Lapidation : un épouvantail ?

Chicago_Race_Riot_1919_stoningPourquoi lapide-t-on des femmes et des hommes ? S’agit-il d’une menace creuse ou passe-ton régulièrement à l’acte ? Retour sur une pratique contestée.

Commençons par prévenir tout malentendu : tuer des gens à coups de pierres est une pratique abjecte qui n’a pas sa place dans la société à laquelle j’appartiens ; et la possibilité d’une lapidation, même lorsqu’on ne passe pas à l’acte, constitue une menace inadmissible à mes yeux.

C’est tout ? En fait non : la lapidation, aussi révoltante qu’elle puisse être, est un phénomène qui mérite notre attention car elle nous apprend quelque chose sur la manière dont nous appliquons nos normes sociales.

Depuis des temps immémoriaux, lorsqu’un individu commettait certains actes considérés comme choquants pour la société dans laquelle il vivait, il arrivait que la réaction de son entourage soit très violente : un attroupement se formait, on lui jetait des pierres et la personne en mourait.

L’avantage – si l’on peut dire – de la lapidation, c’est que les pierres proviennent d’une multitude de personnes : impossible d’identifier le lanceur de la pierre qui finit par tuer la victime. Dans le récit biblique de la femme adultère, la réponse attribuée à Jésus est très habile : « Que celui d’entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle. » (Évangile de Jean 8.7) Isoler le premier lanceur de pierre, c’est court-circuiter la dimension collective de la lapidation et faire porter la responsabilité du châtiment sur une seule personne. Personne ne sortira du rang pour lancer la première pierre.

Dans la tradition juive, on prescrivait de lapider les femmes adultères. À Athènes, au Ve s. av. J.‑C., la pratique est attestée pour les traîtres, comme on va le voir. Il est toutefois surprenant de constater que, le plus souvent, on se contentait de menacer des individus. Passer à l’acte, c’était une autre histoire.

Voici donc un cas – rarissime – où toute une famille se fait lapider par les Athéniens. Le récit se trouve dans les Enquêtes d’Hérodote. Dans le cadre des guerres médiques, les Athéniens ont remporté une victoire navale à Salamine en 480 av. J.‑C. Les Perses ont pris une vilaine raclée. En 479, leur commandant Mardonios envoie un délégué auprès des Athéniens, qui sont réfugiés sur l’île de Salamine, en face d’Athènes. Ce délégué s’appelle Mourychidès ; c’est un Grec originaire de la région de l’Hellespont, région sous contrôle perse.

« [Mourychidès] se rendit auprès du Conseil et leur rapporta le message de Mardonios. Parmi les membres du Conseil, Lycidès émit l’avis qu’il lui semblait préférable d’accepter la proposition soumise par Mourychidès et d’en faire rapport au peuple. Tel fut l’avis qu’il exprima, soit parce qu’il se fût laissé corrompre par Mardonios, soit parce que cette idée lui parût bonne. Mais les Athéniens, lorsqu’ils apprirent l’affaire, réagirent aussitôt très vivement, aussi bien les membres du Conseil que les autres citoyens.  Ils cernèrent Lycidès et le tuèrent à coups de pierres, tout en renvoyant sain et sauf Mourychidès l’Hellespontin.

À Salamine, l’affaire de Lycidès provoqua une émeute. Les femmes athéniennes apprirent ce qui s’était passé. Elles se passèrent le mot de l’une à l’autre et se rendirent spontanément à la maison de Lycidès, où elles lapidèrent son épouse et ses enfants. »

[Hérodote 9.5]

Si l’on en croit Hérodote, Lycidès aurait donc été lapidé par ses concitoyens pour avoir envisagé de parlementer avec l’ennemi. Considéré comme un traître, il est victime de ce que l’on appellerait aujourd’hui un lynchage. Sa famille subit le même sort, en dehors de tout cadre légal, sous la main des femmes athéniennes.

Au fil du temps, les Athéniens ont pris quelques libertés avec les événements : ils en sont venus à croire que la mort de Lycidès et de sa famille résultait d’une condamnation en bonne et due forme. Autrement dit, il y aurait eu une loi à l’encontre des traîtres à la patrie ; quiconque envisagerait de collaborer avec l’ennemi serait lapidé. Nous n’avons toutefois aucune trace concrète d’une telle loi. De plus, les Athéniens n’ont plus jamais lapidé un de leurs concitoyens, à l’exception d’une exécution sommaire dans le cadre d’une opération militaire un peu confuse au large d’Éphèse, en Asie Mineure, en 409 av. J.‑C.

Que faut-il penser de tout cela ? Les deux seuls cas de lapidation dans le cadre de l’Athènes classique, en 479 et en 409 av. J.-C., correspondent en fait à un lynchage hors de tout cadre légal. En ce qui concerne Lycidès, cette lapidation sauvage est camouflée plus tard par un simulacre de cadre légal. Néanmoins, les cas de menaces de lapidation abondent dans nos sources. On promettait donc la lapidation aux traîtres présumés, mais on passait rarement à l’acte.

