Hellespont, pont, pont

Franchir l’Hellespont en voiture est désormais possible, grâce au nouveau pont construit par la Turquie.

Franchir en voiture l’Hellespont (on parle aujourd’hui du détroit des Dardanelles) est devenu une réalité depuis le 18 mars 2022, grâce à la construction d’un immense pont reliant l’Asie et l’Europe. L’Hellespont est un lieu d’une importance capitale pour les Grecs. En des temps immémoriaux, Hellé, perchée sur un bélier volant, a glissé et est tombée dans cet étroit passage reliant la Mer Égée à la Mer de Marmara. C’est ainsi que le détroit a pris le nom d’Hellespont, la ‘Mer d’Hellé’. Quant au bélier, dont la toison était faite de laine d’or, il a continué son vol jusqu’en Colchide, à l’extrémité de la Mer Noire. Les habitants du lieu ont conservé longtemps sa Toison d’Or, que le héros Jason et ses compagnons sont venus quérir en franchissant l’Hellespont à la rame.

C’est au même endroit que, en 481 av. J.‑C., le roi Xerxès décide de faire traverser son armée pour attaquer la Grèce. Pour passer d’Asie en Europe, il fait construire un pont provisoire, en assemblant des navires sur lesquels ses ingénieurs fixent des planches. Hérodote nous a fait le récit détaillé de cette opération de génie militaire dans son Enquête, autour de 425 av. J.-C. Or le franchissement de l’Hellespont par les troupes de Xerxès fait déjà l’objet d’un commentaire dans une tragédie datant de 472 av. J.-C., les Perses d’Eschyle. Dans un premier passage, l’épouse de Xerxès répond à Darius, père de Xerxès, ou plus exactement son fantôme (il est déjà mort).

Tandis qu’il passait le détroit, Jason ne pouvait pas savoir que, une génération plus tard, une armée grecque débarquerait sur les rives de l’Hellespont pour attaquer la cité de Troie, qui contrôlait le passage maritime.

  • Pour tout dire, les Perses ont pris une raclée !
  • Comment donc ? Une épidémie se serait-elle abattue sur eux ? ou une guerre civile ?
  • Rien de tout cela : non loin d’Athènes, notre armée tout entière a été anéantie.
  • Lequel de mes fils a emmené l’armée là-bas ? Dis-le-moi !
  • C’est Xerxès le téméraire. Il a vidé tout l’étendue de notre territoire.
  • Mais il est dingue ! Et il s’est lancé dans cette folie avec l’armée de terre ou la flotte ?
  • Les deux… Il a ouvert deux fronts, l’un sur terre, l’autre sur mer.
  • Humpf ! Mais comment a-t-il fait pour traverser avec une armée si considérable ?
  • Avec des moyens techniques, il a relié les deux rives du passage de l’Hellespont, et il a pu traverser.
  • Il a fait ça ? Et en plus, il a bouclé le puissant Bosphore ?
  • C’est cela. Je suppose qu’un dieu lui avait tourné la tête.
  • Aïe, ça devait être un dieu puissant qu’il lui a ôté la raison !

[Eschyle, Perses 714-725]

Le fantôme de Darius n’est pas tendre avec son fils ; mais il faut dire que ce dernier a fait une très grosse bêtise ; alors Darius en rajoute une couche un peu plus loin.

(… Xerxès) qui a cru qu’il allait contrôler le cours de l’Hellespont, qui est sacré, en lui mettant des entraves comme à un esclave ! Et le cours du Bosphore, un dieu ! Il a tenté de transformer un détroit et, en lui passant des chaînes forgées au marteau, il s’est ouvert une autoroute pour son immense armée. Lui, simple mortel, il pensait qu’il l’emporterait sur tous les dieux, et même sur Poséidon !

