Revenu de base inconditionnel : retour de l’Âge d’Or ?

abondanceInnovation: les Suisses seront appelés à se prononcer sur le principe d’un revenu de base inconditionnel. Ce projet ramène le souvenir d’un lointain Âge d’Or.

Quand les Suisses ne sont pas en train de percer des tunnels dans les Alpes, ils meublent leurs loisirs en allant voter. Le 5 juin, divers objets seront soumis à l’examen critique de la population, dont l’idée d’introduire un revenu de base inconditionnel (RBI) pour tous les habitants. Pour le dire simplement : chacun aurait droit à un montant mensuel qui lui permettrait de couvrir ses besoins essentiels ; ensuite, celui qui voudrait disposer de plus que le minimum vital devrait trouver un emploi pour compléter ses revenus.

Vous ne trouverez pas de consigne de vote dans les lignes qui suivent car il existe autant de bonnes raisons d’accepter que de refuser cette initiative. Les partisans du RBI mettront en avant le droit fondamental à des moyens d’existence ainsi que la simplicité du concept ; les opposants rétorqueront que la gratuité n’existe pas et que tout paiement se mérite par un travail. Il vaudra tout de même la peine de se tourner vers des textes très anciens qui suggèrent que le RBI constitue un écho lointain à cette époque révolue que l’on appelait l’Âge d’Or.

L’Âge d’Or a-t-il jamais existé ? Difficile de l’affirmer. Quoi qu’il en soit, on observe chez divers auteurs grecs un désir de retrouver un âge où, par la bienveillance des dieux, la vie était simple et facile. Dans cette conception des choses, il s’agirait pour les humains de ramener ce moment perdu. J’ai déjà eu l’occasion d’aborder un thème apparenté en rappelant que, malgré les apparences, l’argent ne travaille pas.

Le poète Hésiode nous rappelle, dans Les travaux et les jours (début du VIIe s. av. J.-C.), que l’humanité aurait connu plusieurs générations successives, caractérisée en bonne partie par des métaux précieux : génération d’or, d’argent, de bronze, race des héros, et finalement race de fer, celle dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Globalement, cette succession va dans le sens d’une dégringolade. Nos conditions de vie seraient nettement moins agréables que celles de la première génération, celle qui correspondait à l’Âge d’Or.

Voici ce qu’en dit Hésiode :

« La première génération des hommes mortels fut d’or ; elle fut créée par les dieux qui habitent sur l’Olympe. Cela se passait du temps de Cronos, tandis qu’il régnait sur le ciel. Les hommes vivaient comme des dieux, sans souci, à l’écart des peines et de la misère. La terrible vieillesse ne les atteignait pas, jambes et bras gardaient toujours la forme, et ils prenaient plaisir dans les fêtes, protégés de tous les maux. Lorsqu’ils mouraient, c’était comme s’ils étaient domptés par le sommeil. Tous les biens leur appartenaient. La terre nourricière produisait ses fruits d’elle-même, en abondance et sans limite. Et les humains vaquaient tranquillement à leurs occupations, entourés de nombreux bienfaits. »

[voir Hésiode, Les travaux et les jours 109-119]

Qui ne voudrait voir revenir l’Âge d’Or ? L’idée a continué à fasciner les Grecs pendant des siècles. En 388 av. J.-C., le poète comique Aristophane imagine la situation suivante : le dieu Ploutos (la Richesse personnifiée) est aveugle et absent ; son aveuglement fait qu’il ne sait plus distribuer les richesses de façon équitable. Les escrocs se remplissent les poches tandis que ceux qui bossent dur ne reçoivent pas leur juste part. Il faut ramener Ploutos et lui faire recouvrer la vue. Le héros de la pièce amène donc Ploutos dans un sanctuaire d’Asclépios, dieu guérisseur, et le miracle se produit : Ploutos peut à nouveau voir, il pourra donc distribuer l’argent à chacun selon son mérite ! Le poète Aristophane va ainsi permettre à ses concitoyens de rêver quelques instants à l’abondance retrouvée.

« Qu’il est doux, mes concitoyens, de vivre dans le bonheur, et surtout sans avoir à rien sortir de la maison ! Un tas de bonnes choses s’est abattu sur notre maisonnée sans que nous ayons commis la moindre injustice. Ah oui ! c’est chouette d’être riche ! L’armoire est pleine de farine blanche, et les amphores débordent d’un vin à la robe sombre et au bouquet délicieux. Tous nos tiroirs sont pleins à craquer d’or et d’argent, c’est incroyable ! Le puits est rempli d’huile ; nos fioles sont pleines de parfums ; le grenier a un stock de figues sèches. Le vinaigrier, les assiettes, les marmites sont devenus de bronze. Nos petits plateaux poisson tout pourris, voici qu’ils sont en argent, et la lanterne s’est soudain changée en ivoire. Nous autres serviteurs, nous jouons avec de la monnaie d’or ; et nous nous torchons le cul à chaque fois, non plus avec des cailloux, mais avec des pousses d’ail, comble du luxe ! »

