Réchauffement climatique et églises vides : signe des temps ?

Le climat se réchauffe – indéniablement – et les églises se vident – c’est une évidence. Faut-il y voir les signes cohérents d’une époque, ou s’agit-il de phénomènes entièrement distincts ?

Il a fait chaud cet été : est-ce le signe d’un phénomène durable ou une simple bosse sur une courbe des climatologues ? De même, les églises se vident : tendance de fond ou épiphénomène ?

Avant de répondre à ces questions, on peut se demander pourquoi lier les deux éléments. En fait, associer le réchauffement climatique aux églises vides revient à considérer que, dans le monde où nous vivons, tout est interconnecté. Certains crieront à la farce intellectuelle, d’autres au contraire sont intimement persuadés d’une certaine cohérence des choses.

Plutarque, en disciple de Platon, appartenait sans aucun doute à la seconde catégorie. Pour lui, tout se tenait et il était légitime de faire des liens entre des phénomènes en apparence disjoints. Dans ses discussions avec d’autres penseurs sur le site de Delphes, le débat était vif. Il s’agissait notamment de déterminer si, à partir de l’observation d’un détail, on pouvait tirer des conclusions plus étendues.

Les personnes présentes s’étonnaient et Démétrios affirma qu’il était aussi ridicule de chercher à tirer des conclusions si générales à partir de petits indices. Ce n’était pas que, comme (disait le poète) Alcée, « ils peignaient un lion à partir d’une griffe », mais à partir d’une mèche et d’une lampe, ils postulaient un changement planétaire et supprimaient toute la science des mathématiques. (…)

Cléombrotos répliqua : « (…) Démétrios, le fait de ne pas accorder à de petits phénomènes la capacité d’annoncer de grands effets est un obstacle pour de nombreux arts : en effet, cela aura pour conséquence d’invalider la démonstration de nombreux raisonnements, et la prédiction de nombreux événements. »

Et pourtant, vous nous faites une démonstration d’importance en disant que les héros se rasaient le corps au rasoir parce que vous êtes tombés chez Homère sur le mot ‘rasoir’. De même, vous affirmez qu’ils pratiquaient le prêt à intérêts parce que, dans un vers, Homère dit ‘avoir une dette ancienne et considérable’ [Odyssée 3.367], et vous en déduisez que ‘avoir une dette’ implique ‘augmenter le capital’. »

Plutarque, Sur la disparition des oracles 3 (410c – d)

Certains interlocuteurs de Plutarque semblent penser qu’il ne faut pas tirer d’un indice un principe général. Et pourtant, c’est ce que nous faisons tous les jours, par exemple en extrapolant certaines idées sur la vie des héros du temps jadis à partir d’un détail. Un rasoir ? C’est que les héros se rasaient, pardieu !

Alors, le réchauffement climatique ? Un été chaud et c’est la fournaise pour mille ans ! Si Plutarque avait été parmi nous aujourd’hui, il nous aurait certainement recommandé d’écouter ce que les spécialistes des sciences naturelles ont à nous dire sur le sujet.

Bon, et les églises qui se vident, quel rapport avec tout cela ? Plutarque – encore lui – constate le même phénomène au sanctuaire de Delphes, où il détient une charge de prêtre au IIe siècle av. J.-C. Il y a encore des gens qui viennent, mais ils sont moins nombreux et ne posent plus que des questions triviales. Les oracles rendus par la Pythie ne sont plus prononcés en vers. Quant aux autres sanctuaires oraculaires de la région, ils sont déserts. Faut-il y voir un signe des temps ? Les hommes sont-ils en train d’abandonner les dieux, ou serait-ce l’inverse ?

Face à ces questions, Plutarque – par la bouche de son maître Ammonios – cherche à démontrer que la désaffectation des oracles grecs n’a rien d’alarmant. Elle serait due à la dépopulation de la Grèce ; dans des endroits devenus désormais déserts, à quoi bon entretenir un oracle ?

« Les actions des dieux sont déterminées par la mesure, l’adéquation, l’absence absolue d’excès et l’autonomie en toute chose. Or, en partant de ce postulat, on pourrait affirmer que, dans la dépopulation générale provoquée par les soulèvements et les guerres du passé dans pratiquement toute la terre habitée, la Grèce en a eu plus que sa part. Aujourd’hui, tout le pays pourrait à peine fournir trois mille hoplites, ce qui correspond à ce que la seule cité de Mégare a envoyé à la bataille de Platées [479 av. J.-C.]. Le fait qu’Apollon ait abandonné de nombreux oracles n’est donc rien d’autre qu’une manière de pointer du doigt le fait que la Grèce est devenue un désert.

Bref, voilà donc comment l’on pourrait donner un signe précis de sa capacité de raisonnement. Car qui tirerait un bénéfice du fait qu’il y avait autrefois un oracle à Tégyres, ou au Ptoïon, où pendant une partie de la journée on ne rencontre qu’un berger ? »

Plutarque, Sur la disparition des oracles 8 (413f – 414b)

Dans un monde qui changeait considérablement, Plutarque s’est efforcé de trouver un semblant d’ordre. Une présence rassurante pour nous aujourd’hui, alors que nous avons tous besoin de repères.

Trop vieux pour gouverner ?

Avant les élections de mi-mandat aux États-Unis, certains se posent déjà la question de la survie politique d’un vénérable vieillard, Joe Biden.

  • Chériiiie ! Regarde-moi ça, les Américains sont gouvernés par un vieux débris !
  • Tu trouves, mon chou ? Pour ma part, je trouve qu’il fait encore bien pour son âge.
  • Par le dentier de Kronos, parlons-en, de son âge : il va fêter ses 80 ans en novembre, et s’il se présente pour un second mandat, il pourrait bien quitter la présidence à 86 ans. Tu trouves que c’est un âge pour gouverner un pays ?
  • Tout est relatif. Son principal rival a déjà célébré ses 76 ans ; en cas d’élection, il terminerait à 82 ans, ce n’est guère mieux.
  • Mais enfin, ils ne sont pas capables de trouver des candidats plus jeunes ? Les Français ont bien élu un président de moitié plus jeune, non ?
  • Tu as raison, mais le pouvoir est une drogue qui crée une puissante dépendance. Quand on est au sommet de la pyramide, il est difficile d’en redescendre. Plutarque avait déjà relevé le phénomène.
  • Ah nooooon ! Moi qui me réjouissais de passer la soirée devant Plus Belle la Vie, voilà que tu viens tout gâcher avec Plutarque.
  • Parce que Plus Belle la Vie t’apporte des réponses sur les questions profondes que tu te poses à propos de la politique américaine ?
  • Humpf ! Que dis le résumé de l’épisode de ce soir ? Ah, voici : « Patrick et Boher rêvent de starification pour leur bébé. Vidal rencontre la mystérieuse Vanessa. La situation reste tendue entre Emma et Baptiste. »
  • Pas super-stimulant, tout ça… Je crois qu’il va falloir chauffer la salle de spectacle avec un bon coup de Plutarque. Tiens, laisse-toi tomber sur le canapé, tu épargneras quelques calories sous l’effet de la gravité. Voilà. Maintenant que tu es en place, saisis ce sachet de chips dans la main gauche, prends cette cannette de l’autre main, et laisse-toi emporter par la douce voix de Plutarque.
  • Ah, je sens que je vais m’endormir avant que tu commences à lire…
  • Allez, un petit effort ! Plutarque commence par défendre l’idée selon laquelle ceux qui ont fait de la politique sont encore bons pour le service.