[Eschyle, Perses 745-750]

Tiens, le Bosphore et l’Hellespont sont des dieux ? Eh bien oui : pour les Grecs, tous les cours d’eau sont des divinités qui descendent du dieu Océanos. Dans le Bosphore et l’Hellespont, il y a un courant assez fort qui les assimile à des cours d’eau. Xerxès n’a pas compris que, en reliant deux continents – l’Asie et l’Europe – par un pont de bateaux, il s’était arrogé le droit de remodeler la géographie créée par les dieux.

Mais le plus grave, c’est que l’Hellespont lui avait donné un avertissement en lâchant une tempête qui avait détruit un premier pont de bateaux. Vexé, Xerxès avait fait fouetter le détroit et avait ordonné qu’on jette des entraves dans son cours ; puis il avait fait reconstruire le pont de bateaux et il était passé en Europe.

On connaît la suite : à Salamine, en face d’Athènes, sa flotte est anéantie en 480. C’est cette cuisante défaite perse qu’Eschyle célèbre dans les Perses. L’armée de terre subit un sort comparable l’année suivante, à Platées en Béotie. Mais au fait, pourquoi vous ai-je raconté tout cela ? Ah, oui ! Le pont tout neuf sur l’Hellespont. Qu’on se rassure : cette fois, c’est du solide, et tout le monde sait que la Turquie est gouvernée par un souverain bien plus éclairé que Xerxès.

Quel est le pire supplice ?

Comment faire périr son ennemi en lui infligeant les pires souffrances ? Dans un catalogue inépuisable, choisissons le supplice des auges. Âmes sensibles s’abstenir…

  • Chérie, j’en ai assez ! Voici trois jours que notre voisin manie sa perceuse-frappeuse le matin, à midi et le soir. Quel suppliiiiiiice !
  • Allons, mon chou, n’oublie pas que ton voisin n’apprécie pas quand tu passes la musique des Noisy Metal Hooligans à 2 heures du matin.
  • Par les forges d’Héphaïstos, ça n’a rien à voir ! Mon @#ç% ? [censuré] voisin, je vais te me le… rraaaaahhh, il faut que je trouve le supplice le plus cruel possible pour le réduire à néant !
  • Et voilà ta tension qui remonte. Tiens, puisque tu cherches un supplice cruel, je vais te calmer en t’expliquant comment faisaient les Perses. Ça te distraira de la perceuse du voisin.
  • Les Perses s’y connaissaient donc en cruauté ?
  • Bien sûr ! Toutes les grandes civilisations ont consacré une part non négligeable de leurs vastes ressources à développer des moyens de mettre à mort les gens de la manière la plus atroce. S’il fallait octroyer un prix de la cruauté, on serait bien en peine de désigner les vainqueurs, tant la palette des horreurs commises par les hommes dépasse l’imagination. Mais figure-toi que les Perses et leur roi Artaxerxès II seraient des candidats à prendre au sérieux, avec le « supplice des auges ».
  • Comment sais-tu cela ? Encore un de tes vieux livres grecs, je parie ?
  • Oui, nous disposons du témoignage de l’historien Ctésias de Cnide, repris par Plutarque. En gros, voici de quoi il s’agit. Le mot skaphos (σκάφος) désigne non seulement la coque d’un bateau, mais aussi une auge. De là vient le verbe skapheuo (σκαφεύω), qui signifie « infliger le supplice des auges ». Dis, tu m’écoutes quand je parle ?
  • Hein ? Ah, euh, oui…
  • Ctésias, donc, était médecin à la cour du roi Artaxerxès à la fin du Ve siècle av. J.-C. et il a pu assister en personne à cette délicieuse pratique. Les écrits de Ctésias sont aujourd’hui perdus, mais Plutarque, au début du IIe siècle ap. J.-C., y avait encore accès. Il nous résume l’essentiel de la chose. Tu es prêt ?
  • Bien sûr ! Mais donne-moi une seconde : je passe chercher une cannette au frigo, je m’installe sur le canapé…
  • … et tu vas t’endormir. Non, cette fois-ci pas de bière : régime sec, tu écouteras mieux !