[voir Aristophane, Ploutos 802-818]

Ce dernier détail, typique d’Aristophane, ne fera pas fantasmer tout le monde. Retenons plutôt l’émerveillement de ce personnage qui retrouve un Âge d’Or où la vie est facile. Avec le RBI, les Suisses ne pourront pas compter sur des plateaux en argent massif ou sur des caisses de Bordeaux alignées dans leurs caves : on parle bien d’un revenu de base. Cependant, le RBI postule tout de même le principe d’un droit inaliénable à des moyens d’existence, sans contrepartie sous forme d’un quelconque travail. Ses partisans parviendront-ils à convaincre leurs concitoyens, ou le RBI rejoindra-t-il le rayon de la mythologie ?

[image: détail d’une statue de Louis XV à Reims]

Conjoints absents à cause du travail : danger !

Au nom de la souplesse professionnelle, nous nous éloignons toujours plus de nos foyers. Hermotimos de Clazomènes a déjà pu constater ce qu’il en coûte de délaisser le nid conjugal.

Faites l’expérience : entrez les mots « conjoint absent à cause du travail » sur Google et voyez ce qui s’affiche sur votre écran. De toute évidence, le problème touche de nombreuses personnes, et la tendance va s’accentuer dans les prochaines années. Au nom de la flexibilité du travail, des milliers de pendulaires passent des heures dans le train pour se rendre sur leur lieu de travail. Partis tôt, rentrés tard, les pendulaires voient peu leur conjoint et leurs enfants … pour autant qu’ils aient eu le temps d’en avoir.

Dans certains milieux professionnels, l’exigence de mobilité va encore plus loin : les deux membres d’un couple habitent parfois dans des pays distincts ; ils ne se retrouvent que de manière occasionnelle, entre deux avions.

De telles situations induisent forcément des tensions. Les absents prennent en effet le risque de voir les liens se distendre. Déjà au VIe s. av. J.-C., un penseur-gourou d’Asie Mineure, Hermotimos de Clazomènes, en a fait la cruelle expérience.

Cet Hermotimos était capable – si l’on en croit la légende – de séparer son âme de son corps. Cette compétence extraordinaire a toutefois déplu à son épouse, qui appréciait peu de n’avoir que l’enveloppe charnelle de son mari, tandis que son âme allait se balader au loin.

Voici ce que nous rapporte Plutarque (Ier / IIe s. ap. J.-C.) à propos d’Hermotimos :

« Tu as bien dû entendre parler d’Hermotimos de Clazomènes : son esprit se détachait complètement de son corps, aussi bien de nuit que de jour, et il errait un peu partout. Ensuite, il revenait, non sans avoir rencontré toutes sortes de personnes qui avaient parlé et agi à distance. Cela continua jusqu’au jour où son épouse le trahit : ses ennemis se saisirent de son corps tandis que son esprit était absent, et le brûlèrent dans sa maison. »

[voir Plutarque, Le démon de Socrate 22 (592c-d)]

Et voilà : Madame n’a pas supporté les trop longues absences de son mari, qui avait – littéralement – l’esprit occupé ailleurs. Hermotimos, l’un des premiers praticiens de la téléportation de l’esprit, en a perdu son corps.

Il convient cependant de relever le fait que Plutarque, qui nous rapporte l’anecdote, n’est pas satisfait par ce récit. Voici ses objections :

« Cette histoire n’est pas véridique : car l’esprit ne sortait pas du corps, mais il obéissait toujours à son démon [personnel] ; desserrant le lien qui l’unissait à ce dernier, il lui permettait de se balader à sa guise. Ainsi, le démon pouvait voir et entendre toutes sortes de choses à l’extérieur, puis les rapporter. »

Humpf ! de plus en plus étrange… Ce ne serait donc pas de la téléportation de l’esprit à proprement parler. Si l’on en croit Plutarque, chaque individu serait accompagné par un « démon », c’est-à-dire une sorte d’ange gardien que Socrate avait déjà identifié plusieurs siècles auparavant. Nous aurions donc la possibilité de relâcher le lien qui nous unit à notre démon personnel, et celui-ci pourrait explorer le vaste monde à notre place. Il est difficile de savoir si l’épouse d’Hermotimos se sera contentée de cette explication.

L’avertissement reste cependant valable : téléportation ou pas, les employés qui passent trop de temps loin de leur famille risquent, sinon de finir brûlés comme Hermotimos, du moins de perdre le contact avec leurs proches.

[image : © 2011 Joao Paulo Wadhoomall http://www.jpwfolio.com J’avoue avoir emprunté l’image à un photographe particulièrement inspiré. Qu’il me pardonne ce larcin : je lui fais de bon cœur un peu de publicité car ses photos sont très réussies.]

