C’est la 200e fois que je vous casse les pieds avec des textes grecs

Depuis 2015, ce blog a accueilli 200 notices. Tentative de bilan.

Vous avez remarqué ? Au début du mois de décembre paraissait la 200e notice du blog Pour l’amour du grec. 200 occasions de partager avec vous des passages tirés de la littérature grecque, 200 fois que je vous casse les pieds (ou pire) avec un regard un peu décalé sur des textes qui ne cessent de m’étonner. Alors aujourd’hui, pas de texte grec, mais un petit arrêt sur image pour faire le point de la situation.

Personne n’est obligé de lire ce blog ; et je ne sais que peu de choses sur les lectrices et lecteurs, mis à part le fait qu’ils existent bel et bien. J’ai bien une commentatrice fiable et régulière comme une montre japonaise, mais pour le reste les retours sont maigres. Néanmoins, en cette année 2021, ce ne sont pas moins de 10’000 branchements qui ont été effectués sur le site. De manière indubitable, cela prouve que – en toute modestie – ce blog répond aux aspirations profondes d’environ 0.001 % de l’humanité.

Si l’on considère les sujets qui retiennent le plus l’attention des internautes, cela devient édifiant. En effet, sur les presque 10’000 branchements, 1358 ont été effectués par des personnes désireuses de savoir ce que j’avais à dire sur la branlette. Je suis assez fier de cette notice parce qu’elle traite de manière très sérieuse d’un sujet qui fait toujours sourire. En fait, la prétendue interdiction de la masturbation, telle qu’elle apparaît dans la Bible, est un texte intéressant pour comprendre les mentalités des sociétés antiques.

Loin derrière l’onanisme, on trouve les cabossés de la vie qui s’intéressent à l’idée de donner leur vie pour une cause : ils sont 587 à s’être branchés sur Pour l’amour du grec, peut-être dans l’espoir que je leur fournirais des billets d’avion pour participer au djihad. Désolés, mes frères et sœurs, je ne mange pas de ce pain-là.

Pas loin derrière dans le classement de 2021, on trouve 488 optimistes qui seraient trop heureux de me croire lorsque je prétends qu’on a retrouvé le second livre de la Poétique d’Aristote. J’espère qu’ils auront au moins ri de cette farce publiée la veille d’un 1er avril.

La Bible semble attirer les internautes, et le simple fait d’affirmer que Jésus a bu de la piquette a retenu l’attention de 451 visiteurs. Contrairement au second livre de la Poétique d’Aristote, cette histoire-là est rigoureusement authentique, et elle suscite bien des interrogations : pour trouver ce blog, quelqu’un a googlé à deux reprises « jesus à t’il bu le vinaigre sur la croix ». Pas du vinaigre de cuisine, mon cher, mais de la vulgaire piquette.

Qu’en est-il de la nationalité de mes fidèles lectrices et lecteurs ? Vous ne serez pas surpris de constater que le monde francophone est bien présent : la France largement en tête (merci de vous intéresser à vos petits voisins), suivie de la Suisse et de nos amis belges. Ensuite, les États-Unis (on sait lire le français, là-bas, c’est bien), le Canada, la Chine (ça doit être Monsieur Xi Jinping qui se renseigne sur la culture européenne), puis le Cameroun, la Côte d’Ivoire et le Maroc. C’est le moment de vous souhaiter, à toutes et à tous, un bon passage à la nouvelle année. Si l’on en juge par 2020 et 2021, elle promet d’être captivante.

Le premier ψ

couch_nbSoigner le chagrin par la parole ? Cela se pratiquait déjà dans l’ancienne Corinthe.

C’est une doctorante de l’Université de Lausanne, Mme Vasiliki Kondylaki, qui m’a rappelé l’existence d’un passage étonnant : à Corinthe, vers la fin du Ve siècle av. J.-C., on soignait déjà le chagrin en parlant.