Personne n’a jamais vu une abeille se transformer en bourdon sous l’effet de la vieillesse, comme certains le demandent aux hommes politiques : au moment où ils ont dépassé le sommet de leurs facultés, on leur propose en effet de rester à la maison et d’y passer leur temps assis ou couchés à table, laissant leur capacité d’agir s’éteindre sous l’effet de la paresse, comme le fer se laisse couvrir de rouille. Caton disait en effet que la vieillesse apporte déjà son lot de difficultés, sans qu’il faille y ajouter la honte qui découle du vice.

Plutarque, Si la politique est l’affaire des vieillards 1 (783f – 784a)

  • Il faut concéder un point à Plutarque : certains politiciens gardent l’esprit alerte jusqu’à un âge avancé et ce serait un gros gâchis de ne pas profiter de leur expérience !
  • Un peu comme toi : avec tout ce que tu sais sur Plus Belle la Vie, ce n’est pas le moment de renoncer à regarder le dernier épisode.
  • Ne te moque pas de moi… D’ailleurs, ton petit Plutarque, il pensait vraiment que Joe Biden devait solliciter un nouveau mandat de président à plus de 80 ans ?
  • Un jour, je t’expliquerai le sens du mot ‘anachronisme’. En attendant, je peux te dire que c’est plus compliqué que cela : pour Plutarque, passé un certain âge, les politiciens devaient renoncer à l’activité physique pour se concentrer sur l’activité de conseil. Finies les campagnes militaires !

« Comment donc ? », pourrait-on me dire, « n’entendons-nous pas dans une comédie un soldat dire ‘Ma chevelure blanche me prive désormais de la possibilité de gagner ma solde’ ? » Bien entendu, mon cher. Les serviteurs d’Arès devraient en effet être dans la force de l’âge, puisqu’ils ‘s’adonnent aux travaux douloureux de la guerre’ [Iliade 8.453]. Or le vieillard, même s’il cache ses cheveux gris sous un casque, ‘ses membres s’engourdissent à son insu’ [Iliade 19.165] et sa force fait défaut à un ardeur. Cependant, ceux qui se mettent au service du Zeus du Conseil, de l’Agora et de la Cité, nous ne leur demandons pas de réaliser des exploits avec leurs pieds ou leurs mains, mais nous attendons d’eux un conseil, de la prévoyance et de l’éloquence. Cette dernière de doit pas produire une tempête et du fracas parmi le peuple, mais elle doit offrir du bon sens, de la prudence et de la sécurité. Chez ces gens-là, les cheveux blancs et les rides dont on se moque témoignent de leur expérience ; ils ajoutent à la force de persuasion et lui donnent une plus grande crédibilité. Car la jeunesse est faite pour obéir, et la vieillesse, pour commander !

Plutarque, Si la politique est l’affaire des vieillards 10 (789c – e)

  • C’est bizarre, plus je vieillis et plus je suis d’accord avec Plutarque…
  • Alors tu vois, Joe Biden devrait songer à passer la main, au lieu de s’accrocher au pouvoir. Au lieu de jouer au Commander-in-Chief, il pourrait faire profiter les jeunes de son expérience.
  • Pour une fois, nous sommes d’accord. C’est dans ces moments que j’ai l’impression qu’elle est plus belle, la vie.

Ah, la belle Escalade !

Prendre d’assaut les murailles d’une ville avec des échelles, parfois ça marche, parfois ça ne marche pas…

  • Chériiiie, on la casse, cette marmite en chocolat ?
  • Bien sûr, mon chou, il faut bien fêter l’Escalade !

Note pour les lecteurs enthousiastes de ce blog, fans inconditionnels des dialogues d’un certain couple dysfonctionnel sans aucun rapport avec des personnes réelles : chaque année, autour du 12 décembre, les Genevois célèbrent l’Escalade. En effet, le 12 décembre 1602, les troupes du duc Charles-Emmanuel de Savoie essayèrent de prendre d’assaut la ville de Genève en escaladant les murailles avec des échelles. Les braves Genevois les repoussèrent et une illustre citoyenne, la Mère Royaume, balança sur un vilain Savoyard le contenu de son pot-au-feu, lequel mijotait fort opportunément au milieu de la nuit. Le Savoyard en fut ébouillanté et les Genevois, encore aujourd’hui, commémorent l’exploit de la Mère Royaume en cassant une marmite en chocolat (fourrée de légumes en pâte d’amande !), tout en proférant la formule rituelle : « Qu’ainsi périssent les ennemis de la République ! »