On prend deux auges faites pour s’ajuster l’une à l’autre. Dans l’une, on couche le condamné sur le dos ; ensuite, on apporte l’autre auge et on les ajuste l’une à l’autre de façon à ce que la tête, les bras et les pieds dépassent. Le reste du corps est caché à l’intérieur des auges. On donne alors à manger au condamné ; s’il refuse, on le force en lui piquant les yeux avec une pointe.

  • Eh ! Ils sont dingues, tes Perses ! Piquer les yeux avec une pointe, ça fait mal !
  • C’est ainsi que le condamné va finir par manger. Bon, je continue.

Quand il a mangé, on lui verse dans la bouche à boire un mélange de miel et de lait, et on le répand aussi sur son visage. Ensuite, on l’oriente de façon à ce que ses yeux soient toujours tournés en direction du soleil et des mouches arrivent par nuées et s’abattent sur son visage. À l’intérieur des auges, le condamné doit satisfaire ses besoins naturels, provoqués par la nourriture et la boisson.

  • Beeerk ! Mais c’est dégoûtant !
  • Ce sera pire dans un instant.

Des vers et des larves se mettent à pulluler à cause de la pourriture et de la putréfaction produites par ses excréments. Ils pénètrent à l’intérieur du corps, qui commence à se décomposer. Quand finalement on constate que le condamné est bel et bien mort, on retire l’auge du dessus et l’on peut voir la chair rongée : les entrailles sont remplies d’essaims de bêtes qui se multiplient en les dévorant.

Plutarque, Vie d’Artaxerxès 16.3-7

  • Effectivement, c’est pire que la perceuse du voisin. Mais il y a encore pire supplice, crois-moi !
  • Ah bon ? Lequel ?
  • Écouter du grec sur un canapé sans ma bière favorite.

Migrants depuis 2500 ans

akrotiriLe parcours des Phocéens fuyant l’arrivée des Perses rappelle le parcours des migrants d’aujourd’hui

545 av. J.-C. : l’Empire perse étend son emprise sur la côte de l’Asie Mineure, correspondant à la Turquie d’aujourd’hui. Dans la cité grecque de Phocée, non loin de l’actuelle Izmir, les habitants prennent peur, comme le rappelle l’historien Hérodote.

« Harpage [général de l’arme perse] approcha avec son armée et mit le siège à la ville. Il leur fit savoir qu’il lui suffirait que les Phocéens veuillent abattre un seul bastion de leurs fortifications et consacrer un seul bâtiment [en signe de soumission].

Mais les Phocéens, horrifiés par la perspective de cet asservissement, répondirent qu’ils souhaitaient délibérer pendant une journée avant de donner réponse. Pendant la durée des discussions, ils demandèrent à l’armée [perse] de se retirer des murailles. Harpage dit qu’il savait fort bien ce qu’ils avaient en tête ; néanmoins, ils se retira pour leur permettre de délibérer.

Tandis qu’Harpage avait retiré son armée des murailles, les Phocéens mirent à la mer leurs vaisseaux rapides, y placèrent femmes et enfants, ainsi que tout ce qu’ils pouvaient emporter, y compris les statues de leurs temples et le reste des offrandes consacrées (sauf les objets en bronze, en pierre et ceux qui étaient gravés) ; bref, ils embarquèrent tout le reste et firent voile vers Chios. »

[Hérodote 1.164]

Tiens, tiens… Chios, point de chute de migrants fuyant la côte de la Turquie. Cela ne vous rappelle rien ? L’histoire rapportée par Hérodote ne date pourtant pas d’aujourd’hui, elle est vieille de deux millénaires et demi.

Les Phocéens sont mal accueillis par les habitants de Chios et décident de continuer leur voyage.

« Ils se préparèrent à faire voile vers Kyrnos [la Corse !] ; mais auparavant, ils firent un crochet vers Phocée, où ils massacrèrent la garnison perse qu’Harpage avait laissée pour garder la ville. Ceci fait, ils lancèrent de puissantes malédictions contre quiconque resterait sur place au lieu de partir. En outre, ils coulèrent un bloc de fer et jurèrent qu’ils ne reviendraient pas à Phocée avant que le bloc ne refasse surface.