Le premier psychiatre venait d’Athènes et s’appelait Antiphon. On le connaît surtout pour avoir figuré dans le Top 10 des orateurs attiques. Dans un traité intitulé Vie des dix orateurs, attribué à Plutarque, on trouve cet étonnant passage où apparaît l’activité insolite d’Antiphon.

On rapporte qu’[Antiphon] composa des tragédies, soit à titre personnel, soit en tandem avec le tyran Denys [de Syracuse]. Tandis qu’il était toujours occupé à ses activités poétiques, il mit au point une technique pour guérir du chagrin, analogue à une thérapie qu’appliqueraient les médecins à leurs malades. À Corinthe, il installa un cabinet près de l’agora et il afficha l’annonce suivante : il était en mesure de soigner les personnes qui souffraient de chagrin par le recours à la parole. Il s’enquérait du motif [du chagrin] et il s’efforçait de consoler ses malades. Cependant, il considéra que cette technique était en-dessous de ses compétences, et il se tourna vers la composition de discours.

[pseudo-Plutarque, Vie des dix orateurs 833c9 – d2]

Merci à Vasiliki Kondylaki d’avoir tiré cet intéressant passage d’un regrettable oubli. Il vaut la peine d’y ajouter quelques remarques. Tout d’abord, si l’on en croit l’auteur du traité, Antiphon aurait connu une carrière en plusieurs étapes : d’abord, il compose des tragédies, et il sert de ‘nègre’ à un tyran qui se pique d’avoir des dons littéraires ; ensuite, il ouvre un cabinet de psy à Corinthe pour faire parler les gens chagrinés ; finalement, il atteint le sommet de sa carrière en composant des discours.

Les trois étapes du parcours d’Antiphon suivent un développement logique. Lorsqu’il compose des tragédies, il fait passer les spectateurs par la pitié et la peur, leur permettant de se purger de leurs émotions, si l’on en croit ce que dit Aristote dans sa Poétique (1449b28). Ensuite, il ouvre son cabinet à Corinthe, pas à Athènes. Peut-être son innovation aurait-elle été mal accueillie dans sa patrie. En tout cas, cela ne marche pas aussi bien qu’il ne l’espérait, ou du moins Antiphon se sent surqualifié pour le métier de psychiatre. Cette étape médiane de son parcours constitue néanmoins le pivot de sa carrière puisque, dans son cabinet, il purge ses patients de leur chagrin en utilisant les discours. Cela lui permettra de terminer sa métamorphose en s’occupant toujours de discours, mais en les déclamant devant l’Assemblée des Athéniens.

De retour à Athènes, il se compromet dans une tentative de coup d’État en 411 av. J.-C. Après que le gouvernement oligarchique auquel il a participé est renversé, Antiphon doit rendre des comptes devant un tribunal. En dépit de ses dons oratoires, il ne parvient pas à convaincre ses juges : il est déclaré traître à la patrie et il est condamné à mort. Son corps sera jeté hors des frontières de l’Attique. Il boit donc la ciguë, douze ans avant Socrate. Ses biens sont confisqués, on le frappe d’indignité civique ; cette mesure s’applique aussi à tous ses descendants.

antiphonAntiphon croyait que la psychiatrie était en-dessous de sa condition ; il a donc voulu composer des discours. Or celui qu’il a prononcé pour sa propre défense s’est soldé par un échec qui lui a coûté la vie. Ce discours ne nous est pas conservé, à l’exception d’un misérable lambeau de papyrus. Des copistes avaient fidèlement recopié l’Apologie d’Antiphon à travers les siècles, et la chaîne de transmission du discours d’Antiphon s’est interrompue quelque part dans les sables d’Égypte.

Antiphon aurait probablement dû rester dans son cabinet de psy à Corinthe.

