L’orthographe française révisée, prévue pour être appliquée dans les écoles suisses dès 2023, fait des vagues.
- Chérie ! Quel scandale ! Les autorités des cantons de Suisse romande ont décidé de simplifier l’orthographe pour les petits écoliers. Adieu l’accent circonflexe ! Aaaaah, je geins, je me consume, je me meurs…
- N’en fais tout de même pas trop, mon chou, tu vas t’étouffer dans tes chips.
- Mais par tous les poils de la queue de Chiron, c’est l’histoire de notre belle langue française qui fout le camp !
- Tu sembles oublier que l’orthographe évolue constamment. Et puis ce serait le moment d’accepter que la langue française fasse un peu plus de place aux femmes, tu ne trouves pas ?
- Humpf ! Grumpf ! Khoffff ! Satanées chips… Mais enfin, toi qui lis tes vieux textes grecs qui sentent le moisi, tu vois bien qu’il en va de l’héritage de notre civilisation occidentale.
- Détrompe-toi, mon chou : même les Athéniens ont eu leur réforme de l’orthographe, et ils avaient de bonnes raisons de le faire.
- Les petits Athéniens ne savaient plus placer l’accent circonflexe sur le verbe ‘paraître’ ?
- Tu n’as rien compris : en 403 av. J.-C., ils sortaient d’un régime tyrannique qui n’avait duré que quelques mois, mais avait traumatisé les citoyens.
- Quel rapport avec l’orthographe ?
- Mais mon chou, pour éviter de basculer à nouveau dans un régime tyrannique, il fallait des lois ! Or pour que chacun puisse les lire, on a dû repenser l’orthographe. Jusque-là, on employait le O pour transcrire les sons /o/, /ô/ et /ou/ ; et le E servait à couvrir le /e/, le /ê/ et le /ei/. Quant au son correspondant à notre X, il fallait plusieurs lettres pour le noter : /chs/.
- Les Athéniens ont inventé un nouveau système d’écriture ?
- Non, ils ont emprunté le système utilisé par leurs cousins les Ioniens, installé le long de la côte asiatique. Tiens, si tu pouvais dégager ta Playstation, j’arriverais à retrouver quelques livres oubliés dans un coin. Voilà, tu vas découvrir un passage de la Souda, une « encyclopédie byzantine du Xe siècle », comme aime à le rappeler un grand helléniste.
Ce fut chez les Samiens en premier que furent inventées les 24 lettres, par Callistratos comme le rapporte Andron dans (sa pièce intitulée) Le trépied. Or il convainquit les Athéniens de faire usage des lettres des Ioniens ; et Archinos (les convainquit d’appliquer la réforme en 403), sous l’archontat d’Eucleidès.
[Souda, σ 77. Interprétation reprise d’Armand d’Angour, « The reform of the Athenian alphabet », Bulletin of the Institute of Classical Studies 43 (1999) 109-130.]
παρὰ Σαμίοις εὑρέθη πρώτοις τὰ κδ´ γράμματα ὑπὸ Καλλιστράτου, ὡς Ἄνδρων ἐν Τρίποδι, τοὺς δὲ Ἀθηναίους ἔπεισε χρῆσθαι τοῖς τῶν Ἰώνων γράμμασιν· Ἀρχίνου [scil. τότε πείσαντος] ἐπὶ ἄρχοντος Εὐκλείδου.
- C’est plus compliqué qu’un match de foot, ton affaire. Alors, si j’ai bien compris, Callistratos est un habitant de Samos qui invente l’alphabet grec à 24 lettres ? Il refile le tout aux Athéniens et – plus tard – quand les Athéniens ont besoin d’un alphabet qui tienne la route pour lire les lois, un type du nom d’Archinos dit aux Athéniens qu’il faut prendre cet alphabet ? C’est bien ça !
- Mais oui, mon chou ! Et si tu as encore un doute, voici une confirmation provenant d’une source encore plus bizarre, une note figurant en mage du manuscrit d’un ancien grammairien.
(Les lettres) dont nous nous servons aujourd’hui sont ioniennes : c’est Archinos qui a fait passer un décret chez les Athéniens, selon lequel il faudrait que les maîtres d’école enseignent l’alphabet ionien.
[scholies de Denys le Thrace (Hilgard 1.3.183.16-20]
οἷς δὲ νυνὶ χρώμεθα εἰσὶν Ἰωνικοί, εἰσενέγκαντος Ἀρχίνου παρ᾿ Ἀθηναίοις ψήφισμα τοὺς γραμματιστὰς παιδεύειν τὴν Ἰωνικὴν γραμματικήν.
- Quoi ? Tu veux dire que, à la fin du Ve siècle av. J.-C., on faisait déjà passer des lois pour dire aux maîtres de modifier les règles d’orthographe à leurs élèves ?
- Eh oui ! Et cette réforme, introduite en 403, a tenu jusqu’à aujourd’hui : les petits écoliers grecs continuent d’utiliser les 24 lettres de l’alphabet ionien introduites par décret à Athènes.Quant à Plutarque, il signale que le changement de 403 av. J.-C. était nettement perceptible à son époque, au début du IIe s. ap. J.-C.
[(…) un personnage nommé Aristide] était d’une époque beaucoup plus récente, comme le prouvent les caractères qui datent d’après la (réforme) de l’écriture après Eucleidès (…).
[Plutarque, Vie d’Aristide 1.6]
- Tro coul ! Jeu suis méga-pour la réform. On va fété sa avec une bonne bièr et un match de fout, installé tou.te.s les deu sur le kanapé !