Qu’on le fouette !

Si les procédures judiciaires d’aujourd’hui laissent encore parfois à désirer, elles semblent tout de même préférables à celles qui prévalaient en Égypte romaine, où les juges recouraient facilement à la violence.

Imaginez la situation : vous êtes convoqué devant un juge, et celui-ci ordonne de vous donner le fouet parce que vous avez suivi la mauvaise procédure. Ou alors on vous accuse d’un méfait, vous niez, et le juge vous fait battre pour arracher un aveu. Voilà le quotidien des habitants de la province romaine d’Égypte, au début de l’ère chrétienne.

Nous en avons connaissance grâce aux nombreux comptes rendus de procès conservés sur des papyrus. Les scribes n’hésitent pas à faire état des moyens de coercition mis en œuvre par des serviteurs de l’État pour faire régner l’ordre auprès de la population. Voici donc deux petites histoires que nous pouvons reconstruire à partir de procès-verbaux d’audience.

La première date de l’an 85 ap. J.-C. et porte sur une dette qu’un plaignant aurait oublié de réclamer pendant plusieurs décennies.

Copie du journal [du Préfet d’Égypte Septimius Vegetus] de la 4e année de l’Empereur César Domitien Auguste, Vainqueur des Germains, le 14 Mecheir [8 février 85 ap. J.-C.].

(…)

  • Septimius Vegetus : (…) Tu portes une accusation contre lui ?
  • L’avocat Céphalon : (Mon client) avait besoin de ta bienveillance et sa première démarche, la plus essentielle, a été de demander ton pardon parce qu’il s’était trompé dans la manière de s’adresser à toi : car il aurait dû te soumettre une pétition, selon ta propre volonté. Nous demandons donc qu’il ne soit pas fouetté.

On relèvera ici que le plaignant risque le fouet pour avoir suivi la mauvaise procédure. La suite de l’histoire montrera que, même si le plaignant échappera au fouet, le préfet n’aura pas beaucoup de considération pour un individu qui a eu l’audace de s’en prendre à un adversaire issu d’une couche sociale plus favorisée que lui.

Voici donc notre demande. Le père de notre adversaire a emprunté au père de notre client 100 artabes de blé [env. 4 tonnes]. Or les droits de créance sont héréditaires : je pense qu’il ne faut pas seulement que les individus héritent des traits de la personnalité ; les dettes doivent aussi être remboursées par les héritiers.

  • L’avocat Aristonikos : Qu’on lise le montant de la dette.

Céphalon lit un ordre de paiement d’Archias, appelé aussi Polydeukès, datant de la 11e année du défunt (empereur) Claude [50/51 ap. J.-C.].

Entre le moment où cet ordre de paiement a été établi et la séance devant le tribunal, environ 35 ans se sont écoulés ! Cet emprunt de blé porte sur un montant considérable. On verra dans la suite que les pères respectifs des deux parties étaient engagés dans la perception des impôts en blé dans leur région.

Dans une partie abimée du papyrus, on devine que l’avocat Aristonikos présente son client comme un homme honorable. Le préfet Septimius Vegetus interroge le plaignant, appelé Phibion.

  • (Le plaignant) Phibion : Je ne sais pas.
  • (Le préfet) Septimius Vegetus : Ce que toi-même tu ne sais pas, nous ne (sommes pas compétents pour l’établir).
  • (L’avocat) Céphalon : L’ordre de paiement est de la main de son père. Il se faisait représenter par l’esclave, qui a signé qu’il paierait, mais il n’a jamais rien payé de ce qui figurait sur l’ordre de paiement.
  • (Le préfet) Septimius Vegetus : On vérifie d’abord si le document vient de son père, et ensuite pourquoi tu n’as rien réclamé jusqu’à ce jour ; car il se peut que (l’esclave) ait non seulement écrit le document, mais aussi remboursé (le blé).
  • (L’avocat) Aristonikos : Tu as raison de vérifier ce point ; quant à moi, je lis le règlement général : « Les préfets ont fixé un délai de cinq ans pour (régler) les affaires de longue durée ; dans certains cas dix ans, mais pas dans les lieux où les préfets passent pour leur tournée annuelle. » Demande-lui combien d’années son père a survécu.