 

λέγεται δὲ τραγῳδίας συνθεῖναι καὶ ἰδίᾳ καὶ σὺν Διονυσίῳ τῷ τυράννῳ. ἔτι δ’ ὢν πρὸς τῇ ποιήσει τέχνην ἀλυπίας συνεστήσατο, ὥσπερ τοῖς νοσοῦσιν ἡ παρὰ τῶν ἰατρῶν θεραπεία ὑπάρχει· ἐν Κορίνθῳ τε κατεσκευασμένος οἴκημά τι παρὰ τὴν ἀγορὰν προέγραψεν, ὅτι δύναται τοὺς λυπουμένους διὰ λόγων θεραπεύειν· καὶ πυνθανόμενος τὰς αἰτίας παρεμυθεῖτο τοὺς κάμνοντας. νομίζων δὲ τὴν τέχνην ἐλάττω ἢ καθ’ αὑτὸν εἶναι ἐπὶ ῥητορικὴν ἀπετράπη.

On a retrouvé le second livre de la Poétique d’Aristote

OLYMPUS DIGITAL CAMERAScoop : une lacune béante dans notre connaissance de la pensée d’Aristote est enfin comblée grâce à un manuscrit retrouvé dans la bibliothèque d’un monastère grec.

S’il y a un livre disparu que beaucoup d’amateurs de littérature antique voudraient récupérer, c’est le second livre de la Poétique d’Aristote : le philosophe l’annonce, mais les copistes byzantins ne nous ont transmis que le premier tome. Cette disparition a même inspiré Umberto Eco, qui en a fait Le nom de la rose.

Eh bien, les amateurs de littérature grecque peuvent enfin sabrer le champagne : un manuscrit presque complet de ce livre tant recherché vient d’être retrouvé dans la bibliothèque du monastère de Saint Paul Apatelios, en Crète. Nous devons la découverte à un couple d’aventuriers érudits, Kassandra Immerwahr et Rainer Lügner ; ils sont déjà à l’origine de la trouvaille sensationnelle – en 2008 – d’un morceau de la fameuse ‘outre des vents’, un récipient mentionné par le géographe Strabon au début de sa Géographie.

Le texte n’a pas encore été publié, mais une première présentation est prévue le samedi 1er avril 2017, pour célébrer le millénaire de la fondation du monastère de Saint Paul Apatelios. Les autorités ecclésiastiques enverront une délégation ; on attend aussi des représentants des grandes sociétés scientifiques athéniennes, ainsi que plusieurs délégués d’académies étrangères.

Mais enfin, de quoi s’agit-il au juste ? Commençons par rappeler la promesse faite par Aristote dans la Poétique, un mince livret qui a marqué les études littéraires de l’Europe moderne. Le philosophe s’intéresse à la manière dont se construisent les textes poétiques ; entendez par là des textes de fiction, écrits en vers (ce n’est pas la condition essentielle pour définir la poésie, selon Aristote). Ce dernier distingue la poésie épique et le théâtre, lequel se divise en deux sous-groupes, la tragédie et la comédie.

Il y a toutefois une grosse différence entre la tragédie et la comédie : Aristote considère en effet que l’on peut saisir les débuts de la première, tandis que les origines de la seconde nous échappent pour l’essentiel. Que faire ? C’est un peu compliqué, alors voyons comment Aristote le dit lui-même.

« À l’origine, on procédait de façon semblable dans les tragédies et dans les poèmes épiques. Certaines parties sont les mêmes dans l’un et l’autre genre, tandis que d’autres parties sont propres à la tragédie. C’est pour cette raison que celui qui sait distinguer une tragédie bonne d’une mauvaise sait faire la même distinction pour l’épopée : car ce que l’on trouve dans l’épopée, on le retrouve dans la tragédie ; mais ce qui figure dans la tragédie, on ne le retrouve pas en entier dans l’épopée. Par conséquent, pour ce qui est de la manière d’imiter les choses en hexamètres [épopée], et pour ce qui est de la comédie, nous en parlerons plus tard (ὕστερον ἐροῦμεν) ; mais parlons plutôt de la tragédie (…). »