  • Aaaah, chérie, les Savoyards en ont pris plein la figure à essayer de s’emparer de Genève. D’ailleurs, ça ne marche jamais, le coup des échelles pour escalader des murailles.
  • Tu crois ça, mon chou ? Mais si, les Genevois ont eu de la chance, alors que d’autres villes ont été prises avec des échelles.
  • Par le soufflet d’Héphaïstos, tu te moques de moi ? Ou alors, tu vas me sortir une de ces histoires dont tu as la spécialité, pêchée dans une vieille édition moisie ?
  • Moisie, pas tout à fait, mais c’est vrai qu’on ne lit plus guère la Vie d’Aratos de Plutarque.
  • Plus tard que… plus tard que quoi ?
  • Plutarque, mon chou, un prosateur prolifique qui a vécu entre le Ier et le IIe siècle ap. J.-C. Il s’est intéressé à toutes sortes de personnages remarquables, dont Aratos, un homme politique du IIIe s. av. J.-C.
  • Et voilà, tu m’embrouilles à nouveau, je n’y comprends rien. D’abord, c’était encore un Grec, ton Aratos ?
  • Oui, il venait d’une petite cité appelée Sicyone, non loin de Corinthe. Après qu’un certain Nicoclès a pris le pouvoir à Sicyone, Aratos s’est enfui dans une cité voisine, Argos, d’où il guettait une occasion de retourner à Sicyone pour en chasser le tyran.
  • Bon, d’accord, mais quel rapport avec l’Escalade ?
  • Si tu veux bien t’installer sur ton canapé préféré, je t’apporterai un bon vin chaud (pas de bière ce soir, mon chou !) et je te ferai la lecture de Plutarque.
  • Du vin chaud ? Mouais, pourquoi pas ? Mais pas trop long, ton Plutarque, hein ?
  • Allez, c’est parti : nous sommes en 251 av. J.-C.

Tandis qu’Aratos réfléchissait à un moyen de mettre la main sur une portion territoire de Sicyone d’où il pourrait s’élancer pour faire la guerre au tyran, voici qu’arriva à Argos un homme de Sicyone qui s’était évadé de prison. C’était un frère de Xénoclès, l’un des exilés. Amené auprès d’Aratos par Xénoclès, il lui rapporta que l’endroit par lequel il avait franchi la muraille pour s’échapper était franchissable : à l’intérieur, il était presque à niveau car il se rattachait à une zone de rochers escarpés ; et à l’extérieur, en utilisant des échelles, la hauteur n’était pas vraiment infranchissable.

[Plutarque, Vie d’Aratos 5]

  • Excellent, ton vin chaud.
  • Et Plutarque, tu l’écoutes ?
  • Ah ? oui, bien sûr, chérie, continue…
  • Tu n’es pas très attentif, alors je saute un passage. Plutarque nous apprend qu’Aratos fait discrètement fabriquer des échelles à Argos, et aussi qu’il y a des chiens de garde à Sicyone : on décide qu’il faudra les enfermer avec leur maître, un jardinier qui loge à côté des remparts. Bon, je continue la lecture.
  • C’est ça, c’est ça… Slurrrrrp…

Pendant ce temps, des espions (du tyran) Nicoclès firent leur apparition à Argos : on racontait qu’ils parcouraient la ville en secret et surveillaient Aratos.

Celui-ci, dès l’aube, se dirigea ostensiblement vers la place publique pour y discuter avec des amis. Ensuite, il s’huila le corps au gymnase ; puis, prenant de la palestre quelques jeunes qui avaient l’habitude de boire et de prendre du bon temps avec lui, il les ramena à la maison.

Peu après, on vit l’un de ses serviteurs ramener du marché des guirlandes ; un autre avait acheté des torches, tandis qu’un autre s’entretenait avec des courtisanes qui venaient d’ordinaire jouer de la harpe et de la flûte dans les banquets.

Les espions virent tout cela et se laissèrent duper. Ils se dirent les uns aux autres, en rigolant : « Il n’y avait donc rien de plus trouillard qu’un tyran, si même Nicoclès, qui a la main sur une cité tellement grande, et qui possède une force tellement importante, tremble devant un gamin qui, en exil, dissipe ses ressources en plaisirs et en beuveries nocturnes ! »

[Plutarque, Vie d’Aratos 6]

  • Eh, mais c’est que tu commences à m’intéresser avec ton histoire ! Aratos fait de la désinformation, j’ai compris. Verse-moi encore un peu de ce vin chaud avant de continuer.
  • Plutarque nous apprend que les attaquants sont parvenus à enfermer le jardinier, mais pas ses chiens.

Il fit avancer les porteurs d’échelles, sous la conduite d’Ecdélos et de Mnasithéos, tandis que lui-même les suivait en prenant son temps. Déjà, les chiens aboyaient bruyamment tout en courant aux côtés d’Ecdélos et de son groupe. Cela ne les empêcha pas de s’approcher de la muraille et d’y appuyer les échelles en toute sécurité.

Tandis que les premiers montaient, le responsable de la garde du matin se mettait en route avec une cloche, et la garde montante arrivait avec de nombreuses torches et en faisant du bruit. Les attaquants se blottirent sur leurs échelles sans bouger et n’eurent pas de peine à passer inaperçus.

Mais comme la garde montante s’approchait de la garde descendante, ils coururent le plus grand danger. En définitive, ils échappèrent aussi à ce groupe qui passait à côté d’eux, et Mnasithéos et Ecdélos gravirent (les échelles) en premier. S’étant assurés des accès de part et d’autre de la muraille, ils envoyèrent Technon auprès d’Aratos pour lui dire de se dépêcher.

[Plutarque, Vie d’Aratos 7]

  • Ah oui, il faut qu’il se dépêche, ton Aratos, sinon l’attaque va échouer !
  • Seulement l’affaire se corse un peu parce qu’il reste un gros chien de chasse…

La distance séparant le jardin de la muraille et de la tour n’était pas bien grande. Dans ce jardin, il y avait un gros chien de chasse qui montait la garde. Le chien lui-même n’avait pas remarqué l’attaque, soit qu’il fût naturellement lourdaud, soit parce qu’en fin de journée il fût fatigué. Mais comme les chiots du jardinier l’appelaient d’en bas, il se mit à aboyer, d’abord de manière faible et indistincte, puis avec plus de force, contre le groupe qui passait.

Déjà, des aboiements se faisaient entendre dans tout le voisinage, si bien que le garde qui se tenait en face appela à grands cris le chasseur pour lui demander contre qui son chien aboyait si férocement, et s’il n’était pas en train de se passer quelque chose. Depuis la tour, le chasseur lui répondit qu’il n’y avait rien à craindre : son chien avait été excité par la lumière des torches des gardiens de la murailles, ainsi que par le bruit de la cloche.

(…)

Toutefois, pour ceux qui prenaient d’assaut la muraille, l’affaire n’était pas sans danger, et elle traînait en longueur : en effet, les échelles tremblaient, à moins qu’on ne monte une personne à la fois et en grimpant lentement. Or le temps pressait ! Déjà, le coq chantait, et bientôt arriveraient ceux qui d’ordinaire apportaient la marchandise des champs.

