ordinateurs et des caméras, permettez-moi au moins de vous consoler : la surveillance omniprésente ne date en fait pas d’hier, elle remonte aux temps les plus anciens.

C’était le temps où le Soleil… Mais laissons plutôt l’immortel Homère nous faire le récit :

« Or le chanteur [Démodocos] allait entamer un beau chant, accompagné de sa lyre : il allait raconter les amours entre Arès et Aphrodite à la belle couronne, et chanter comment pour la première fois ils s’étaient unis en secret, dans la maison d’Héphaïstos. Arès avait comblé Aphrodite de présents, elle avait couvert de honte le lit du puissant Héphaïstos. Mais le Soleil alla tout raconter à Héphaïstos : il les avait vus en train de faire l’amour.

Héphaïstos écouta ce pénible récit, puis il se rendit à sa forge en méditant de sombres pensées. Là, il fixa une grosse enclume sur sa base, et il forgea des liens dont il est impossible de se défaire, pour y coincer les amants. Après qu’il eut fabriqué son piège, Héphaïstos, toujours fâché, se rendit dans la chambre à coucher où se trouvait son lit.

Autour des montants, il disposa les liens tout autour ; et d’autres pendaient en quantité depuis le plafond. On aurait dit un mince fil d’une toile d’araignée : personne n’aurait pu le distinguer, pas même l’un des dieux bienheureux, tellement le piège était bien conçu.

Or donc, une fois qu’il eut disposé tout cet attirail autour du lit, il partit pour [l’île de] Lemnos, forteresse bien bâtie, son endroit préféré. Quant à Arès aux rênes d’or, ce départ ne lui échappa pas : dès qu’il eut vu Héphaïstos, l’habile artisan, s’éloigner de chez lui, il se rendit à la demeure du dit Héphaïstos, fameux à la ronde, parce qu’il avait bien envie de faire l’amour avec la déesse de Cythère.

Aphrodite venait de quitter son père, [Zeus] le puissant fils de Cronos ; elle était rentrée, et elle se tenait assise. Arès entra dans la maison, lui caressa la main et lui tint le discours suivant : ‘Viens, ma chérie, filons au lit : car Héphaïstos n’est plus là ; je crois bien qu’il est allé à Lemnos trouver le peuple des Sintiens à la langue barbare.’

C’est ainsi qu’il parla à Aphrodite, qui sentit monter le désir de coucher avec lui. Ils passèrent donc au lit et s’y étendirent. Mais voilà que les liens que ce malin d’Héphaïstos avait fabriqués leur tombèrent dessus, et ils ne purent ni bouger ni lever un membre. Ils comprirent alors qu’ils ne pourraient s’échapper. »

[voir Homère, Odyssée 8.266-299]

Je vous passe une partie de l’histoire : Héphaïstos, prévenu par ce mouchard de Soleil, revient chez lui et fait un véritable scandale. Il convoque tous les dieux et les déesses. Les jeunes rigolent bien, en particulier les deux frères, Apollon et Hermès.

Apollon : « Messager Hermès, fils de Zeus, dispensateurs de biens au regard perçant, ça ne te ferait pas plaisir, de te trouver coincé par des liens puissants, couché dans un lit avec Aphrodite la dorée ? »

Hermès : « Oh oui ! J’aimerais bien, seigneur Apollon lanceur de flèches ! Je voudrais être ligoté à triple tour par des liens interminables, et je vous permettrais de me regarder, tous les dieux et les déesses, pour autant que je couche dans un lit avec Aphrodite la dorée ! »

[voir Homère, Odyssée 8.335-342]

Tous s’esclaffent ; mais l’un des dieux ne rit pas : c’est Poséidon, l’oncle d’Aphrodite, qui tente d’arranger les choses avant que Zeus ne perde la face en apprenant les frasques de sa fille. Après un court marchandage, on règle l’affaire et les deux amants filent vite se cacher très loin, chacun dans un endroit différent. S’ils avaient eu un compte Facebook, ils l’auraient fermé pour au moins trois jours.

Que retenir de cette histoire ? Si l’infidélité conjugale passe pour l’une des activités les plus anciennes de l’humanité, force est de constater qu’elle s’accompagne, dès les origines, d’une solide dose de surveillance : rien n’échappe au Soleil, et c’est un vilain mouchard. Aujourd’hui, le Soleil a cédé sa place aux caméras, au Big Data et à divers logiciels chargés de surveiller nos moindres hoquets. Nous ne sommes pas plus libres qu’Arès et Aphrodite ; ça va encore grincer dans les chaumières.

[image : Johann Heiss, Héphaïstos surprenant Arès et Aphrodite (1679)]

Michelle Obama, aussi cool que Pénélope

michelle_obamaMichelle Obama décroche le premier prix de la coolitude pour l’élégance avec laquelle elle soutient l’ancienne adversaire de son mari. Aussi cool que Pénélope.

