Pour réconcilier un roi avec un dissident, rien de tel qu’un poète

pindarLe meurtre accidentel de Jamal Kashoggi, prétendument liquidé par erreur, nous rappelle les dangers que courent les dissidents.

Difficile de ne pas adopter un ton grinçant devant cette sale histoire : réfugié en Turquie, Jamal Kashoggi, un journaliste Saoudien au ton critique, semble avoir été liquidé par une équipe d’agents venus de Riyad. Face aux pressions externes, la maison royale s’apprête à reconnaître que l’homme aurait été tué par erreur au cours d’un interrogatoire un peu trop musclé.

Ouf ! Nous voilà soulagés, ce n’était donc pas un meurtre prémédité, mais seulement une faute de dosage au cours d’une séance de torture. L’honneur est sauf. L’expression ‘décès accidentel’ remportera peut-être le Grand Prix de la Langue de Bois 2018, surpassant les ‘faits alternatifs’, lauréats de la cuvée 2017.

S’il existe d’autres Saoudiens pour critiquer le régime depuis de lointains pays d’exil, ils doivent tout de même avoir compris le message : ils ne seront en sécurité nulle part. Le métier de dissident n’a jamais été de tout repos, certes, mais d’autres pays se contentent d’imposer l’exil aux voix discordantes, sans envoyer des équipes de tueurs pour les faire taire à jamais.

Offrons-nous un petit retour en arrière : 462 av. J.-C., le roi de Cyrène Arcésilas IV remporte la course de chars à Delphes lors des Jeux Pythiques. Cyrène, pour ceux qui ne connaissent pas, est une colonie grecque installée en Libye. Arcésilas n’a bien sûr pas conduit le char vers la victoire, mais s’est contenté de posséder l’écurie de course gagnante. C’est un peu comme certaines écuries de chevaux pur-sang détenues par de riches princes du Golfe Persique.

Un autre aspect qui rapproche le brave Arcésilas des monarques absolus d’aujourd’hui, c’est qu’il n’aime pas la contestation. Pas du tout. Or il y a dans son entourage un personnage qui se permet de ne pas être d’accord avec le roi de Cyrène : un certain Damophile, lequel n’a bien sûr pas eu d’autre choix que de quitter Cyrène pour aller se réfugier en Grèce. Maintenant, il veut rentrer à la maison. Comment faire ?

Arcésilas, tout fier de sa victoire aux Jeux Pythiques, a décidé de fêter l’événement dans le faste. Il commande donc à un poète, Pindare, un poème magnifique pour rappeler cet événement exceptionnel, treize strophes d’une beauté inouïe. Pindare y raconte la victoire d’Arcésilas et, pour célébrer la gloire de la famille royale de Cyrène, il rappelle la fondation de la colonie grecque. Sans entrer dans les détails, on peut rappeler que les droits des Cyrénéens à habiter la terre de la Libye remonteraient au passage de Jason et de ses compagnons, les Argonautes, lors de leur voyage de retour vers la Grèce.

Outre l’évocation de la victoire et le récit mythologique sur les Argonautes, Pindare introduit un troisième élément, plus diplomatique : il cherche à réconcilier Arcésilas avec le dissident Damophile, sur un ton qui permette à tout le monde de sauver la face. Pour résoudre le problème, c’est tout de même plus économique que d’envoyer quinze tueurs ! Damophile veut rentrer, Arcésilas pourrait éventuellement faire un effort, et le poète va raccommoder tout le monde. Il va donc faire la morale à Arcésilas, mais sur un ton bienveillant et flatteur.

Garde en tête ces paroles d’Homère pour les mettre en pratique : un bon messager, dit-il, procure à chaque affaire qu’il traite un prestige très élevé. Mais la Muse aussi voit son prestige augmenter si la communication a fonctionné correctement.

Cyrène et le très glorieux palais de Battos [ancêtre d’Arcésilas] a profité de l’intelligence de Damophile, empreinte de justice. Parmi les enfants, on dirait un jeune homme ; mais dans le Conseil, on le comparerait à un vieillard centenaire. Il réduit au silence la voix de la médisance et il a appris à détester celui qui sombre dans l’excès. Il n’entre pas en rivalité avec les hommes de bien et ne fait pas traîner les choses : car chez les hommes, le moment opportun ne dure pas longtemps.