C’est pourquoi Aratos se hâta de monter, précédé d’une quarantaine d’hommes. Il fut rejoint par quelques hommes de plus venus d’en bas, avant de monter vers la maison du tyran et le poste de commandement où les mercenaires passaient la nuit.

[Plutarque, Vie d’Aratos 8]

  • Allez, ça suffit ! J’ai compris : Aratos va maintenant abattre le vilain tyran et tout est bien qui finit bien.
  • Ta perspicacité m’étonnera toujours, bravo mon chou.
  • Bon, chérie, on la casse, cette marmite en chocolat ? Et qu’ainsi périssent les ennemis de la République !

Quel est le pire supplice ?

Comment faire périr son ennemi en lui infligeant les pires souffrances ? Dans un catalogue inépuisable, choisissons le supplice des auges. Âmes sensibles s’abstenir…

  • Chérie, j’en ai assez ! Voici trois jours que notre voisin manie sa perceuse-frappeuse le matin, à midi et le soir. Quel suppliiiiiiice !
  • Allons, mon chou, n’oublie pas que ton voisin n’apprécie pas quand tu passes la musique des Noisy Metal Hooligans à 2 heures du matin.
  • Par les forges d’Héphaïstos, ça n’a rien à voir ! Mon @#ç% ? [censuré] voisin, je vais te me le… rraaaaahhh, il faut que je trouve le supplice le plus cruel possible pour le réduire à néant !
  • Et voilà ta tension qui remonte. Tiens, puisque tu cherches un supplice cruel, je vais te calmer en t’expliquant comment faisaient les Perses. Ça te distraira de la perceuse du voisin.
  • Les Perses s’y connaissaient donc en cruauté ?
  • Bien sûr ! Toutes les grandes civilisations ont consacré une part non négligeable de leurs vastes ressources à développer des moyens de mettre à mort les gens de la manière la plus atroce. S’il fallait octroyer un prix de la cruauté, on serait bien en peine de désigner les vainqueurs, tant la palette des horreurs commises par les hommes dépasse l’imagination. Mais figure-toi que les Perses et leur roi Artaxerxès II seraient des candidats à prendre au sérieux, avec le « supplice des auges ».
  • Comment sais-tu cela ? Encore un de tes vieux livres grecs, je parie ?
  • Oui, nous disposons du témoignage de l’historien Ctésias de Cnide, repris par Plutarque. En gros, voici de quoi il s’agit. Le mot skaphos (σκάφος) désigne non seulement la coque d’un bateau, mais aussi une auge. De là vient le verbe skapheuo (σκαφεύω), qui signifie « infliger le supplice des auges ». Dis, tu m’écoutes quand je parle ?
  • Hein ? Ah, euh, oui…
  • Ctésias, donc, était médecin à la cour du roi Artaxerxès à la fin du Ve siècle av. J.-C. et il a pu assister en personne à cette délicieuse pratique. Les écrits de Ctésias sont aujourd’hui perdus, mais Plutarque, au début du IIe siècle ap. J.-C., y avait encore accès. Il nous résume l’essentiel de la chose. Tu es prêt ?
  • Bien sûr ! Mais donne-moi une seconde : je passe chercher une cannette au frigo, je m’installe sur le canapé…
  • … et tu vas t’endormir. Non, cette fois-ci pas de bière : régime sec, tu écouteras mieux !

On prend deux auges faites pour s’ajuster l’une à l’autre. Dans l’une, on couche le condamné sur le dos ; ensuite, on apporte l’autre auge et on les ajuste l’une à l’autre de façon à ce que la tête, les bras et les pieds dépassent. Le reste du corps est caché à l’intérieur des auges. On donne alors à manger au condamné ; s’il refuse, on le force en lui piquant les yeux avec une pointe.

  • Eh ! Ils sont dingues, tes Perses ! Piquer les yeux avec une pointe, ça fait mal !
  • C’est ainsi que le condamné va finir par manger. Bon, je continue.

Quand il a mangé, on lui verse dans la bouche à boire un mélange de miel et de lait, et on le répand aussi sur son visage. Ensuite, on l’oriente de façon à ce que ses yeux soient toujours tournés en direction du soleil et des mouches arrivent par nuées et s’abattent sur son visage. À l’intérieur des auges, le condamné doit satisfaire ses besoins naturels, provoqués par la nourriture et la boisson.

  • Beeerk ! Mais c’est dégoûtant !
  • Ce sera pire dans un instant.

Des vers et des larves se mettent à pulluler à cause de la pourriture et de la putréfaction produites par ses excréments. Ils pénètrent à l’intérieur du corps, qui commence à se décomposer. Quand finalement on constate que le condamné est bel et bien mort, on retire l’auge du dessus et l’on peut voir la chair rongée : les entrailles sont remplies d’essaims de bêtes qui se multiplient en les dévorant.

Plutarque, Vie d’Artaxerxès 16.3-7

  • Effectivement, c’est pire que la perceuse du voisin. Mais il y a encore pire supplice, crois-moi !
  • Ah bon ? Lequel ?
  • Écouter du grec sur un canapé sans ma bière favorite.

Racistes, les études classiques ?

Le débat fait rage aux États-Unis et pourrait bien traverser l’Atlantique : l’étude du grec et du latin serait-elle le fondement d’une pensée raciste ? L’affaire semble plus compliquée que cela.

La prestigieuse Université de Princeton a décidé de supprimer l’obligation de connaître le grec et le latin pour faire des études en sciences de l’Antiquité ou en théologie.

La raison est assez simple : seules quelques écoles prestigieuses offrent encore aux futurs étudiants la possibilité d’apprendre les langues anciennes avant d’entrer à l’Université. Cependant, l’Université de Princeton elle-même motive sa décision en arguant de la lutte contre le racisme, pour ensuite devoir clarifier les choses devant une vague de protestations. Difficile toutefois de ne pas faire le lien avec les prises de positions de Dan-el Padilla Peralta, professeur d’histoire ancienne à Princeton, selon lequel les études classiques seraient le fondement d’une pensée raciste.

Dans le contexte de la cancel culture, l’étude du grec et du latin ne sont pas épargnés. Il serait toutefois malvenu de ricaner ou de s’enfermer dans le déni : pendant longtemps, en effet, la connaissance des langues anciennes a été le privilège des classes favorisées. On ne sera pas étonné que les auteurs grecs et latins aient pu servir d’instrument d’exclusion, voire de justification à des théories racistes nauséabondes.