Si l’on observe la situation qui prévaut de nos jours dans les pays qui pratiquent encore la lapidation, on peut constater un phénomène assez similaire : les menaces de lapidation sont fréquentes, les condamnations à la lapidation pleuvent, mais le châtiment est rarement appliqué.

Alors, la lapidation, un simple épouvantail ? Ne soyons pas naïfs : ce châtiment, qu’il soit effectivement appliqué ou qu’il constitue une simple menace théorique, est de toute manière répugnant. Il n’a pas sa place dans un État de droit. La lapidation montre cependant que, lorsqu’un individu enfreint une norme considérée comme sensible par l’opinion publique, les réactions peuvent être aussi soudaines qu’imprévisibles. Un groupe de personnes en colère peut rapidement s’enflammer. Lorsque les actes individuels sont noyés dans un mouvement de foule, un groupe ira jusqu’à tuer celui qui a eu l’imprudence de s’écarter de la norme.

Image : des hommes blancs tuent à coups de pierre un homme noir lors d’émeutes raciales à Chicago en 1919.

Si la question de la lapidation à Athènes vous intéresse, ne manquez pas le bel article de Vincent Rosivach, ‘Execution by stoning in Athens’, Classical Antiquity 6 (1987) 232-248.

Le héros Phokos pleure les phoques de Salamine

monk_sealUne marée noire s’est répandue sur la côte grecque en face d’Athènes. Les phoques de l’île de Salamine, hôtes de la région depuis des millénaires, sont en danger.

Un pétrolier ancré au large d’Athènes coule ; il déverse dans le Golfe Saronique 2500 tonnes de mazout et de carburant pour navires. Les autorités helléniques réagissent lentement et, pendant ce temps, la marée noire atteint les rives de l’île de Salamine, en face d’Athènes. Le nom de Salamine est associé en premier lieu à une bataille navale qui a vu les Athéniens remporter une victoire éclatante sur la flotte perse en 480 av. J.-C. ; mais on peut aussi se rappeler que l’île abrite une colonie de phoques, lesquels ne survivront pas à un bain de pétrole.

Ces phoques sont installés dans le Golfe Saronique depuis des temps immémoriaux. Dans la mythologie grecque, il existe même un personnage du nom de Phokos dont le destin est étroitement lié à la région. Transportons-nous dans l’île voisine d’Égine, où nous retrouvons le héros Éaque. Avant qu’Égine ne soit une île, c’est une jeune et belle nymphe qui donnera son nom à l’île.

« Zeus s’unit à Égine, fille du fleuve Asopos, et il engendre Éaque. Ce dernier prend pour épouse Endéis, fille de Skiron, qui lui donne Télamon et Pélée. Plus tard, Éaque a une nouvelle union, avec Psamathé, fille de Nérée. Psamathé s’est transformée en un phoque parce qu’elle ne veut pas faire l’amour avec Éaque ; ce dernier engendre cependant un enfant, Phokos, que Pélée a tué par intrigue parce qu’il avait battu Pélée et Télamon aux concours athlétiques. »

[texte tiré d’un commentaire marginal (scholie) d’un manuscrit de l’Andromaque d’Euripide, vers 687; texte original en grec au bas de cette page]

phokos

Sur cette image, on voit le nom de Phokos (à l’accusatif, Phôkon) sur un papyrus grec d’Égypte qui raconte plus ou moins la même histoire.

Résumons : Éaque, fils d’une nymphe de la région, tente de violer Psamathé. Or celle-ci est une nymphe marine qui possède la faculté de changer de forme lorsqu’on veut la contraindre. C’est ce qu’elle fait ; cependant, alors qu’elle a pris la forme d’un phoque, Éaque parvient à ses fins. De cet ébat zoophile naît Phokos, le fils de la nymphe-changée-en-phoque. Plus tard, les demi-frères de Phokos, Pélée et Télamon, tuent Phokos parce qu’ils sont jaloux de lui après qu’il les a battus dans un concours sportif.

Mais où est passée l’île de Salamine dans tout cela ? Ne sommes-nous pas à Égine, une île voisine ? Il faut aller chercher la suite de l’histoire auprès d’une autre source.

« Comme Phokos se distinguait dans les jeux, ses frères Pélée et Télamon formèrent un complot contre lui : le sort désigna Télamon qui, pendant qu’ils s’entraînaient ensemble, l’atteignit à la tête avec un disque et le tua, puis il emporta le corps avec l’aide de Pélée et le cacha dans une forêt. Mais le meurtre fut découvert et, punis d’exil par Éaque, ils furent chassés d’Égine. Télamon se rendit à Salamine auprès de Kychrée, le fils de Poséidon et de Salamine, fille d’Asopos. »

[pseudo-Apollodore Bibliothèque 3.12.6]

Suite au meurtre de Phokos, Télamon quitte donc l’île d’Égine pour celle de Salamine, à quelques kilomètres de là. Si vous avez fait attention à la généalogie, vous aurez remarqué que Télamon trouve refuge auprès de son oncle : Kychrée et Éaque sont en effet les fils respectifs des nymphes Salamine et Égine. Quant à Pélée, il file en Grèce centrale, où il s’unit à une autre nymphe marine, non consentante comme il se doit, Thétis. De cette union naît le héros Achille.