Damophile connaît bien le moment opportun : il s’y emploie et, loin de le fuir, il le recherche. Mais on dit que le plus pénible, c’est de discerner le bonheur et d’en être exclu par la contrainte. Eh oui ! tel un Atlas qui soutiendrait la voûte du ciel, Damophile livre un combat loin de la terre de ses ancêtres, loin de ses possessions. Or Zeus, lui, a délivré les Titans [comprendre : si Zeus a pardonné au Titan Atlas, Arcésilas pourrait faire de même pour Damophile].

Avec le temps qui passe, le vent tombe et il faut orienter les voiles dans une autre direction. Damophile, qui a enduré des souffrances accablantes dans le passé, souhaite désormais revoir sa maison. Il voudrait fréquenter les banquets près de la source d’Apollon et donner souvent libre cours à son jeune tempérament. Entouré de gens avisés, il manierait une phorminx bien ouvragée, s’associant à ses concitoyens dans la tranquillité, sans faire de mal à personne, et sans rien subir de leur part.

Alors, il pourrait te raconter, Arcésilas, quelle source de chants divins il a trouvée lorsque, récemment, il a reçu mon hospitalité à Thèbes.

[Pindare Pythique 4.277-299]

Pindare, en poète avisé, termine son chant en se servant lui-même une généreuse louche de compliments. Il faut toutefois reconnaître qu’il a bien travaillé : en quelques vers bien placés, il vient d’expliquer au roi de Cyrène que le dissident a déjà suffisamment souffert et qu’il voudrait rentrer dans sa patrie ; si Arcésilas accède à la demande, Damophile se tiendra à carreau, promis-juré.

En dépit de ce que prétendent les mauvaises langues, les poètes sont des gens très utiles. Au lieu d’engager des tueurs, chaque gouvernement raisonnable devrait avoir plusieurs poètes à son service. Ça coûte moins cher, ça fait moins mal, et ça marche !

[image : le poète Pindare]

Sauvetage miraculeux d’un prématuré

prematureSa mère meurt d’une maladie implacable alors qu’elle est enceinte, mais un médecin particulièrement habile parvient à sauver l’enfant.

Les statistiques sont réjouissantes : les chances de survie d’un grand prématuré s’améliorent au fil des progrès de la médecine néo-natale.

Cela s’expliquerait par de nouveaux traitements, grâce auxquels on parvient désormais à sauver des fœtus de 22 semaines, ce qui semblait autrefois impossible.

Si l’on en croit le poète Pindare, le sauvetage des prématurés est une affaire ancienne. Le cas le plus remarquable concerne sans conteste la belle Coronis. Cette jeune fille, originaire de Thessalie, avait eu l’imprudence de plaquer le dieu Apollon pour lui préférer un étranger de passage. Ouïe ouïe ouïe ! Danger ! Apollon est un dieu jaloux, comme on va le voir…

Comme souvent avec Pindare, l’histoire commence par la fin ; mais ne vous en faites pas, nous tâcherons de remettre un peu d’ordre dans tout cela.

« La fille de Phlégyas au beaux chevaux [Coronis] n’avait pas encore accouché, avec l’aide d’Ilythie qui veille sur les mères, quand elle fut abattue par les traits d’or d’Artémis dans sa chambre à coucher et descendit dans la demeure d’Hadès, à cause des machinations d’Apollon. Or la colère des enfants de Zeus n’est pas vaine.

Il se trouve que Coronis, l’esprit embrouillé, avait repoussé Apollon, lui préférant une autre union sans même demander la permission à son père ; mais avant cela, elle avait couché avec Phoibos [Apollon] aux longs cheveux. »

[voir Pindare Pythique 3.8-14]

Aha ! C’est du joli : Coronis aurait donc couché d’abord avec Apollon, qui s’est arrangé pour la faire tomber enceinte. Ensuite, voilà qu’elle s’entiche d’Ischys, un étranger venu d’Arcadie. Apollon est donc d’autant plus vexé qu’il est lui-même le père de l’enfant que porte Coronis. Voyons la suite.

« Voilà qu’[Apollon] apprit qu’Ischyas l’Ilatide, un étranger, a couché avec elle, acte de traîtrise sacrilège ! Il envoya donc sa sœur allumée d’une colère impossible à éteindre jusqu’à Lacéréia, parce que la jeune fille habitait sur les rives escarpées du Lac Boibéis.