On comprend de cet échange que les créanciers ne peuvent pas attendre éternellement avant de réclamer le remboursement d’une dette : s’ils ne sont pas satisfaits, ils doivent déposer plainte dans un délai raisonnable.

  • (Le plaignant) Phibion : L’accusé a renoncé à l’héritage de son père, et moi à celui de mon propre père, puisqu’ils étaient percepteurs d’impôts et qu’on leur réclamait (des remboursements) sur la caisse impériale.

La transaction qui fait l’objet du litige concerne donc des percepteurs d’impôts qui se seraient arrangés entre eux pour livrer au fisc les quantités requises, étant entendu que celui qui avait avancé les 4 tonnes de blé serait remboursé à la prochaine récolte.

  • (L’avocat) Aristonikos : Si donc il y avait une dette à l’égard de la caisse impériale, pourquoi n’a-t-il pas réclamé le montant dû à l’époque ?
  • (Le préfet) Septimius Vegetus : Il y avait une famine et toi, tu avais faim. S’il te devait du blé, tu ne l’as pas réclamé ?
  • (Le plaignant) Phibion : Il me demandait d’accepter (une compensation) de quatre mines (d’argent) [100 drachmes].

Ici, le scribe a probablement résumé l’échange entre le préfet et le plaignant, mais on parvient à comprendre que le débiteur a proposé une compensation financière pour le blé non remboursé, mais que le montant n’était pas suffisant.

  • (L’avocat) Aristonikos : Si tu entres en matière pour lui, ils seront des dizaines de milliers à t’apporter des contrats de son père ; car il a été abandonné comme orphelin.

Après la mort de son père, le plaignant semble avoir attendu longtemps avant de réclamer les impayés autrefois dus à son père. Selon Aristonikos, si l’on ouvre la boîte de Pandore, le juge devra faire face à une avalanche d’autres réclamations.

  • (Le préfet) Septimius Vegetus (au plaignant) Phibion : Tu mériterais le fouet pour avoir fait arrêter un homme honorable et son épouse. Cependant, je suis bien disposé envers les petites gens et je témoignerai de ma bienveillance envers toi. Tu produis un ordre de paiement vieux de quarante ans. Je te fais grâce de la moitié de la durée : dans vingt ans, tu reviendras me trouver.

Et il ordonna que l’on annule le contrat.

Papyrus de Florence, P.Flor. I 61

Et toc… Vingt ans plus tard, le plaignant, l’accusé et le préfet seront sans doute morts.

Dans le second cas présenté ici, des individus sont accusé d’avoir coupé des vignes ; mais ils nient…

Extrait du journal de Théon, ex-gouverneur du nome prosopite, la 20e année du défunt (empereur) Hadrien, le 24 Epeiph [10 juillet 138 ap. J.-C.].

Ont comparu Naaros, surnommé Monthauris, et Peebos, tous deux ayant pour mère Taphesiees, en présence de Haronnesis fils de Panetbis et Imouthès fils de Horos.

  • Le stratège à Haronnesis : Qu’avais-tu à dire à propos (des accusés) ?
  • (Haronnesis) déclare : Ils dînaient avec moi et, pendant la nuit, en plein banquet, ils se sont retirés. À leur retour, ils ont dit qu’ils avaient coupé les vignes d’Imouthès, parce que la famille de Naaros affirmait avoir été calomniée par lui.
  • Le stratège (à Naaros et Peebos) : Ce soir-là, vous n’étiez pas avec lui ?
  • (Ils répondent) : Si, mais il n’a rien entendu de tel de notre part !
  • Le stratège : Si vous aviez une bonne conscience, pourquoi, alors qu’on vous recherchait pour établir les faits, n’êtes vous pas apparus avant d’avoir été convoqués par écrit ?
  • (Ils répondent) : Nous étions loin de chez nous, employés dans un domaine agricole.
  • Le stratège : … et la raison pour laquelle vous vous en êtes pris à ce domaine, Harkonnesis l’a exposée.