Faire du grec et du latin l’étendard d’une pensée raciste, toutefois, serait excessivement réducteur. Le racisme est une expression parmi d’autres d’une propension des groupes dominants à exclure les autres des privilèges qu’ils prétendent conserver. On est toujours le barbare d’un autre.

Lorsque Grecs et Romains s’affrontaient, ces derniers passaient pour des barbares aux yeux des premiers, comme en témoigne un bref passage tiré de la Vie de Pyrrhos rédigée par Plutarque. Rappel des faits ; au début du IIIe s. av. J.-C., Pyrrhos, roi d’Épire (une région du nord-est de la Grèce), a traversé l’Adriatique et dispute aux Romains le contrôle sur le sud de l’Italie. Les Grecs de l’époque découvrent alors qu’ils ne sont pas les seuls à savoir organiser une armée. Au moment de livrer le combat, Pyrrhos manifeste sa surprise face à une armée romaine étonnamment disciplinée :

[Pyrrhos] observa les positions, les gardes et le bon ordre [des Romains], ainsi que l’agencement de leur camp et il en fut étonné. Il s’adressa alors à celui de ses compagnons qui était juste à côté de lui : « Hé ! Mégaclès, cette disposition des barbares, elle n’a rien de barbare ! Bon, nous verrons bien comment cela se passera. »

Plutarque, Vie de Pyrrhos 16.7

Le roi est certes impressionné par le bon ordre des troupes romains (des barbares !), mais il n’a pas encore pris la mesure de ce qui l’attend. Son imprudence manque en effet de lui coûter la vie en pleine bataille.

Or voici que le Macédonien Léonnatos aperçut un homme italien qui se dirigeait vers Pyrrhos, qui rapprochait son cheval contre lui, le collait de près et suivait tous ses mouvements.

« Mon roi », dit-il, « vois-tu ce barbare porté par un cheval noir aux pieds blancs ? On dirait qu’il prépare un grand coup, un exploit terrible. Car c’est toi qu’il regarde, il en veut à toi, il est plein d’ardeur et de colère, et il ne s’occupe pas des autres. Prends garde à cet homme ! »

Pyrrhos répondit :

« Léonnatos, il est impossible d’échapper à son destin. Cependant, ni cet homme ni aucun autre Italien n’aura à se réjouir de s’attaquer à nous. »

Tandis qu’ils parlaient encore, l’Italien saisit sa lance, lança son cheval et se rua contre Pyrrhos. Il frappa de sa lance le cheval du roi, mais au même moment Léonnatos toucha aussi le cheval de l’Italien. Les deux chevaux tombèrent et les compagnons de Pyrrhos l’entourèrent pour l’extraire du champ de bataille, tout en tuant l’Italien qui continuait à se battre.

Plutarque, Vie de Pyrrhos 16.12-14

Ouf ! Pyrrhos l’a échappé belle et désormais il prendra au sérieux ces barbares de Romains.

Revenons au racisme. Contrairement à ce que suggère Dan-el Padilla Peralta, les études classiques ne sont pas en soi génératrices de racisme. L’accès aux auteurs grecs et latins a longtemps été – et reste dans une certaine mesure – l’apanage de personnes issues de milieux favorisés. On peut faire de cet immense corpus de sources aussi bien un instrument d’exclusion qu’un outil de progrès. Il en va de même avec la Bible : elle peut servir à prêcher l’amour du prochain, mais on peut aussi l’instrumentaliser pour interdire la branlette.

Dan-el Padilla Peralta a néanmoins raison sur un point fondamental : c’est en s’appuyant sur les auteurs grecs et latins que les Européens et leurs descendants en Amérique ont construit un mythe de supériorité vis-à-vis des autres régions du monde. Or la solution au problème ne réside pas dans l’éradication des études classiques : coupez la tête de l’hydre et il en poussera une autre. Privés du mythe de la civilisation occidentale, les Occidentaux – comme on les appelle – sauront bien en inventer un autre. Si l’on veut éviter que les études classiques soient colonisées par des racistes de tout poil, il faut faciliter l’accès aux auteurs grecs et latins, pour que tous puissent s’approprier cet immense fonds de réflexion et en refaire une interprétation plus inclusive. À ce propos, je recommande vivement la lecture d’un article paru dans The Atlantic.

Enterrée vive parce qu’elle a couché avec un homme

Sacrée virginité : les prêtresses de Vesta qui avaient couché avec un homme étaient enterrées vivantes

Vous êtes claustrophobe ? Moi aussi, un peu, et je vous garantis que la description qui va suivre vous glacera le sang. Consacrées au service de la déesse romaine Vesta, les Vestales avaient l’interdiction absolue de coucher avec un homme. Or qui dit interdiction dit infraction, et bien sûr punition.

Parmi les diverses sources qui nous informent sur le sort des Vestales qui avaient fauté, on trouve le récit de Plutarque, un érudit grec du IIe s. ap. J.-C. Si vous avez l’impression que, depuis quelques temps, Plutarque apparaît plus souvent qu’à son tour dans ce blog, c’est normal : je suis engagé dans une lecture-marathon de l’ensemble de son œuvre. Comme Plutarque est curieux de tout, ses ouvrages fourmillent de passages saisissants. Dans le lot, le sort réservé aux Vestales m’a laissé un tel effroi que je ne résiste pas à l’envie de partager cette horreur avec vous.

Quand [une Vestale] a déshonoré son statut de vierge, on l’enterre vive près de la porte Colline. À cet endroit se trouve, à l’intérieur de la ville, un escarpement allongé qu’en latin on appelle un talus. On y aménage une cellule souterraine, de petites dimensions, avec une entrée par le haut, et l’on y dispose un lit avec une couverture, une lampe allumée, ainsi que quelques modestes provisions de survie, par exemple du pain, une cruche d’eau, du lait, de l’huile. C’est un peu comme si les gens voulaient éviter une souillure résultant du fait qu’une personne mourrait de faim bien qu’elle ait été consacrée aux plus hautes fonctions religieuses.

On place la condamnée dans une litière couverte, pour qu’elle ne soit pas visible de l’extérieur, et on la ligote au moyen de lanières, de sorte qu’on ne puisse même pas entendre sa voix. On la transporte ainsi à travers la place publique, et tout le monde se lève en silence ; on l’accompagne sans dire un mot, tête basse, dans une atmosphère terrible : il n’y a en effet aucun spectacle plus effrayant, aucun jour plus lugubre que celui-ci pour la ville.