Bravo, Madame Obama ! L’épouse du président des États-Unis ne se contente pas d’ignorer avec panache le maladroit plagiat commis par l’épouse de Donald Trump : elle apporte aussi un soutien vibrant et bienvenu à Hillary Clinton. Au passage, Michelle Obama confirme son statut de personne la plus cool du pays, tout en diffusant un message admirable de dignité. À qui la comparer ? À Pénélope, pardi !

Pénélope, l’épouse du héros Ulysse, n’est pas seulement un symbole de fidélité. Certes, elle résiste aux avances de ses prétendants pendant une bonne vingtaine d’années, mais surtout elle le fait avec classe et finesse. On se souvient de la promesse qu’elle a faite à ses prétendants pour les faire patienter : lorsqu’elle aura achevé l’ouvrage qu’elle est en train de tisser, elle acceptera d’épouser l’un des hommes qui dévorent les biens du palais d’Ulysse ; mais pendant la nuit, elle défait le travail accompli de jour. Cette ruse dure un bon moment, jusqu’à ce que l’un des prétendants découvre la supercherie et la contraigne à terminer l’ouvrage.

Le temps presse désormais, les prétendants se font plus insistants, ils deviennent carrément insolents et ils songent à se débarrasser de Télémaque, fils d’Ulysse et de Pénélope. Cette dernière fait alors preuve d’un courage remarquable, affrontant les prétendants et les tançant vertement. C’est le vil Antinoos qui se fait moucher :

« L’intelligente Pénélope à son tour conçut un plan : elle allait se montrer aux prétendants puisqu’ils étaient si arrogants. Elle avaient en effet appris que, dans le manoir, on s’apprêtait à éliminer son fils. C’était ce que lui avait rapporté le héraut Médon, lequel avait eu vent du projet.

Pénélope se rendit donc dans la grande salle, accompagnée de ses suivantes. Divine parmi les femmes, elle se présenta devant les prétendants et s’appuya contre un montant du mur solide, non sans avoir ajusté sur ses joues un voile splendide.

Elle s’adressa à Antinoos en l’apostrophant :

‘Antinoos, homme arrogant et perfide, on raconte que, parmi le peuple d’Ithaque, tu l’emportes sur tes compagnons par la sagesse et la parole. Or tu ne répondais pas à cette description… Imbécile ! Comment, toi, peux-tu ourdir la mort et le trépas de Télémaque ? Tu ne respectes donc pas le droit des suppliants, dont Zeus est pourtant le garant. C’est un sacrilège que de tramer le mal contre les autres.

Ne sais-tu donc pas que ton père est arrivé ici en fugitif ? Il avait peur du peuple, qui était très irrité : car il s’était rangé du côté de pirates de Taphos pour accabler les habitants de la Thesprotie, alors que ceux-ci étaient nos alliés ! Ils voulaient le tuer, lui arracher le cœur et dévorer ses ressources, dont l’abondance surpassait tous les désirs.

Or Ulysse l’a sauvé, et il a retenu le peuple, qui était pourtant fâché. Et maintenant, voici que tu dévores sa maison, sans rien payer ! Tu courtises son épouse, tu cherches à tuer son fils et tu me causes beaucoup de peine. Allons ! Je t’enjoins de cesser et de dire aux autres de faire de même !’ »

[voir Homère, Odyssée 16.409-433]

Il faut un sacré cran pour tenir tête à ces prétendants ; or Pénélope ne se gêne pas pour rappeler à Antinoos d’où il vient : son père ne doit sa vie qu’à la générosité d’Ulysse. De même, il faut du cran pour rappeler à tous les Américains que la Maison Blanche où réside Michelle Obama, descendante d’esclaves, a été construite par des esclaves… Encore bravo, Madame Obama ! Pénélope n’aurait pas mieux fait.

[image: Michelle Obama]

Homère aujourd’hui : toujours déclamé avec passion

lectureLes poèmes épiques témoignent de récitations qui suscitaient l’émotion des auditeurs dans le monde antique. Aujourd’hui encore, les Lectures Homériques de Genève attestent la continuité du phénomène.

Dans l’univers d’Homère, l’Iliade et l’Odyssée ne se lisaient pas, elles se chantaient : des professionnels – on disait des « aèdes » – rappelaient le souvenir des exploits de héros du temps passé, en s’accompagnant d’une cithare. Leur chant suscitait l’émotion de leurs auditeurs. Poète immortel, Homère a survécu à toutes les vicissitudes et, encore aujourd’hui, des passionnés nous ramènent aux exploits d’Achille et Hector devant Troie, ou aussi aux errances d’Ulysse retournant à Ithaque.

L’Iliade et l’Odyssée font l’objet des Lecture Homériques qu’André Hurst, professeur de grec à l’Université de Genève, a instituées voici plus de dix ans. Désormais, les étudiants de grec ont repris le flambeau, attirant de nombreux participants, exécutants et auditeurs, pour une déclamation de l’une des deux grandes épopées sur 24 heures.

