Pour vivre longtemps, soyons grands, humides et chauds

elephantttPourquoi vieillissons-nous ? Tous les animaux sont-ils égaux devant ce processus ? Aristote propose une réponse qui n’est pas beaucoup plus absurde que ce que nous font croire les compagnies qui nous vendent des cosmétiques pour nous maintenir éternellement jeunes.

  • Tu es gros, ridé, et tu te ratatines chaque année un peu plus !
  • Tu n’exagères pas un petit peu, ma chérie ? Je ne suis pas gros : c’est ma ceinture qui a rétréci. Je ne me tasse pas avec les années : il se trouve simplement que les menuisiers placent les poignées de portes toujours plus haut. Et pour les rides, il ne s’agit que d’un dessèchement temporaire de mon épiderme, c’est ce que m’a dit mon esthéticienne.
  • Ha ! Tu vas chez une esthéticienne ?
  • Oui, Madame ! Je suis un homme moderne, moi. J’utilise Sublimage de Chanel et Merveillance de Nuxe, moi.
  • Pffff ! Tu aurais pu aussi utiliser Aristote de Stagire, pendant que tu y es.
  • Aristote de Stagire ? Tiens, je ne connais pas cette marque.
  • Hem ! Aristote, c’est un philosophe grec. Il est né à Stagire, en Grèce du nord.
  • Ah ? Et dans tes vieux bouquins, il dit que je suis gros, ridé, et que je me ratatine ?
  • Non, mais il essaie au moins de comprendre pourquoi nous vieillissons. Tu as de la chance : je viens de dénicher une édition d’Aristote dont tu vas me dire des nouvelles.
  • Ça y est, voilà que tu recommences ! Bon, il n’y a pas de match à la TV ce soir, alors vas-y, qu’on en finisse avec ton Aristote.
  • C’est bon, tu es installé dans ton gros fauteuil, avec tes chips, ta bière et tes charentaises ? C’est parti !

« Les animaux les plus grands ne sont pas moins soumis au vieillissement (le cheval ne vit pas plus longtemps que l’homme) ; il en va de même des petits animaux (la plupart des insectes ne vivent qu’une année), des plantes en général comparées aux animaux (certaines plantes ne vivent qu’une année), des animaux pourvus de sang (l’abeille vit bien plus longtemps que certains animaux qui ont du sang), des animaux dépourvus de sang (les mollusques ne vivent qu’une année, alors qu’ils ont du sang), des êtres vivant sur terre (il existe des plantes et des animaux terrestres qui ne vivent qu’une année) et dans la mer (là aussi, les crustacés et les mollusques ne vivent pas longtemps). »

  • Rrrrrrrhhhhh… Rrrrrrrhhhhhh…
  • Hé, réveille-toi, je ne t’ai lu qu’un paragraphe !
  • Hmmmh ? Ah oui, tu pourrais résumer ?
  • Par les mamelles de Déméter, c’est pourtant simple : Aristote constate qu’il n’y a pas de règle absolue en matière de vieillissement. Mais il va nous proposer quelques pistes.
  • Ah oui ? Comme c’est intéressant…

« De manière générale, les organismes qui vivent le plus longtemps se trouvent parmi les plantes, comme par exemple le palmier-dattier [en grec : phénix !]. Ensuite, ce sont les animaux pourvus de sang, plutôt que ceux qui n’ont pas de sang, et les animaux terrestres plutôt que les animaux aquatiques. Par conséquent, si l’on combine ces deux derniers critères, les animaux qui vivent le plus longtemps se trouvent parmi ceux qui ont du sang et vivent sur terre, comme par exemple l’homme et l’éléphant. Par ailleurs, les plus grands vivent généralement plus longtemps que les plus petits ; car les autres animaux de grande taille figurent aussi parmi ceux qui vivent le plus longtemps, comme c’est aussi le cas parmi ceux que j’ai mentionnés précédemment. »

  • Cette fois-ci, j’ai écouté : si l’homme vit longtemps, c’est parce qu’il a du sang et qu’il vit sur terre. S’il était dépourvu de sang et qu’il vivait dans l’eau, il tiendrait moins longtemps.
  • Ah ! Tu vois, ça va mieux quand tu écoutes. Lâche ces chips, et écoute donc la suite.

« On pourrait ensuite examiner la cause de tout cela. Il faut garder à l’esprit le fait qu’un animal est par nature humide et chaud : la vie consiste en cela. La vieillesse, en revanche, est sèche et froide, et il en va de même des corps morts. C’est une évidence, pour les raisons suivantes.