Alors qu’ils s’apprêtaient à appareiller pour Kyrnos, plus de la moitié des citoyens furent pris de regret et de pitié pour leur cité, ainsi que pour la vie au pays : ils se parjurèrent et retournèrent à Phocée. Ceux qui avaient respecté leur serment levèrent l’ancre, quittant les îles Œnousses [à côté de Chios]. »

[Hérodote 1.165]

Personne ne quitte sa patrie de gaieté de cœur ; plus de la moitié des migrants renoncent à leur projet au moment de s’embarquer pour l’inconnu. Pour ceux qui décident de partir, c’est clairement un voyage sans retour. À ce jour, le bloc de fer que les Phocéens ont jeté au fond de l’eau n’a toujours pas refait surface.

L’étape corse ne se passe pas très bien pour les migrants phocéens, qui finissent par livrer bataille avec leurs hôtes de circonstance.

« Arrivés à Kyrnos, ils cohabitèrent pendant cinq ans avec les peuples qui étaient déjà établis sur place, et ils fondèrent des sanctuaires. Mais ils ravagèrent et pillèrent tous leurs voisins, Tyrrhéniens et Carthaginois, lesquels unirent leurs forces contre les Phocéens, avec deux fois soixante vaisseaux. »

[Hérodote 1.166]

Des frictions importantes se produisent donc entre les nouveaux immigrants et les gens qui sont déjà sur place. On en vient à se battre : les Phocéens remportent certes la victoire sur mer, mais ils y laissent tellement de plumes qu’ils doivent repartir. Dans la bataille, des navires phocéens ont été capturés. Les équipages tombent pour la plupart entre les mains des habitants d’une cité d’Étrurie qui les tuent à coups de pierres.

Les Phocéens survivants échouent à Rhegion. Cela ne vous dit rien ? Reggio di Calabria, le point de chute de nombreux migrants qui risquent aujourd’hui leur vie pour chercher une vie meilleure en Europe.

Que conclure de l’histoire des Phocéens ? Il faut d’abord rappeler que ces mêmes Phocéens, avant de fuir l’avancée perse, ont développé des contacts commerciaux avec plusieurs régions de la Méditerranée. Ils ont fondé une colonie sur le site qui deviendra Marseille, et ils ont aussi établi des comptoirs sur la côte espagnole. Forcés de fuir leur patrie au milieu du VIe s. av. J.-C., les Phocéens suivent un parcours similaire à celui que fréquentent les migrants d’aujourd’hui : de la côte d’Asie Mineure, il se rendent en Corse, en Calabre, et ils finissent par remonter la botte italienne.

Avec un recul de plus de 2500 ans, cependant, il apparaît que ces mouvements de population, certes douloureux et dangereux, ont construit la Méditerranée.

[image : fresque d’Akrotiri (Santorin, âge du bronze)]

Coupez-moi la jambe, mais je cours toujours !

philippides_nbUn sportif que l’on n’arrête pas, même en lui coupant une jambe : Hubert Blanchard court le semi-marathon, perpétuant le souvenir héroïque des Athéniens lors de la bataille de Marathon.

Il courait, skiait, nageait et grimpait. Et voilà qu’un jour, pris dans une avalanche, Hubert Blanchard perd une jambe. Une année plus tard, il court un semi-marathon avec sa prothèse et lève des fonds pour soutenir d’autres amputés. On ne l’arrête pas, notre Hubert ; chapeau bas !

Taillé dans le bois dont on fait les héros, il ne sait pas forcément que, un peu plus de 2500 ans avant lui, des Athéniens se sont distingués par un comportement semblable, lors de la bataille de Marathon.