Une fois que l’on a porté la litière jusqu’à l’endroit désigné, les assistants détachent les liens, tandis que le prêtre en chef prononce des prières secrètes en levant les mains en direction des dieux avant le moment crucial. Il fait sortir la jeune fille de sa litière, la tête voilée, et il la place sur une échelle qui descend dans la cellule. Ensuite, il s’éloigne avec les autres prêtres.

Une fois qu’elle est descendue, on retire l’échelle et l’on bouche l’entrée de la cellule en y versant de la terre en grande quantité depuis en haut, de manière à ce que l’endroit soit à niveau avec le reste du talus.

Tel est le châtiment dont sont punies celles qui ont trahi leur virginité consacrée.

Plutarque, Vie de Numa 10.8-13

Préserver la virginité des jeunes filles a toujours figuré en bonne place parmi les règles qui contrôlaient les sociétés anciennes. À plus forte raison, la déesse Vesta, qui régnait sur le foyer et sur la famille, exigeait une pureté irréprochable de la part de ses servantes. Plutarque relève cependant que l’obligation de chasteté des Vestales était limitée à trente ans. Une fois leur service achevé, les Vestales étaient libres de se marier ; mais ça leur faisait une belle jambe, comme dirait le Capitaine Haddock. Plutarque fournit en effet un détail qui achèvera de nous effrayer :

On dit que seules peu d’entre elles ont joui de cette permission [de quitter leur virginité au bout de trente ans], et quand elles en ont fait usage, l’affaire ne s’est pas bien terminée pour elles : car elles ont passé le reste de leur vie dans le remords et la dépression ; et elles ont précipité les autres dans une crainte superstitieuse qui les a fait garder leur continence et leur virginité jusqu’à la vieillesse et la mort.

Plutarque, Vie de Numa 10.4

Étranger = criminel ? Un poisson-pilote pour nous remettre les idées en place

Les étrangers séjournant en Suisse auraient tendance à commettre plus de crimes que les citoyens suisses ? Il est temps d’arrêter de confondre les causes et les circonstances, comme le montre l’exemple du rémora.

Le rémora, vous connaissez ? Moi non plus, ou du moins je ne savais pas que ce poisson bizarre, appelé aussi poisson-pilote, me permettrait d’illustrer un biais méthodologique bien ancré dans les esprits, à savoir la confusion entre les causes et les circonstances.

Laissons d’abord le rémora tranquille pour nous tourner vers un raisonnement trop fréquemment entendu. Si l’on en croit les discussions qui ont cours au Café du Commerce, les infractions pénales seraient le fait des étrangers ; ou plus exactement, les étrangers séjournant en Suisse commettraient plus d’infractions pénales que les Suisses. Le raisonnement est alimenté par des statistiques : l’année passée, les ressortissants en provenance d’Afrique du sud-ouest figuraient en tête du classement pour les infractions commises en Suisse, du moins en ce qui concerne les adultes.

Que déduire de cela ? Que les Africains qui n’ont pas eu la chance de recevoir une éducation suisse seraient naturellement portés au crime ? Auraient-ils donc flairé le bon filon en venant en Suisse, où l’on trouve des pépites d’or dans les poches de braves bourgeois ? Quittons le Café du Commerce pour inverser le point de vue.

Imaginons un instant que je sois forcé de quitter mon pays, que je doive m’adapter à un système dont je ne comprends pas les règles, et que je doive malgré tout survivre : me laissera-t-on le choix de la légalité pour assurer ma subsistance ? Autrement dit, ce n’est pas nécessairement le crime qui engendre la pauvreté ; plus vraisemblablement, la pauvreté pourrait me contraindre à enfreindre la loi, ou du moins pauvreté et délinquance se côtoient fréquemment, quelle que soit l’origine de la personne.

Revenons-en maintenant au rémora, un poisson bien étrange qui a retenu l’attention de Plutarque. Cet écrivain prolifique relate que, lors d’un banquet, un des convives avait fait une constatation troublante à propos du rémora.

Tandis que Chaeremonianos naviguait dans la mer de Sicile, il avait observé les capacités de ce poisson étonnant, qui parvenait à ralentir considérablement la marche du navire, voire à l’arrêter. Cela dura jusqu’à ce que le marin posté à la proue du navire arrache le poisson de la coque du navire, où il s’était fixé.

Plutarque, Propos de table 2.7 [641b]

Ha ! ha ! Un poisson qui se fixe à la coque du navire et qui le cloue sur place ? Les convives ne s’en laissent pas conter.

Certains convives se moquèrent de Chaeremonianos, disant qu’il avait gobé une histoire fabriquée et invraisemblable. D’autres, parlant à tort et à travers, se livrèrent à des rapprochements avec divers paradoxes dont certains auraient été les témoins : un éléphant en furie se calmerait à la vue d’un bélier ; si l’on approche une branche de chêne d’une vipère, et si on la touche, elle se tiendrait tranquille ; un taureau sauvage, attaché à un figuier, resterait paisible et docile ; l’ambre pourrait faire bouger et approcher tous les corps légers, sauf le basilic et les objets que l’on a plongés dans l’huile. Quant aux aimants, ils n’attireraient pas le fer enduit d’ail.

C’est au tour de Plutarque d’intervenir pour corriger le raisonnement, en insistant sur la différence entre une cause ou une circonstance.

Il faut bien voir que de nombreux phénomènes se produisent de manière fortuite, mais – à tort – on en fait des causes. C’est un peu comme si quelqu’un croyait que, quant l’arbuste appelé gattilier se met à fleurir, les fruits de la vigne murissent, à cause de cette citation :

‘… lorsque le gattilier fleurit et que le raisin murit …’.

Ou bien l’on croit que, parce que des champignons apparaissent sur les lampes, le temps se gâte et devient nuageux ! Ou encore, on pense que les ongles qui se recourbent sont la cause, et non le symptôme, d’un ulcère à l’intestin…

Chacun de ces phénomènes se produit en même temps qu’un autre, ce qui ne veut pas dire qu’il en est la cause.

Humpf ! Nous avons perdu de vue le rémora, sans parler de nos Africains prétendument enclins au crime. Commençons donc par le poisson-pilote, dont Plutarque explique la présence sur les coques des bateaux.