La matière qui constitue les corps vivants est faite de chaud et de froid, de sec et d’humide. Inévitablement, en vieillissant, elle se dessèche. C’est pourquoi il faut éviter que l’humidité ne s’évapore trop facilement ; et pour cette raison, les corps gras sont imputrescibles. La cause en est qu’il contiennent de l’air, que l’air se rapproche plus que les autres du feu, et que le feu ne pourrit pas.

De nouveau, il ne faut pas que l’humidité soit présente en trop petite quantité ; car ce qui est en petite quantité s’évapore. C’est pourquoi les animaux et les plantes de grande taille vivent en général plus longtemps, comme je l’ai dit précédemment. Il est en effet logique que les organismes plus grands contiennent plus d’humidité. »

  • Je suis désolé, ma chérie, mais là je suis à nouveau perdu. Il est un peu compliqué, ton Aristote de Stagire.
  • C’est pourtant simple : Aristote affirme qu’en vieillissant, l’homme se dessèche. Il faut garder l’humidité dans le corps.
  • … et donc utiliser Sublimage de Chanel pour éviter que la peau ne se dessèche.
  • Si c’était si simple, ce serait facile. Aristote dit aussi que ce n’est pas seulement une question de quantité de liquide : il faut aussi maintenir la chaleur.

« Mais ce n’est pas la seule raison qui leur permet de vivre plus longtemps. Il y a en effet deux types de causes, correspondant à la quantité et à la qualité. Il faut donc non seulement avoir de l’humidité en abondance, mais qu’en plus elle soit chaude, pour éviter qu’elle ne gèle ou s’évapore trop facilement. C’est ce qui explique que l’homme vit plus longtemps que certains animaux qui sont plus grands que lui : car les animaux qui ont un déficit dans la quantité de leur humidité vivent néanmoins plus longtemps si la qualité de leur humidité représente un facteur plus important que le déficit en quantité. »

  • Bon, je résume : si je veux vivre vieux, je dois rester humide et chaud. Donc, ce soir, je ne sors pas, je reste devant la TV pour regarder ma série préférée et j’hydrate le tout avec une bonne bière. Il est épatant, ton Aristote.

 

Un grand merci à ma collègue et amie Anne-France-Morand, qui m’a rendu attentif à ce passage d’Aristote. Si vous souhaitez accéder à une réflexion plus compétente et plus sérieuse sur la question, lisez A.-F. Morand, « ‘Chimie’ de la vieillesse. Explications galéniques de cet âge de la vie », in M. Cambron-Goulet, L. Monteils-Laeng (éd.), La vieillesse dans l’Antiquité, entre déchéance et sagesse (Cahiers des études anciennes 55, Trois-Rivières, 2018) 125-143, en libre accès.

Image : un éléphant d’Afrique vit entre 60 et 70 ans.

Pour les amoureux du texte grec, voici le passage d’Aristote Sur la longueur et la brièveté de la vie 466a1 – b2 :