[voir Aristote Poétique 1449b14-22]

Tâchons de récapituler : pour la comédie, Aristote note l’obscurité de ses origines ; entre la tragédie et l’épopée, il estime que la première contient des renseignements que la seconde ne peut pas offrir. Par élimination, il va donc concentrer son attention sur la tragédie, et il reporte à plus tard la question de l’épopée et de la comédie. Or plus loin, il revient effectivement sur l’épopée, mais PAS sur la comédie. Promesse non tenue à propos de la comédie, du moins dans les manuscrits de la Poétique que nous possédions jusqu’à présent ; c’est pourquoi, depuis plus de deux millénaires, on recherche la seconde partie de la Poétique, celle qui parle de la comédie. La découverte de notre couple allemand va faire beaucoup de bruit.

Alors, quoi de neuf dans ce second livre de la Poétique ? Le texte n’est pas encore publié, il faudra un peu de patience. Néanmoins, des fuites nous permettent de nous faire une idée de deux points essentiels, celui de la katharsis et celui de l’étendue de la Poétique complète.

Commençons par la katharsis, c’est-à-dire la « purgation ». Dans le premier livre de la Poétique, Aristote définit la tragédie de la manière suivante :

« La tragédie est donc l’imitation d’une action sérieuse et complète, d’une étendue limitée, dans un langage agrémenté de manière spécifique selon chacune des parties. On y joue l’action, ce n’est pas un récit rapporté. En recourant à la pitié et à l’effroi, la tragédie réalise le nettoyage [katharsis] de telles émotions. »

[voir Aristote Poétique 1449b24-28]

Que n’a-t-on pas écrit sur la katharsis selon Aristote ? Les spécialistes ont versé des hectolitres d’encre sur la question. Or voici que ce taquin d’Aristote nous livre enfin des éléments nouveaux au moment de parler de la comédie. Vous trouverez ci-dessous une traduction préliminaire – et confidentielle – d’un passage important du second livre de la Poétique :

« La comédie met en scène des personnages de bas étage, des gueux, des menteurs et même des marchands de poissons. Or pour faire accepter un mensonge, il suffit de l’associer à des éléments véridiques. Si je ne craignais d’imiter les auteurs de comédies, j’irais jusqu’à dire qu’il convient maintenant de procéder au nettoyage [katharsis !] des poissons. »

Le nettoyage (katharsis) appliqué à un marché aux poissons ! Aristote, mon vieux, tu es tombé bien bas. Les philosophes et les critiques littéraires du monde entier vont faire la grimace.

On peut signaler une autre phrase particulièrement frappante, dont je transcris le texte grec pour les amateurs (rassurez-vous, je traduirai) : περὶ δὲ τῆς μελοποιίας ἐν γ´ τῆς ποιητικῆς ἐροῦμεν « En ce qui concerne le chant mélique [c’est-à-dire la poésie lyrique], nous en parlerons au livre 3 de la Poétique. » Il existerait donc un troisième livre de la Poétique, où Aristote a manifestement parlé d’un aspect de la poésie qu’il passe pratiquement sous silence dans le texte déjà connu : les chants des poètes et poétesses, Stésichore, Sappho et tous les autres, ceux qu’on appelle aussi les poètes lyriques.

Un dernier mot à l’attention des sceptiques qui vont immanquablement me traiter d’affabulateur ou prétendre que ce manuscrit est un faux. Kassandra Immerwahr et Rainer Lügner, deux personnages à la personnalité très contrastée, sont cependant unanimes sur ce point : « Nous avons une entière confiance dans nos partenaires du Monastère de Saint Paul : les Crétois sont des gens fiables et intègres, ce serait une insulte à leur égard de les soupçonner de mensonge. » Nous voilà rassurés.

En avant pour la recherche du livre 3 de la Poétique !

[image : Aristote, dans la Chronique de Nuremberg (1493)]