Il a ordonné qu’on les frappe et il a dit :

  • Avouez la vérité !

Voilà : les accusé nient, on les bat comme du plâtre, en espérant qu’ils se montreront plus coopératifs.

Comme ils maintenaient qu’ils n’avaient pas coupé les vignes, le stratège :

  • Où est le chef de la police ?

On lui a indiqué que c’était son frère Imouthès qui était là, car le chef était malade. Alors le stratège (dit) à Imouthès :

  • Que ces deux te donnent une caution pour se présenter devant le très excellent épistratège quand il traitera de l’affaire.

Le stratège n’arrive à rien avec cette histoire de vignes coupées, bien qu’il ait fait battre les accusés. Il transmet donc le cas à l’échelon supérieur.

Papyrus d’Oslo, P.Oslo II 17

Les deux cas présentés ici montrent que :

  1. Lorsqu’une personne de condition modeste s’en prenait à un individu considéré comme respectable, elle risquait d’être mal reçue par les autorités.
  2. On n’hésitait pas à faire fouetter ou battre des personnes comparaissant devant les autorités, soit pour les punir de ne pas avoir respecté la procédure, soit pour extraire des aveux.
  3. Amnesty International  n’existait pas encore et les autorités ne semblaient pas avoir de difficultés à consigner par écrit l’existence de telles pratiques.

Bloquer les migrants par des barrières, une digue de sable contre la mer

US - Mexico Border FenceEmpêcher les gens de se déplacer par des mesures physiques ou administratives ne fonctionne jamais. Les murs et les barrières infranchissables sont une illusion.

Vous avez déjà vu une barrière infranchissable ? On peut ériger un mur sur des centaines de kilomètres, on peut le faire monter à plusieurs mètres de hauteur, il y aura toujours des gens pour passer de l’autre côté.

Ces murs dont rêvent certains dirigeants ne sont pas seulement une illusion : ils font également honte à ceux qui les construisent. Qui voudrait se vanter d’avoir construit le Mur de Berlin ? Dans quelques décennies, quel regard portera-t-on sur le mur qui sépare les Israéliens des Palestiniens ? Quant à la Mère de Toutes les Murailles, fantasme censé empêcher les Mexicains de passer aux États-Unis, elle illustre à elle seule l’incompétence et l’irresponsabilité d’un certain président.

Placer des surveillants ? Vous n’y changerez rien, les barrières humaines ne sont pas plus efficaces face à l’acharnement de personnes qui pensent – à tort ou à raison – que l’herbe est plus verte chez vous que chez eux. Des hommes, des femmes et des enfants continuent de déferler sur l’Europe, et tous les gardes du continent ne parviendront pas à colmater les brèches dans les barrières.

On pourrait rétorquer que la difficulté tient à l’échelle du phénomène : sur des territoires plus restreints, il serait plus facile d’entraver les migrations. Pourtant, dans de nombreux pays, les autorités peinent à empêcher les habitants des campagnes de s’établir en ville.

L’exemple ancien de la province romaine d’Égypte illustre bien la futilité des efforts anti-migratoires, même à l’intérieur d’un pays bien délimité. Tout au plus, on peut repousser la vague pour un temps ; mais ceux que vous chassez par la porte reviendront par la fenêtre. Les papyrus grecs trouvés dans les sables égyptiens apportent un témoignage révélateur sur la question.

En 104 ap. J.-C., le Préfet d’Égypte Vibius Maximus doit organiser le recensement de la population de sa province. Or de nombreux paysans se sont réfugiés dans les villes ; il décide donc de les renvoyer à la maison.