Ἔστι δ’ οὔτε τὰ μέγιστα ἀφθαρτότερα (ἵππος γὰρ ἀνθρώπου βραχυβιώτερον) οὔτε τὰ μικρά (ἐπέτεια γὰρ τὰ πολλὰ τῶν ἐντόμων), οὔτε τὰ φυτὰ ὅλως τῶν ζῴων (ἐπέτεια γὰρ ἔνια τῶν φυτῶν), οὔτε τὰ ἔναιμα (μέλιττα γὰρ πολυχρονιώτερον ἐνίων ἐναίμων) οὔτε τὰ ἄναιμα (τὰ γὰρ μαλάκια ἐπέτεια μέν, ἄναιμα δέ), οὔτε τὰ ἐν τῇ γῇ (καὶ γὰρ φυτὰ ἐπέτεια ἔστι καὶ ζῷα πεζά) οὔτε τὰ ἐν τῇ θαλάττῃ (καὶ γὰρ ἐκεῖ βραχύβια καὶ τὰ ὀστρακηρὰ καὶ τὰ μαλάκια). ὅλως δὲ τὰ μακροβιώτατα ἐν τοῖς φυτοῖς ἐστιν, οἷον ὁ φοῖνιξ. εἶτ’ ἐν τοῖς ἐναίμοις ζῴοις μᾶλλον ἢ ἐν τοῖς ἀναίμοις, καὶ ἐν τοῖς πεζοῖς ἢ ἐν τοῖς ἐνύδροις· ὥστε καὶ συνδυασθέντων ἐν τοῖς ἐναίμοις καὶ πεζοῖς τὰ μακροβιώτατα τῶν ζῴων ἐστίν, οἷον ἄνθρωπος καὶ ἐλέφας. καὶ δὴ καὶ τὰ μείζω ὡς ἐπὶ τὸ πολὺ εἰπεῖν τῶν ἐλαττόνων μακροβιώτερα· καὶ γὰρ τοῖς ἄλλοις συμβέβηκε τοῖς μακροβιωτάτοις μέγεθος, ὥσπερ καὶ τοῖς εἰρημένοις. Τὴν δ’ αἰτίαν περὶ τούτων ἁπάντων ἐντεῦθεν ἄν τις θεωρήσειεν. δεῖ γὰρ λαβεῖν ὅτι τὸ ζῷόν ἐστι φύσει ὑγρὸν καὶ θερμόν, καὶ τὸ ζῆν τοιοῦτον, τὸ δὲ γῆρας ξηρὸν καὶ ψυχρόν, καὶ τὸ τεθνηκός· φαίνεται γὰρ οὕτως. ὕλη δὲ τῶν σωμάτων τοῖς ζῴοις ταῦτα, τὸ θερμὸν καὶ τὸ ψυχρόν, καὶ τὸ ξηρὸν καὶ τὸ ὑγρόν. ἀνάγκη τοίνυν γηράσκοντα ξηραίνεσθαι· διὸ δεῖ μὴ εὐξήραντον εἶναι τὸ ὑγρόν. καὶ διὰ τοῦτο τὰ λιπαρὰ ἄσηπτα· αἴτιον δ’ ὅτι ἀέρος, ὁ δ’ ἀὴρ πρὸς τἆλλα πῦρ, πῦρ δ’ οὐ γίνεται σαπρόν. οὐδ’ αὖ ὀλίγον δεῖ εἶναι τὸ ὑγρόν· εὐξήραντον γὰρ καὶ τὸ ὀλίγον. διὸ καὶ τὰ μεγάλα καὶ ζῷα καὶ φυτὰ ὡς ὅλως εἰπεῖν μακροβιώτερα, καθάπερ ἐλέχθη πρότερον· εὔλογον γὰρ τὰ μείζω πλέον ἔχειν ὑγρόν. οὐ μόνον δὲ διὰ τοῦτο μακροβιώτερα· δύο γὰρ τὰ αἴτια, τό τε ποσὸν καὶ τὸ ποιόν, ὥστε δεῖ μὴ μόνον πλῆθος εἶναι ὑγροῦ, ἀλλὰ τοῦτο καὶ θερμόν, ἵνα μήτε εὔπηκτον μήτε εὐξήραντον ᾖ. καὶ διὰ τοῦτο ἄνθρωπος μακρόβιον μᾶλλον ἐνίων μειζόνων· μακροβιώτερα γὰρ τὰ λειπόμενα τῷ πλήθει τοῦ ὑγροῦ, ἐὰν πλείονι λόγῳ ὑπερέχῃ κατὰ τὸ ποιὸν ἢ λείπεται κατὰ τὸ ποσόν.

Trop vieux pour apprendre ?

ages« On ne redresse pas un vieil arbre tordu », disait mon estimé beau-père, faisant écho au proverbe anglais : « You can’t teach an old dog new tricks. » (on ne peut pas apprendre de nouveaux tours à un vieux chien). Vraiment ?

Pourtant, les recherches les plus récentes en la matière mettent au contraire en évidence la plasticité du cerveau humain, et ce jusqu’à un âge avancé. Le cliché de la personne âgée incapable d’apprendre est battu en brèche : si l’on en croit les spécialistes du Massachussets Institute of Technology (MIT), « les performances du cerveau évoluent avec l’âge, mais ne déclinent pas. »

Ça tombe bien : comme vous, je vieillis, et je commençais à m’inquiéter. Tout n’est donc pas perdu, nous pouvons encore apprendre, peut-être moins vite qu’un adolescent, mais de manière différente. Le législateur athénien Solon le disait déjà à la fin du VIe siècle av. J.-C., d’après le témoignage d’un petit écrit attribué – à tort – à Platon :

