Laïs, qui vendait ses charmes au sommet de l’Acrocorinthe, nous livre quelques détails sur sa vie mouvementée.
C’est moi, Laïs. J’ai accueilli des marins par centaines quand ils faisaient escale à Corinthe. Ils gravissaient l’Acrocorinthe pour me rendre visite dans le temple d’Aphrodite. J’ai dû avoir un joli succès puisque, deux siècles après ma mort, Antipater rappelait mon souvenir depuis sa Phénicie natale.
Et puis voilà que ça continue : deux millénaires se sont écoulés et il y a toujours des gens pour évoquer mon nom. Un prof de grec s’amuse à traduire Antipater et il raconte des bêtises. Il se demande si je faisais partie du contingent des prostituées offertes par Xénophon de Corinthe en 464. Il se trompe ! Il devrait écouter Natacha, une étudiante, qui a retrouvé la vérité.
Vous voulez savoir comment j’ai atterri à Corinthe ? C’est Pausanias le Périégète qui vous le dira au moment où, dans ses voyages, il se balade à Corinthe. Cela fait longtemps que je suis morte, mais les Corinthiens ne m’ont toujours pas oubliée.
En montant vers Corinthe, sur le chemin on passe des monuments, notamment celui de Diogène, près de la porte de la ville. Il s’agit de Diogène de Sinope, celui que les Grecs appellent le Chien (le Cynique si vous préférez). Devant la ville, il y a un bois de cyprès appelé le Kraneion. On y trouve un sanctuaire consacré à Bellérophon, un temple dédié à Aphrodite Malainis, et aussi la tombe de Laïs, sur laquelle on a sculpté une lionne tenant dans ses pattes de devant un bélier.
En Thessalie, il y a aussi un autre monument que l’on attribue à Laïs : elle s’était en effet rendue en Thessalie par amour pour Hippostratos.
À l’origine, on raconte qu’elle était venue d’Hykara, en Sicile. Encore enfant, elle a été emmenée prisonnière par Nicias et ses soldats athéniens. On l’a vendue à Corinthe, où elle surpassait en beauté toutes les courtisanes de l’époque. Elle a suscité une telle admiration parmi les Corinthiens que, encore aujourd’hui, ils se disputent pour revendiquer Laïs comme l’une des leurs.
Je me souviens : quand Nicias a essayé de mettre la main sur Syracuse en 413, ses troupes ont effectué des raids de pillage en Sicile. Ils ont débarqué dans ma ville, à Hykara, et ils m’ont emmenée. Je n’étais qu’une enfant mais ils m’ont prise. Ironie du sort, c’est à leurs ennemis les Corinthiens que les Athéniens m’ont vendue pour faire la pute sur l’Acrocorinthe.
J’ai grandi et j’étais très belle, paraît-il. L’avantage, c’est que les marins de passage payaient bien et que, après quelques années, j’ai pu mettre un peu d’argent de côté. Quand Hippostratos, venu de la lointaine Thessalie, est arrivé à Corinthe, le coup de foudre a été immédiat. J’ai rassemblé mon argent et j’ai pu racheter ma liberté ; Hippostratos m’a donné un coup de main, c’est vrai. Nous sommes partis pour la Thessalie et c’est là que j’ai fini mon existence.
Mais les Corinthiens m’ont regrettée. Quand je suis morte, ils ont insisté pour ériger un monument, un cénotaphe. Les visiteurs – ce benêt de Pausanias en fait partie – croient tous que je suis enterrée à l’entrée de Corinthe. Bon, si ça peut faire plaisir aux Corinthiens, qu’ils y croient !
Je ne sais pas pourquoi sur la stèle les Corinthiens ont représenté une lionne tenant un bélier dans ses pattes. Ils ont dû penser que mes marins n’en menaient pas large lorsqu’ils arrivaient dans mon lit, et que ça rugissait fort.
Voilà, maintenant vous savez. Ne m’oubliez pas.