Bref rappel des faits : en 490 av. J.-C., Darius, roi de Perse, envoie une sa flotte opérer un débarquement sur la plage de Marathon, sur la côte est de l’Attique. Les Athéniens ont tout juste le temps d’attraper une lance, un bouclier et casque, et ils se précipitent à Marathon pour repousser les visiteurs indésirables. Pas le temps de faire venir les Spartiates, il faut réagir au quart de tour.

Tout cela nous est fort bien raconté par Hérodote (6.112-116), mais d’autres sources ont mis en évidence le comportement particulièrement remarquable de trois Athéniens, Polyzélos, Callimaque et Cynégire. Voici un témoignage préservé par Stobée, un compilateur du Ve siècle ap. J.-C. :

« Darius, roi des Perses, établit son camp à Marathon avec trois cents mille hommes, tandis que les Athéniens envoyèrent mille hommes, plaçant à leur tête les stratèges Polyzélos, Callimaque, Cynégire et Miltiade. Une fois les soldats alignés, Polyzélos eut une vision surnaturelle et en perdit la vue ; tout aveugle qu’il était, il tua quarante-huit ennemis. Callimaque, bien que transpercé de nombreuses lances, resta néanmoins debout, même dans la mort. Quant à Cynégire, tandis qu’il retenait un navire qui appareillait, il eut la main tranchée. C’est pour cela que – dit-on – Panteleios a écrit les vers suivants à leur intention :

‘Quel effort vain, et quelle guerre inutile ! que dirons-nous à notre roi en le rencontrant ? Roi, pourquoi m’as-tu envoyé contre des guerriers immortels ? Nous les frappons de nos traits : ils ne tombent pas. Nous les blessons : ils n’ont pas peur. Un homme seul a dépouillé une armée entière ; et, sanglant, il se tient au milieu, semblable à Arès indestructible. Comme un arbre se dresse sous l’effet de ses racines de fer, et ne veut pas tomber, rapidement il vient parmi les navires. Largue les amarres, pilote, fuyons les menaces d’un mort !’ »

Quelle endurance : ces Athéniens sont aussi increvables que des pneus Michelin ! Polyzélos est aveuglé, mais il parvient tout de même à trucider quarante-huit soldats perses ; Callimaque tient debout alors même qu’il est criblé de traits ennemis ; et Cynégire court derrière un navire qui s’en va, tente de le retenir, et se fait couper la main. Vous reconnaîtrez Cynégire au centre de cette image d’un sarcophage du IIIe s. ap. J.-C.

sarcophage

Hubert Blanchard, lui, perd une jambe et continue de courir un semi-marathon, perpétuant le souvenir d’un exploit accompli par l’Athénien Philippidès. Hérodote nous raconte en effet comment ce soldat a couru jusqu’à Sparte pour annoncer la victoire athénienne. Les lecteurs attentifs auront toutefois remarqué qu’il y a un problème avec l’histoire racontée par Hérodote : si l’on se fie à Google Maps, la distance séparant Athènes de Sparte est de 221 km (avec une traversée en ferry) et prend 46 heures à pied, peut-être un peu moins en courant. Or notre marathon moderne ne fait que 42 kilomètres ; comptez entre 2 et 8 heures suivant votre condition physique. Que s’est-il passé ?

Si le premier marathon moderne, lors des premiers jeux olympiques de 1896, fut couru sur 40 km, l’épreuve actuelle du marathon se dispute sur une distance de 42.195 km (adoptée lors des 4es Jeux Olympiques de Londres en 1908) ; elle correspond à la distance entre le Great Park de Windsor et le White City Stadium de Londres.

Mais alors, pourquoi une quarantaine de kilomètres, et non les 221 km représentant la distance d’Athènes à Sparte ? La réponse à cette question se trouve chez Lucien de Samosate, un auteur du IIe s. ap. J.-C., selon lequel Philippidès n’aurait pas couru jusqu’à Sparte, mais plus simplement jusqu’au centre d’Athènes pour annoncer la nouvelle de la victoire athénienne aux magistrats de la cité.