Que conclure de tout cela ? Si l’on en croit nos sources anciennes, les phoques mis en danger par la marée noire récente seraient les lointains descendants des divinités marines qui habitaient le Golfe Saronique dès l’époque des héros de la mythologie grecque. Protégeons-les, ils auraient bien des choses à nous raconter.

[images : au sommet de la page, un phoque moine (les puristes me feront remarquer qu’il vient d’Hawaii; les phoques moines grecs sont plus discrets et ne se laissent pas volontiers photographier). Au bas de la page, carte de répartition du phoque moine en Méditerranée.]

 

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Ah oui, le texte grec de la scholie à l’Andromaque d’Euripide, pour ceux et celles qui sont disposés à mouiller leur chemise pour affronter le texte original:

Ζεὺς συνελθὼν Αἰγίνῃ τῇ θυγατρὶ Ἀσωποῦ τοῦ ποταμοῦ γεννᾷ Αἰακόν· Αἰακὸς δὲ λαβὼν γυναῖκα Ἐνδηίδα τὴν Σκίρωνος τεκνοῖ Τελαμῶνα καὶ Πηλέα. εἶτα πάλιν μίγνυται Αἰακὸς Ψαμάθῃ τῇ Νηρέως εἰς φώκην ἠλλαγμένῃ διὰ τὸ μὴ βούλεσθαι συνελθεῖν αὐτῷ καὶ τεκνοῖ ἐκ ταύτης παῖδα τὸν Φῶκον ὃν ὁ Πηλεὺς ἀνεῖλεν ἐπιβουλεύσας διὰ τὸ ἐν τοῖς ἀγῶσι διαφέροντα αὐτὸν εἶναι Πηλέως καὶ Τελαμῶνος.

Trump, 2e (et dernier) épisode : le politicien fou

Trump in AmesDonald Trump est-il fou ? Et la folie ne serait-elle pas un instrument de communication politique, comme l’a démontré l’Athénien Solon ?

Candidat à l’élection présidentielle américaine, Donald Trump multiplie les déclarations à l’emporte-pièce, au point où l’on commence à s’interroger sur sa santé mentale.

C’est du pain bénit pour son adversaire : plus on aiguillonne Trump, et plus il s’enfonce dans des propos outranciers.

On peut toutefois se demander si la folie n’est pas aussi un instrument de communication politique. Au VIe siècle av. J.-C., l’Athénien Solon se serait servi de cette arme pour convaincre ses concitoyens de poursuivre une guerre longue et pénible contre leurs voisins de Mégare à propos d’Égine, une île située en face d’Athènes.

C’est à nouveau Plutarque, infatigable érudit, qui nous renseigne sur cet épisode marquant de la vie politique athénienne.

« [Les Athéniens] menaient une guerre longue et ardue contre les Mégariens à propos de l’île de Salamine. Lassés, ils promulguèrent une loi interdisant à quiconque, sous peine de mort, d’écrire ou de dire qu’il fallait revendiquer Salamine.

Solon ne supportait pas un tel manque de résolution, et il constatait que de nombreux jeunes demandaient que l’on reprenne le combat, mais qu’ils n’osaient pas prendre les choses en main à cause de cette loi. Il fit donc semblant d’avoir perdu la tête, et des gens de sa maison firent courir le bruit dans la cité qu’il était devenu fou.

De son côté, il composa en secret des poèmes élégiaques et les apprit par cœur pour pouvoir les réciter. Et voici que, tout à coup, il s’élança sur la place publique avec un petit chapeau en forme d’entonnoir sur la tête.

Une foule nombreuse se rassembla ; Solon grimpa sur le rocher d’où s’exprimait le crieur public et chanta son poème en vers élégiaques. Voici le début de ce poème :

Me voici, tel un crieur venu depuis l’aimable Salamine, pour chanter un poème plutôt qu’un discours !

Ce poème s’intitule Salamine et il fait cent vers ; il est très bien écrit.

Une fois que Solon eut terminé de chanter, ses amis manifestèrent leur enthousiasme. Pisistrate, notamment, encouragea ses concitoyens et leur enjoignit de se laisser convaincre par celui qui venait de s’exprimer. Faisant machine arrière, ils abolirent la loi, reprirent le combat et donnèrent le commandement à Solon. »

[voir Plutarque, Vie de Solon 8.1-3]

Comme quoi feindre la folie peut parfois aider ceux qui font de la politique. Solon joue au fou et parvient ainsi à contourner la censure imposée par une loi. Dans le cas de Donald Trump, toutefois, on peut se demander s’il fait vraiment semblant…

[image : Donald Trump attendant le châtiment de Zeus…]