En fait, c’est une seule et même cause qui ralentit le navire et qui lui attache le rémora. Quand le navire est sec et que sa coque n’est pas trop alourdie par l’humidité, sous l’effet de sa légèreté il glisse naturellement sur la surface de la mer : il fend les vagues et le bois propre de la coque ouvre l’eau. Mais quand le bois est gorgé d’eau et se ramollit, il attire de nombreuses algues et une croûte de mousse. Le bois de la coque perd sa force de pénétration, et les flots qui heurtent cette masse gluante ne s’en détachent pas facilement. C’est pour cela qu’on racle la coque des navires pour nettoyer le bois de la mousse et des algues. On dirait que c’est le rémora qui, s’attachant à la coque sous l’effet de la masse gluante, cause le ralentissement ; mais nous ne voyons pas que c’est une conséquence de ce qui, en premier lieu, cause le ralentissement.

Donc, pour résumer la pensée de Plutarque : ce n’est pas le poisson-pilote qui ralentit le navire ; mais le navire est ralenti par les algues et la mousse, et le poisson-pilote ne fait que s’accrocher à ces aspérités sur la coque. Nettoyez la coque du navire, et il ira plus vite ; et de manière indépendante, le poisson-pilote ne pourra plus faire du bateau-stop.

Et nos Africains dans tout cela ? Leur origine africaine ne fait pas d’eux des voleurs. Il se trouve qu’ils sont africains, qu’ils sont pauvres, que leurs conditions d’existence ne leur permettent pas de tout faire dans les règles, et que leur misère les amène – peut-être plus souvent que le citoyen suisse moyen – devant le juge. Leur origine n’est pas la cause du problème ; la cause est à chercher dans la pauvreté et l’inégalité des chances, qui les a poussés à émigrer.

Formation continue pour les reines

Une fusée lunaire, un vote important, et une reine qui apprend à lire pour assurer l’éducation de ses enfants.

Il n’aura échappé à personne que, voici exactement cinquante ans (le vendredi 5 février 1971), le module de la fusée Apollo 14 s’est posé sur la Lune. Bravo, les mecs !

Il n’aura échappé à personne que cet atterrissage lunaire vient d’éclipser un autre événement qui concerne directement la moitié de la population suisse : le dimanche 7 février 1971, les citoyens suisses se prononcent en faveur du droit de vote des femmes (avec 67.5% des votants). Bravo, les mecs !

Il n’aura échappé à personne que la forme épicène ‘votant-e’ était superflue dans le paragraphe qui précède, puisque par définition seuls les hommes étaient appelés à se prononcer sur la question. Là, il ne faut pas exagérer : un triple bravo serait déplacé, désolé les mecs…

Un petit pas pour les Suisses, un grand pas pour l’égalité des genres. Depuis un demi-siècle, le processus visant à réaliser l’égalité des sexes continue d’avancer, à la vitesse d’un escargot poitrinaire. Patience, Mesdames, en 2071 nous approcherons du but.

En attendant, les saintes tâches de la maternité ralentissent l’accès des femmes à une formation et une vie professionnelle comparable à celle des hommes. Le temps qu’elles passent à s’occuper des enfants réduit d’autant les possibilités de faire carrière. Souvent, elles doivent tout mener de front. C’est ce qui m’amène à vous parler d’Eurydice.

Eurydice venait d’Illyrie. Traduit en termes modernes, on dirait grosso modo qu’elle était croate. Elle a fait un beau mariage, puisqu’elle a épousé Amyntas III, roi de Macédoine, autour de 390 av. J.-C. La voici reine, et sa tâche première a été d’élever de beaux enfants pour son illustre époux. Or à l’instar des femmes d’aujourd’hui, Eurydice avait plusieurs casseroles sur le feu : elle s’occupait des gosses, bien sûr, mais elle a aussi pris des cours de formation continue, pour des raisons que nous allons voir.

Selon toute vraisemblance, la pratique n’était pas courante pour l’époque. C’est précisément son caractère exceptionnel qui a retenu l’attention de Plutarque, au début du IIe s. ap. J.-C. (ou peut-être d’un imitateur qui se prend pour Plutarque). L’auteur se pique de donner des leçons aux parents : après une recommandation d’ordre général pour les papas, il rappelle le souvenir de maman Eurydice.

« Avant tout, il faut que les pères soient sans faute : ils doivent se présenter à leurs enfants comme un modèle éclatant de la bonne manière d’agir. Ainsi, les enfants contempleront la vie de leurs pères comme un miroir d’eux-mêmes ; ils se détourneront des actes et des mots honteux. (…)

Il faut donc essayer de développer tous les efforts convenables pour contribuer à leur moralité. En cela, nous rivaliserons avec Eurydice, une Illyrienne, une triple barbare, qui s’est néanmoins appliquée à l’étude à un âge avancé afin d’instruire ses enfants. Son amour pour ses enfants trouve un témoignage suffisant dans l’épigramme qu’elle a consacrée aux Muses :

Eurydice d’Hiérapolis a consacré cette offrande aux Muses, après avoir satisfait son désir de connaissances. Mère d’enfants jeunes, elle travailla dur pour apprendre les lettres, qui sont les archives de nos légendes. »

Plutarque (?), Sur la façon d’éduquer les enfants, chapitre 20 (Moralia 14b-c)

Chapeau bas, Eurydice ! Toute reine qu’elle était, elle a dû apprendre à lire tandis qu’elle se battait avec les couches et les biberons. Si l’on en croit l’auteur de ce bref traité, la première raison qui l’aurait poussée à l’apprentissage aurait été de pouvoir encadrer l’éducation de ses propres enfants. Eurydice n’est pas devenue CEO du royaume de Macédoine, mais on constate tout de même que l’escargot de l’égalité des femmes a parcouru un long chemin depuis ce lointain prototype de formation continue. Souhaitons-lui désormais de passer à la vitesse supérieure.

Pas besoin d’aide, merci… Vraiment ?

diogenesOn leur offre un abri contre le froid et ils refusent. Avons-nous affaire à des héritiers de Diogène, qui n’avait que faire des services d’Alexandre le Grand ?

La semaine passée, j’ai évoqué le froid affectant les sans-abri en Europe, et en particulier les réfugiés. Or voici que l’affaire se complique : à Genève, des sans-abris se voient proposer une place au chaud dans des bunkers de la Protection civile, et ils refusent.