Une divinité adverse changea le cours de la vie [de Coronis] et l’abattit ; de nombreux voisins connurent le même sort et périrent avec elle. À partir d’une seule étincelle, le feu sur la montagne détruit souvent une forêt tout entière. »

[voir Pindare Pythique 3.31-37]

Quand une femme meurt de maladie, on dit que c’est Artémis qui lui a décoché une flèche ; pour les hommes, son frère Apollon s’en charge. Ce dernier a donc délégué la tâche à sa sœur puisqu’il s’agissait d’éliminer la belle infidèle. Mais Artémis a eu la main un peu lourde et elle provoqué une véritable épidémie dans le voisinage. Mettons cela sur le compte de la colère des dieux.

L’histoire ne s’arrête pas là : car le bébé que Coronis porte en son sein n’a pas encore péri.

« Or lorsque ses parents eurent placé la jeune fille sur le bûcher, au sommet des remparts, et que la flamme impétueuse d’Héphaïstos l’eut encerclée, alors Apollon se manifesta : ‘Je ne supporterai plus dans mon âme que ma propre descendance périsse d’une mort pitoyable en même temps que sa mère subit un sort insupportable.’

Voilà ses paroles ; et d’une seule enjambée, il monta sur le bûcher et retira l’enfant du cadavre, tandis que les flammes s’écartaient devant lui. Puis il l’emmena chez le Centaure [Chiron], en Magnésie, pour qu’il lui apprenne à guérir les hommes de leurs nombreuses maladies. »

[voir Pindare Pythique 3.38-46]

Le bébé est donc sauvé à la dernière minute et confié à un Centaure, Chiron, expert dans l’art de la médecine. Celui-ci élèvera le petit Asclépios – car c’est de lui qu’il s’agit, bien sûr – qui deviendra un médecin extraordinaire.

Chacun sait cependant que la médecine peut, elle aussi, provoquer une grave maladie, à savoir l’appât du gain. Et c’est ce qui est arrivé à Asclépios.

« Mais la compétence est prisonnière du gain : l’or qui brille dans les mains poussa cet homme également, pour un salaire remarquable, à arracher à la mort un homme alors qu’il était déjà condamné. Mais le fils de Cronos [Zeus] leur transperça à tous deux la poitrine et leur coupa le souffle ; la foudre brûlante précipita leur destin. Il ne faut demander aux dieux que ce qui est à la mesure des mortels, en regardant devant nos pieds, et reconnaître notre condition. »

[voir Pindare Pythique 3.54-60]

Quel étrange paradoxe : Asclépios, sauvé du bûcher par Apollon, devient médecin ; mais il dépasse les limites de son art et trahit la médecine en voulant arracher à la mort un homme condamné, et il finit foudroyé. Soigner, c’est bien ; mais nous ne devons jamais oublier que, tôt ou tard, notre tour viendra. Celui qui croit pouvoir changer notre condition mortelle s’expose au ressentiment des dieux.

[image : enfant prématuré]

Bob Dylan, héritier d’Orphée

bob_dylanLe Prix Nobel de littérature attribué à Bob Dylan nous rappelle que, depuis Orphée, les poètes sont en premier lieu des chanteurs.

On déplore la mort simultanée de cinquante-trois critiques littéraires, tous étouffés par leur tartine au miel à l’heure du petit déjeuner : ils venaient d’apprendre que le chanteur Bob Dylan avait reçu le Prix Nobel de littérature. « Quoi ??? Ce folkeux-rockeur-métalleux-chanteur, lauréat du Prix Nobel ? Ni un vrai écrivain, ni un authentique poète ? Arrrrrrgh, gloups, couic ! » Rage, étouffement et disparition d’un contingent de critiques littéraires

En fait, non : la poésie n’est pas faite pour être lue, elle se déclame, et surtout elle se chante, et cela depuis les temps les plus anciens. Comme l’ont bien souligné les membres du jury Nobel qui ont commis ce crime de lèse-littérature, Bob Dylan est le lointain héritier d’une lignée remontant au premier des poètes grecs, Orphée. Celui-ci, compagnon de Jason et des Argonautes dans la quête de la Toison d’Or, en savait un bout en matière de poésie.