« On raconte que le premier à utiliser la formule ‘salut !’ fut le messager Philippidès qui rapporta de Marathon la nouvelle de la victoire ; il dit aux archontes qui étaient assis et se rongeaient de souci à propos de l’issue de la bataille : ‘Salut ! Réjouissez-vous, nous vainquons !’ Sur ces mots, il mourut tout en annonçant la nouvelle et rendit le dernier soupir sous l’effet de la joie. »

[Lucien, Pour s’être trompé dans les salutations 3]

Hubert Blanchard, nous vous souhaitons non seulement de réussir votre semi-marathon, mais d’y survivre pour courir encore longtemps, sur une jambe.

[image : Luc-Olivier Merson, Le soldat de Marathon (1869)]

Votre humble serviteur sera en déplacement à l’étranger pendant un mois. Merci aux lectrices et lecteurs pour leur fidélité, et aussi pour leur patience : le blog reprendra à la fin du mois de novembre, à moins qu’un crocodile du Nil n’en décide autrement.

Pour les héroïques lecteurs et lectrices qui ne sauraient se passer de l’original grec, voici le texte de Stobée 3.7.63 :

Δαρεῖος ὁ Περσῶν βασιλεὺς μετὰ τριάκοντα μυριάδων ἐν Μαραθῶνι ἐστρατοπεδεύσατο. Ἀθηναῖοι δὲ χιλίους ἔπεμψαν στρατηγοὺς αὐτοῖς δόντες Πολύζηλον Καλλίμαχον Κυνέγειρον Μιλτιάδην· συμβληθείσης δὲ τῆς παρατάξεως, Πολύζηλος μὲν ὑπεράνθρωπον φαντασίαν θεασάμενος τὴν ὅρασιν ἀπέβαλεν καὶ τυφλὸς ὢν ἀνεῖλε τεσσαράκοντα καὶ ὀκτώ· Καλλίμαχος δὲ πολλοῖς περιπεπαρμένος δόρασιν καὶ νεκρὸς ἐστάθη· Κυνέγειρος δὲ Περσικὴν ἀναγομένην ναῦν κατέχων ἐχειροκοπήθη. ὅθεν καὶ εἰς αὐτοὺς ὑπὸ Παντελέου τοιάδε γεγράφθαι λέγεται·

ὦ κενεοῦ καμάτοιο καὶ ἀπρήκτου πολέμοιο,

ἡμετέρῳ βασιλῆι τί λέξομεν ἀντιάσαντες;

ὦ βασιλεῦ, τί μ’ ἔπεμπες ἐπ’ ἀθανάτους πολεμιστάς;

βάλλομεν, οὐ πίπτουσι· τιτρώσκομεν, οὐ φοβέονται.

μοῦνος ἀνὴρ σύλησεν ὅλον στρατόν· ἐν δ’ ἄρα μέσσῳ

αἱματόεις ἕστηκεν ἀτειρέος Ἄρεος εἰκών.

δένδρον δ’ ὡς ἕστηκε σιδηρείαις ὑπὸ ῥίζαις,

κοὐκ ἐθέλει πεσέειν, τάχα δ’ ἔρχεται ἔνδοθι νηῶν.

λῦε, κυβερνῆτα, νέκυος προφύγωμεν ἀπειλάς.

Reconstruire Palmyre et oublier ?

palmyraFaut-il reconstruire rapidement les merveilles de Palmyre et tourner la page ? Maintenant que la ville est en passe d’échapper à Daech, la question se pose avec une acuité nouvelle.

Les troupes de Daech sont sur le point de perdre le contrôle sur la cité syrienne  de Palmyre. L’enjeu stratégique de cette ville d’étape au milieu du désert semble faible ; mais la portée symbolique de ce basculement n’échappe pas aux observateurs. Il s’agit en effet d’un site archéologique de première importance qui a connu ses heures les plus brillantes sous l’Empire romain, entre le Ier et le IIIe siècle ap. J.-C. Nombreux sont les visiteurs qui ont pu admirer la splendide colonnade romaine, ainsi que le temple de Baal.