Aurions-nous affaire à de lointains héritiers de Diogène ? Pour vous rafraîchir la mémoire, Diogène a vécu au IVe siècle av. J.-C. Dans la mouvance du regretté Socrate, il prenait un malin plaisir à remettre en question les certitudes des gens bien-pensants, notamment en ce qui concerne les richesses et le pouvoir. C’est ainsi que, pour afficher son mépris envers les biens matériels, il avait décidé de vivre à la manière d’un chien en habitant dans une grande jarre à vin (pithos). Sa vie de chien (en grec : kyôn) est à l’origine de l’étiquette accordée à ses adeptes, les Cyniques, qui excellaient à railler les défauts des hommes importants. Ne parlons pas d’un courant philosophique, puisque les Cyniques fondaient leur approche avant tout sur le rejet des certitudes avancées par ceux qui se disaient philosophes.

Diogène était originaire de la ville de Sinope (sur la côte de la Mer Noire), mais il résidait à Corinthe, où il a reçu la visite du roi Alexandre le Grand. L’anecdote est rapportée par diverses sources ; voyons donc ce que Plutarque en dit.

« Les Grecs s’étaient réunis à l’Isthme de Corinthe et avaient décidé par un vote de se joindre à Alexandre pour faire la guerre aux Perses. Lui-même fut désigné comme chef de l’expédition ; de nombreux hommes d’État et de philosophes vinrent le trouver pour le féliciter.

Alexandre s’attendait aussi à ce que Diogène de Sinope fasse de même puisqu’il résidait aux alentours de Corinthe. Or Diogène se moquait éperdument d’Alexandre et se reposait tranquillement sur la colline du Kraneion. C’est donc Alexandre qui lui rendit visite.

Diogène était couché au soleil. Voyant arriver tous ces gens, il se redressa légèrement et porta son regard sur Alexandre. Celui-ci le salua et lui adressa la parole, lui demandant s’il avait besoin de quelque chose. Diogène répondit : ‘Dégage un peu du soleil !’

On raconte qu’Alexandre fut frappé par la réponse et admira l’arrogance et la grandeur de cet homme, à tel point que, tandis que son entourage s’éloignait en riant et en se moquant de Diogène, il leur dit : ‘Eh bien moi, si je n’étais pas Alexandre, je voudrais bien être Diogène.’ »

[voir Plutarque Vie d’Alexandre 14.1-5]

Diogène marque ainsi son mépris pour le pouvoir en se passant de l’aide d’Alexandre. Tout ce qu’il lui demande, c’est de le laisser bronzer en paix. Mais peut-on comparer ce refus à celui des sans-abri qui déclinent l’offre d’une place au chaud dans un bunker ? Probablement pas.

Chez Diogène, le mépris affiché envers Alexandre peut être considéré comme un acte militant : ce que les gens de pouvoir considèrent comme important ne compte pas aux yeux du Cynique. Les clochards qui refusent l’aide qu’on leur propose semblent avoir d’autres motivations : pour ne citer que la plus évidente, un certain nombre de ces personnes sont en situation irrégulière et craignent de se faire repérer par la police si elles vont se réfugier dans un abri. D’autres disent ne pas supporter l’enfermement du bunker, ce que comprendront tous ceux qui ont passé une nuit dans un abri de la Protection civile.

Que conclure de tout cela ? Certainement que tout n’est pas en noir et blanc : il n’y a pas simplement des gens dans le besoin qu’il suffirait d’aider en leur proposant un abri lorsqu’il fait froid. Certaines personnes sont en tel décalage avec le reste de la société que la solution qu’on leur propose ne peut pas convenir. Pour en revenir à Alexandre et Diogène, l’anecdote illustre aussi un autre point qu’on oublie trop souvent : dans les relations d’aide, il y a un échange mutuel ; celui qui donne cherche aussi à recevoir quelque chose, parfois au moins sur le plan symbolique.

[image : Alexandre et Diogène (assiette polychrome, Urbino, XVIe siècle)]

Trump, 2e (et dernier) épisode : le politicien fou

Trump in AmesDonald Trump est-il fou ? Et la folie ne serait-elle pas un instrument de communication politique, comme l’a démontré l’Athénien Solon ?

Candidat à l’élection présidentielle américaine, Donald Trump multiplie les déclarations à l’emporte-pièce, au point où l’on commence à s’interroger sur sa santé mentale.

C’est du pain bénit pour son adversaire : plus on aiguillonne Trump, et plus il s’enfonce dans des propos outranciers.

On peut toutefois se demander si la folie n’est pas aussi un instrument de communication politique. Au VIe siècle av. J.-C., l’Athénien Solon se serait servi de cette arme pour convaincre ses concitoyens de poursuivre une guerre longue et pénible contre leurs voisins de Mégare à propos d’Égine, une île située en face d’Athènes.

C’est à nouveau Plutarque, infatigable érudit, qui nous renseigne sur cet épisode marquant de la vie politique athénienne.

« [Les Athéniens] menaient une guerre longue et ardue contre les Mégariens à propos de l’île de Salamine. Lassés, ils promulguèrent une loi interdisant à quiconque, sous peine de mort, d’écrire ou de dire qu’il fallait revendiquer Salamine.

Solon ne supportait pas un tel manque de résolution, et il constatait que de nombreux jeunes demandaient que l’on reprenne le combat, mais qu’ils n’osaient pas prendre les choses en main à cause de cette loi. Il fit donc semblant d’avoir perdu la tête, et des gens de sa maison firent courir le bruit dans la cité qu’il était devenu fou.

De son côté, il composa en secret des poèmes élégiaques et les apprit par cœur pour pouvoir les réciter. Et voici que, tout à coup, il s’élança sur la place publique avec un petit chapeau en forme d’entonnoir sur la tête.

Une foule nombreuse se rassembla ; Solon grimpa sur le rocher d’où s’exprimait le crieur public et chanta son poème en vers élégiaques. Voici le début de ce poème :

Me voici, tel un crieur venu depuis l’aimable Salamine, pour chanter un poème plutôt qu’un discours !

Ce poème s’intitule Salamine et il fait cent vers ; il est très bien écrit.

Une fois que Solon eut terminé de chanter, ses amis manifestèrent leur enthousiasme. Pisistrate, notamment, encouragea ses concitoyens et leur enjoignit de se laisser convaincre par celui qui venait de s’exprimer. Faisant machine arrière, ils abolirent la loi, reprirent le combat et donnèrent le commandement à Solon. »

[voir Plutarque, Vie de Solon 8.1-3]

Comme quoi feindre la folie peut parfois aider ceux qui font de la politique. Solon joue au fou et parvient ainsi à contourner la censure imposée par une loi. Dans le cas de Donald Trump, toutefois, on peut se demander s’il fait vraiment semblant…

[image : Donald Trump attendant le châtiment de Zeus…]