Hésiode, un portefeuille d’actifs et le mythe de la vraie vie

barclays_nbLa vraie vie consiste-t-elle en un compte en banque bien garni ? Et l’argent travaille-t-il tout seul ? Ces questions, le poète Hésiode se les posait déjà.

Dans un quotidien respecté, une banque non moins respectable a publié récemment une annonce en pleine page comportant l’affirmation suivante : « Voici à quoi ressemble un portefeuille d’actifs diversifiés dans la vraie vie. » Le lecteur est alors invité à contempler l’image d’une famille, sur trois générations, savourant un sympathique souper méditerranéen dans une splendide propriété surplombant la mer. La grand-mère joue de la guitare pour son petit-fils, tout le monde semble très content, le rouge coule à flot et la lumière est magnifique. Un moment d’harmonie ; on voudrait en être.

La vraie vie ? Peut-être pour les 1% de la population mondiale qui vont prochainement posséder à eux seuls plus que tous les autres habitants de la Terre réunis.

Pour le poète Hésiode, toutefois, la vraie vie passait par une obligation incontournable : le travail. Au tournant du VIIIe au VIIe siècle av. J.-C., l’auteur d’un poème intitulé Les Travaux et les Jours se penche sur la condition humaine. Celle-ci se définit d’abord par le fait que nous ne sommes pas des dieux : alors que les dieux jouissent de l’immortalité, les hommes doivent suer tous les jours pour assurer leur subsistance. Cette différence serait le fait de Zeus, le roi des dieux :

« Les dieux détiennent les moyens de subsistance qu’ils ont cachés aux hommes. Sinon, tu travaillerais un seul jour et tu posséderais assez pour passer le reste de l’année sans travailler. Tu pourrais rapidement suspendre le gouvernail de ton navire au-dessus de ta cheminée ; et tu arrêterais de faire travailler tes bœufs et tes mules endurantes. Or c’est Zeus qui, dans sa colère, a caché ces moyens de subsistance parce que Prométhée le rusé l’avait trompé. Ce jour, il a imaginé pour les hommes de pénibles soucis, et en particulier il leur a caché le feu. En retour, le brave fils de Japet [Prométhée] l’a volé à Zeus l’avisé et l’a rendu aux hommes, après l’avoir caché au creux d’une férule pour que Zeus – qui prend plaisir à lancer la foudre – ne s’en aperçoive pas. »

[voir Hésiode, Les Travaux et les Jours 42-52]

D’après Hésiode, les hommes auraient pu vivre sans travailler ; mais Zeus en a décidé autrement. Il leur cache l’usage du feu, qui leur faciliterait trop les choses. Cependant Prométhée, un dieu qui veut le bien des hommes, trouve moyen de prendre le feu en le cachant dans une férule, c’est-à-dire une longue tige creuse où la braise peut se consumer lentement sans qu’on la voie. Les hommes ont ainsi obtenu un bienfait qui les avantage ; la vie devient facile.

PandoraNBZeus imagine alors un nouvel obstacle : ce sera Pandore, la première femme, qui va apporter à l’homme une vie pleine de soucis. Pandore soulève en effet le couvercle de la célèbre jarre (plus tard, on parlera de la ‘boîte’ de Pandore), déversant ainsi à la surface de la terre les peines et les soucis.

« Auparavant, la race humaine vivait sur terre à l’abri des maux, du travail pénible et des maladies cruelles qui provoquent la mort de l’homme. Or la femme, soulevant de ses mains le grand couvercle de la jarre, répandit les maux et causa des soucis douloureux pour les hommes. Seul resta, au fond de son récipient incassable, l’espoir ; il ne passa pas le rebord de la jarre et ne franchit pas les portes de la maison car Pandore avait remis en place le couvercle de la jarre par la volonté de Zeus, celui qui porte l’égide et rassemble les nuages. »

[voir Hésiode, Les Travaux et les Jours 90-99]

Des générations de savants se sont demandé comment expliquer le fait que l’espoir soit présenté comme un mal. Il ne faut pas demander à un mythe une logique cartésienne : le poète veut vraisemblablement dire que, une fois que tous les maux se sont répandus sur la terre, l’homme ne conserve que l’espoir pour y faire face. Si Hésiode présente la femme comme la cause des maux de l’homme, il faudra surtout retenir le fait que ce difficile épisode de l’histoire de l’humanité serait provoqué par la volonté des dieux. La vraie vie, c’est celle où nous devons travailler tous les jours tout en sachant que nous finissons tous par en mourir. Mais Zeus nous a laissé une qualité essentielle pour affronter nos épreuves : l’espoir.

Pour illustrer cette contradiction inhérente à la condition humaine, le poète a recouru à un discours imagé, un mythe. Chaque époque a ses mythes ; au XXIe siècle, nous avons celui de l’argent qui travaille tout seul.

[image : F.S. Church, Opened up a Pandora’s box ]