Le choc a été d’autant plus grand lorsque les soldats de Daech ont fait sauter aux explosifs plusieurs des joyaux de Palmyre, en guise de provocation à l’égard de l’Occident. Or, maintenant qu’il paraît inévitable que Palmyre va échapper à l’emprise de Daech, il se pose la question de la reconstruction de ces merveilles. Un archéologue de renom, le Professeur Rolf Stucky (Université de Bâle) est intervenu dans la Neue Zürcher Zeitung à ce propos. Pour ceux qui ne goûtent pas les délices de la langue de Goethe, il suffira de retenir la mise en garde émise par l’éminent savant : on ne saurait reconstruire à la hâte les bâtiments détruits par cette bande de sauvages. Il faudrait procéder de manière méticuleuse afin de restaurer, autant que possible, les structures dans leur état original.

L’intervention de Rolf Stucky soulève cependant une autre question : faut-il vraiment reconstruire comme avant ? et ne risque-t-on pas d’oublier un peu trop vite ce qui s’est passé ? Il faudra des décennies pour que l’on puisse envisager de pardonner aux soldats de Daech le crime qu’ils ont perpétré, non seulement le saccage des bâtiments mais surtout l’assassinat répugnant de Khaled al-As’ad, archéologue octogénaire qui a tant œuvré pour préserver la beauté du site, ou encore la décapitation de soldats dans le théâtre de Palmyre. Pardonner, peut-être un jour lointain ; mais oublier ?

Les Grecs ont été confrontés à un problème en partie similaire lors des Guerres Médiques qui ont opposé la Grèce à la Perse dans les années 490-479 av. J.-C. En 480, les Perses s’emparent d’Athènes, incendiant la ville et ses splendides sanctuaires. On pourrait évidemment objecter que ce saccage constituait une mesure de rétorsion pour l’incendie des temples de Sardes, en Asie Mineure, lors du passage des Athéniens et des Érétriens en 498. Quoi qu’on puisse en penser, les Athéniens ont peu apprécié que les Perses anéantissent leurs plus beaux monuments en 480. Une année plus tard, les guerres médiques sont sur le point de se conclure par une victoire terrestre écrasante des troupes grecques sur les restes de l’armée perse. À cette occasion, les soldats grecs qui étaient sur le point d’engager le combat à Platées, en Béotie, auraient prêté un serment dont les paroles nous ont été rapportées par Lycurgue, un orateur athénien du IVe siècle :

« Je ne placerai pas ma vie au-dessus de la liberté, et je ne ferai pas défaut à mes chefs, qu’ils soient vivants ou morts, mais j’accorderai les honneurs funèbres à tous les alliés tombés au combat. Une fois que je l’aurai emporté à la guerre sur les barbares, je ne saccagerai aucune des cités qui se sont engagées à combattre pour le salut de la Grèce ; quant à celles qui ont pris le parti de la puissance barbare, je leur infligerai à toutes le paiement d’un tribut. Et les sanctuaires qui ont été incendiés et démolis par les barbares, je n’en reconstruirai absolument aucun, mais je ferai en sorte de laisser pour nos descendants une trace de l’impiété commise par les barbares. »

[voir Lycurgue, Contre Léocrate 81]

Lorsque les Grecs ont envisagé la reconstruction de leurs sanctuaires, ils se sont donc refusés à les restaurer dans leur état original : il fallait que l’acte monstrueux accompli par les Perses reste visible, sous une forme ou une autre, pour les générations suivantes, afin d’éviter que cet acte ne tombe dans l’oubli.

Lorsque l’on pourra songer à remonter les monuments de Palmyre, il faudra certes suivre la recommandation de Rolf Stucky et éviter de reconstruire dans la hâte pour créer un Disneyland importun. Mais le plus important sera de laisser une trace, pour que les événements de 2015 ne tombent jamais dans l’oubli.