Voici ce qu’un manuel antique de mythologie nous dit à propos d’Orphée :

« De Calliope et d’Œagros, mais en réalité d’Apollon, naquirent Linos – que tua Héraclès – et Orphée qui pratiquait le chant accompagné à la cithare et qui, par son chant, mettait en mouvement les pierres et les arbres.

Lorsque son épouse Eurydice mourut d’une morsure de serpent, il descendit dans la demeure d’Hadès parce qu’il désirait la ramener à la lumière, et persuada Pluton de la laisser repartir. Ce dernier promit de le faire, pour autant qu’Orphée en chemin ne se retourne pas avant d’être arrivé à la maison. Mais Orphée, par manque de confiance, se retourna et la regarda. Elle s’en retourna alors sous terre. »

[voir le Pseudo-Apollodore, Bibliothèque 1.3.2, dans la traduction collective genevoise]

Quoi qu’en pensent Pierre Assouline et les autres critiques de Bob Dylan, les chanteurs folkeux savaient déjà, à l’époque, émouvoir les pierres et les arbres ; et – par Apollon et toutes les Muses de Piérie ! – ils étaient capables de fléchir même les gardiens de l’Hadès.

Aujourd’hui, on lit Sappho ; mais si ses mélodies n’avaient pas été perdues, on la chanterait ; et quand Euripide ou Sophocle veulent exprimer une forte émotion chez l’un de leurs personnages, ils le font aussi chanter.

Bob Dylan, simple chansonnier, ne mériterait pas le Nobel ? Et Pindare alors ? Voilà un poète qui défend le syndicat des musiciens, qu’ils soient folkeux, rockeux ou lyreux.

« Lyre d’or, propriété partagée entre Apollon et les Muses aux boucles sombres, le rythme se règle sur tes pas lorsque commence la fête, et les chanteurs suivent tes signaux quand tu vibres, ouvrant le prélude qui va guider le chœur.

Tu éteins aussi la flamme éternelle à la pointe de l’arme qui lance la foudre ; l’aigle, roi des oiseaux, s’endort sur le sceptre de Zeus, laissant pendre ses ailes rapides de part et d’autre, tandis que sur sa tête au bec crochu tu places un noir nuage qui tient ses paupières doucement fermées. Fasciné par tes sons, il soulève souplement son dos sous l’effet du sommeil.

Eh oui ! même le violent Arès néglige ses rudes armes pointues et se réjouit le cœur dans le sommeil, et tes flèches enchantent l’esprit des dieux, par l’habileté d’Apollon fils de Létô, accompagné par les Muses aux amples vêtements.

Mais tout ce que Zeus n’aime pas s’effraie en écoutant la voix des Muses de Piérie, sur terre et sur la mer insondable. Il s’effraie aussi dans le sinistre Tartare, l’ennemi des dieux, Typhon aux cent têtes. Autrefois, il a grandi dans une grotte célèbre, en Cilicie ; or maintenant ce sont les rivages de Cumes, digues de la mer, et la Sicile, qui lui écrasent le poitrail velu. La colonne du ciel le tient coincé, l’Etna perdu dans les nuages, qui toute l’année nourrit une neige au froid piquant. »

[voir Pindare, Pythique 1.1-20]

Le pouvoir d’Apollon et des Muses est sans égal, à la fois pour calmer les dieux et pour maîtriser les monstres qui menacent la paix. Amies de Zeus, les Muses collaborent avec lui pour que l’horrible Typhon reste coincé sous le poids de l’Etna. Calmé par les Muses, même Arès, le dieu de la guerre, laisse ses armes à la maison. Bob Dylan, serviteur des Muses, prolonge le message de Pindare : « how many times must the cannon balls fly before they’re forever banned ? »

Merci, Bob Dylan, de nous rappeler que la littérature ne se laisse pas enfermer dans un livre.

[image : Bob Dylan by Stefan Kahlhammer]

Médecine personnalisée : un pas de plus vers l’immortalité

R-20111109-0061.jpgLa « médecine personnalisée » constitue un progrès considérable dans le domaine de la santé. L’exemple d’Asclépios nous rappelle cependant que, à chercher l’immortalité, l’homme finit parfois foudroyé.

Le concept de médecine personnalisée représente – sans conteste – l’évolution la plus marquante de ces dernières années.