« Le recensement de la population est imminent. Il est donc nécessaire que l’on proclame à l’intention de tous ceux qui, pour quelque raison que ce soit, résident hors de leur circonscription, qu’ils retournent à leur domicile : ils devront, d’une part, accomplir les formalités usuelles du recensement ; et, d’autre part, consacrer tous les efforts à cultiver leurs champs, ce qui correspond à leur activité normale.

Toutefois, je sais que la ville [d’Alexandrie] a besoin de certaines personnes venues de la campagne. Je veux donc que tous ceux qui semblent avoir une raison légitime de rester ici se fassent enregistrer auprès de Festus, commandant de l’aile de cavalerie (…). »

[Édit du Préfet d’Égypte Gaius Vibius Maximus. P.Lond. III 904.ii.20-33 (104 ap. J.-C.)]

Voilà un Préfet d’Égypte qui sait ce qu’il veut : les paysans indésirables sont renvoyés à la campagne ; et les paysans dont la ville a besoin seront enregistrés par un service chargé de les contrôler.

Et ça marche ? Bien sûr que non ! Notre documentation reste lacunaire, mais on peut constater qu’un autre Préfet d’Égypte doit remettre la compresse une demi-siècle plus tard.

« J’apprends que certaines personnes, à cause des difficultés de (…), ont quitté leur domicile (pour se rendre) ailleurs ; d’autres gens se sont soustraits à leurs obligations civiques à cause de l’indigence qui les frappe, et ils vivent encore aujourd’hui dans un autre lieu par crainte des décrets qui sont promulgués en ce moment. Je les incite donc à retourner tous chez eux (…). »

[Édit du Préfet d’Égypte Sempronius Liberalis. SB XX 14662.3-10 = BGU II 372 (154 ap. J.-C.)]

Ce brave Préfet d’Égypte a bien essayé, lui aussi… Les paysans retournent dans leurs villages, mais un demi-siècle plus tard, rebelote. Cette fois-ci, c’est du sérieux, l’empereur en personne s’en mêle !

« Tous les Égyptiens qui se trouvent à Alexandrie, et en particulier les paysans qui se sont enfuis d’ailleurs et peuvent être facilement repérés, doivent absolument être expulsés par tous les moyens. Il ne s’agit toutefois pas des marchands de porcs, des conducteurs de navires fluviaux qui livrent des roseaux pour chauffer les bains ; mais les autres, expulse-les, ceux qui par leur multitude et non leur utilité sèment le trouble dans la ville. »

[Décret de l’empereur Caracalla pour expulser des paysans d’Alexandrie. P.Giss. I 40 ii 16-21 (env. 215 ap. J.-C.)]

Aux yeux de l’empereur Caracalla et de ses subordonnés, il y a les bons réfugiés, ceux qui contribuent à l’approvisionnement de la ville d’Alexandrie, et les mauvais réfugiés, des parasites. Il faut donc faire le tri, expulser les parasites et garder les autres.

Faut-il le préciser ? Là aussi, c’est l’échec. Quelques années plus tard, on apprend au détour d’une pétition qu’un Préfet d’Égypte a dû promulguer encore un décret :

« (…) le très illustre Préfet Subatianus Aquila a ordonné que ceux qui résident hors de leur domicile doivent retourner chez eux et s’adonner à leurs occupations habituelles (…) »

[Pétition de cultivateurs empêchés dans leur travail. P.Gen. I2 16.18-21 (207 ap. J.-C.)]

Bon, vous êtes convaincus ? Les barrières physiques ou administratives pour repousser ceux qui cherchent ailleurs un destin plus souriant, c’est un peu comme élever une digue de sable pour arrêter la mer. Nos autorités ne parviendront vraisemblablement pas à un autre résultat que les Préfets d’Égypte et l’empereur de Rome.

[image : la barrière entre le Mexique et les ÉtatsUnis, Océan Pacifique]