C’est dans le texte même de l’épopée qu’il faut aller chercher les premiers échos de l’activité des aèdes. Dans l’Odyssée, Ulysse a échoué sur les rivages de l’île des Phéaciens ; il est reçu par le roi Alkinoos et par son épouse Arété. Par prudence, il n’a pas encore dévoilé son identité à ses hôtes, et certains compagnons du roi lui cherchent des ennuis. La querelle naissante est cependant apaisée grâce à l’art d’un aède, Démodokos.

Voyons comment Homère lui-même relate cet épisode :

« Un héraut s’approcha, conduisant le fidèle aède, Démodokos, estimé de tous. Il l’installa au milieu des convives, appuyé contre une haute colonne.

C’est à ce moment qu’Ulysse, fécond en ruses, interpela le héraut. Il avait détaché de l’échine d’un porc aux dents féroces – tout en laissant la plus grande partie – un morceau de viande suintant de graisse.

‘Héraut, tiens donc, passe à Démodokos ce morceau de viande pour qu’il ait à manger. Je vais le saluer, en dépit de ma tristesse. Parmi tous les hommes qui foulent le sol de la terre, les aèdes méritent notre estime et notre respect : car la Muse leur a enseigné leurs chants, et elle aime la race des aèdes.’

Ainsi parla Ulysse, et le héraut prit le morceau de viande pour le placer dans les mains du divin Démodokos. Celui-ci l’accepta, tout content. Les autres convives, alors, allongèrent leurs mains vers les victuailles qui avaient été préparées.

Lorsque tout le monde se fut rassasié de boisson et de nourriture, Ulysse fécond en ruses prit la parole pour s’adresser à Démodokos :

‘Démodokos, je t’estime plus que tous les autres mortels. Tu as dû recevoir des leçons d’une Muse, enfant de Zeus, ou alors d’Apollon : car tu chantes de manière particulièrement bien ordonnée les malheurs des Achéens, leurs actions, leurs souffrances et leurs peines. On dirait que tu étais sur place, ou que tu l’as entendu de quelqu’un qui y était !

Allons, change de sujet et chante-nous la construction du cheval de bois qu’Épéios a construit avec l’aide d’Athéna. Ce cheval était un piège que le divin Ulysse fit introduire dans l’acropole après l’avoir rempli de soldats, lesquels ont mis à sac Ilion. Si tu me fais un récit approprié de ces événements, je dirai aussitôt à tout le monde qu’un dieu a pris plaisir à te faire don d’un chant divin.’

Telles furent les paroles d’Ulysse ; et l’aède, inspiré par un dieu, commença à exécuter son chant. Il débuta au moment où les Argiens avaient embarqué dans leurs vaisseaux bien charpentés et avaient levé l’ancre, non sans avoir mis le feu à leurs baraques. Au même moment, Ulysse et ses compagnons, cachés dans le cheval, se trouvaient déjà sur la place publique de Troie ; car les Troyens avaient introduit le cheval dans leur citadelle.

Le cheval se tenait là, et les Troyens n’en finissaient pas de palabrer, assis tout autour. Trois options se dessinaient : soit percer le bois creux avec un bronze impitoyable, soit le précipiter du haut d’une falaise, soit l’accepter comme un grand cadeau qui leur concilierait la faveur des dieux.

C’est en définitive le troisième avis qui allait prévaloir. Le destin voulait en effet que la cité soit détruite, puisqu’elle renfermait le grand cheval de bois où se cachaient tous les meilleurs soldats argiens qui allaient semer le meurtre et la mort parmi les Troyens. Et Démodokos chantait comment les fils des Achéens surgirent du cheval, quittant leur cachette, et dévastèrent la cité.

Il chantait comme chaque soldat allait ici ou là dans la ville haute, tandis qu’Ulysse, pareil à Arès, se rendait dans la demeure de Déiphobe, accompagné de Ménélas semblable à un dieu. Là en particulier, il raconta que l’on mena une lutte acharnée qui se solda par la victoire, grâce au soutien généreux d’Athéna.

Voilà ce que chantait l’aède, suscitant l’admiration de tous. Ulysse, quant à lui, se liquéfiait, laissant couler les larmes de ses paupières sur ses joues. »

[voir Homère, Odyssée 8.471-522]

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Eh oui ! Ulysse, un soldat aguerri, ne peut s’empêcher de pleurer lorsque l’aède lui rappelle l’épisode de la prise de Troie. Ces larmes vont finalement amener le héros à révéler sa véritable identité à ses hôtes.

Ce n’est pas une exagération d’affirmer que l’émotion suscitée par Démodokos auprès d’Ulysse, c’est la même émotion qui nous saisit lorsque nous entendons quelqu’un déclamer Homère aujourd’hui. L’appellation de « poète immortel » n’est pas usurpée.