L’idée est relativement simple : nos médecins vont désormais utiliser des médicaments dont les effets seront calibrés spécifiquement sur notre profil génétique individuel. En cas de cancer, cette approche devrait permettre d’utiliser tout de suite les médicaments appropriés, alors que jusqu’à présent on tâtonnait pour trouver le produit qui aurait le meilleur effet sur le patient. C’est une véritable révolution dans la médecine de pointe que l’on se doit de saluer à sa juste valeur. Des centaines de chercheurs consacrent des efforts considérables à développer cette nouvelle approche de la médecine de pointe.

En plus – cerise sur le gâteau – nos compagnies pharmaceutiques nous promettent que cela réduirait le gaspillage sur des médicaments très coûteux ; par conséquent, cela ferait baisser les coûts de la santé. Sans vouloir cracher dans la soupe, on peut tout de même douter de ce dernier point : si la médecine personnalisée allait faire diminuer les coûts de la santé, on ne verrait pas des compagnies comme Novartis et Roche se ruer vers ce nouvel Eldorado. Au contraire, cette nouvelle approche va vraisemblablement coûter plus cher, mais elle permettra d’allonger l’espérance de vie de ceux qui en auront les moyens. L’offre paraît irrésistible.

On prolongera notre vie mais nous serons plus nombreux à peupler les maisons de retraite. Espérons que, d’ici là, on aura aussi trouvé moyen de prévenir la sénilité, ou cela risque d’être difficile à vivre. Un point demeure néanmoins certain : tôt ou tard, la Grande Faucheuse nous rattrapera. C’est une leçon que le héros Asclépios a apprise à ses dépens, comme le raconte si bien le poète Pindare.

Zeus s’est uni avec une belle jeune fille, Coronis, et l’a rendue enceinte. Celle-ci a cependant commis l’erreur d’admettre dans son lit un rival. Zeus prend très mal la chose : il foudroie Coronis alors qu’elle porte encore l’enfant dans son ventre. Coronis est morte, mais le dieu parvient à extraire le bébé du ventre de sa mère : il s’agit d’Asclépios, qui est confié à la bonne garde d’un centaure, Chiron, spécialiste de la médecine. C’est ainsi qu’Asclépios devient le meilleur médecin du monde. Bien des années avant l’introduction de la médecine personnalisée, il accomplit des miracles, jusqu’au moment où il va trop loin. Écoutons plutôt Pindare.

« Tout le monde venait à lui : des gens porteurs d’ulcères dans leur chair, d’autres qui avaient été blessés à un membre par le bronze brillant ou par le jet d’une pierre. D’autres encore avaient le corps détruit par le feu de l’été ou par le froid de l’hiver. Il sauvait chacun en le délivrant de sa souffrance : pour certains, il utilisait de douces incantations ; à d’autres, il faisait boire des potions ; à d’autres encore, il appliquait toutes sortes de remèdes sur leurs membres ; par la chirurgie, il remettait les gens sur pied.

Mais l’habileté aussi est prisonnière de l’appât du gain. L’or a incité même Asclépios – en faisant reluire dans sa main un salaire mirifique – à arracher à la mort un homme qui était déjà condamné. Mais Zeus, fils de Cronos, dirigea sa main contre les deux : les frappant en pleine poitrine, il leur coupa le souffle sur le champ. Par le feu de la foudre, il scella leur destin. Il ne faut demander aux dieux que ce qui sied à notre nature humaine : regardons devant nos pieds et reconnaissons notre condition. Mon âme ! Ne recherche pas une vie immortelle, mais reste dans le domaine du possible ! »

[voir Pindare, Pythique 3.47-62]

C’est raté : non seulement Asclépios ne parvient pas à sauver son patient, mais il perd la vie dans l’aventure. Zeus n’a pas permis qu’un médecin efface la différence entre les hommes et les dieux.

Soyons justes avec le corps médical : la médecine personnalisée que l’on développe pour nous constituera un progrès remarquable, et pour cela nous devons toute notre reconnaissance aux chercheurs qui s’y consacrent. Mais restons aussi lucides face à la condition humaine et à l’institution la plus démocratique du monde, à savoir la mort qui nous attend tous, tôt ou tard.

[image : Apollon confie le petit Asclépios à la garde du centaure Chiron ; gravure hollandaise, d’après Hendrik Goltzius, 1590]