« Or faire de la philosophie, ce n’est rien d’autre que de suivre la voie de Solon, qui disait plus ou moins ceci : ‘Tandis que je vieillis, j’apprends continuellement de nombreux enseignements.’ Il me semble que celui qui veut faire de la philosophie doit toujours apprendre quelque chose, qu’il soit jeune ou âgé, pour apprendre un maximum de choses dans sa vie. »

[voir le pseudo-Platon Amants 133c]

Pour ceux qui voudraient vérifier leurs capacités de mémoire, essayez d’apprendre par cœur ce vers grec, qui correspond à l’aphorisme de Solon :

γηράσκω δ’ ἀεὶ πολλὰ διδασκόμενος

gèraskô d’ aei polla didaskomenos

Cela ne signifie pas pour autant que l’on apprenne les mêmes choses de la même manière à tous les âges : certaines compétences s’expriment mieux chez les jeunes, d’autres se manifestent avec l’expérience. À chaque moment de l’existence ses caractéristiques propres. Solon – toujours lui – avait bien compris la diversité des âges de la vie :

« Un enfant, avant d’arriver à maturité, ne parle pas encore : il perd ses premières dents dans un intervalle de sept ans.

Lorsque la divinité accomplit une nouvelle période de sept ans, elle fait apparaître les signes de la puberté.

Dans la troisième période, ses membres croissent encore et un duvet apparaît sur le menton, tandis que la peau change de texture.

Dans la quatrième période, chacun atteint le sommet de sa force ; les hommes affichent des signes de virilité.

Dans la cinquième période, il est temps pour l’homme de songer à se marier : il va chercher à prolonger sa lignée par des enfants.

Dans la sixième période, l’intelligence d’un homme atteint le sommet de ses compétences : il n’est plus porté à commettre des actes blâmables.

Dans la septième et la huitième période, son intelligence et son habileté oratoires ont atteint leur capacité maximale : cela fait une durée totale de quatorze ans.

Dans la neuvième période, il est encore en possession de ses moyens ; mais sa langue et sa sagesse font moins voir leur excellence.

Quant à celui qui accomplirait la dixième période, la mort ne serait pas prématurée. »

[voir Solon, cité par Philon Sur la création du monde 104]

Pour les forcenés qui souhaitent voir le texte grec, vous le trouverez dans la rubrique « Commentaires » de ce blog. Ensuite, n’hésitez pas à voir ce que Shakespeare a fait du poème de Solon.

Mais revenons à Solon : si vous l’avez bien lu, il semble se contredire. Dans son premier aphorisme, il prétendait qu’il ne cessait d’apprendre, même dans la vieillesse ; dans le poème sur les âges de la vie, il évoque plutôt un pic, après lequel les facultés diminuent. Nos chercheurs du MIT ont bien compris qu’il y avait deux manières d’interpréter la même situation et leurs découvertes suggèrent que, même avec l’âge, nous pouvons encore apprendre. Les vieux arbres tordus ont encore de beaux jours devant eux.

[image : Bartholomeus Anglicus, Les âges de la vie (1486)]

Simulateur de vieillesse

oldUne combinaison à enfiler, qui simule les effets de la vieillesse : la dernière trouvaille pour mieux comprendre nos aînés. Les Grecs, eux, rêvaient plutôt de se débarrasser de cette combinaison.

Vous êtes jeune ? Tant mieux, profitez-en car cela ne dure jamais assez longtemps. En Europe, la moyenne d’âge de la population augmente de manière inexorable. Pour nous rendre attentifs à ce que représente vraiment le poids des ans sur un corps usé, un institut a mis au point une combinaison qui simule les effets de la vieillesse.

Une fois affublé de cet accoutrement, vous avez pris 40 ans de plus : mobilité réduite, doigts engourdis, vue et audition diminuées, et la liste pourrait facilement s’allonger.

Pourquoi une telle combinaison ? Serions-nous devenus masochistes ? Les personnes âgées sont souvent confrontées à des situations difficiles, rendues encore pire par l’incompréhension qu’elles suscitent de la part des plus jeunes.

Le problème du grand âge ne date cependant pas d’aujourd’hui : déjà les poètes grecs se lamentaient sur le caractère inexorable de la vieillesse. L’un d’eux, Callimaque de Cyrène (IIIe s. av. J.-C.), a cherché à s’affranchir du poids de la poésie ancienne comme on se débarrasserait de la combinaison qui rend vieux.

Le passage que nous allons évoquer ici aurait pu disparaître à tout jamais. Un petit miracle a fait que ce texte, copié sur un papyrus en Égypte au IIe s. ap. J.-C., a été retrouvé au début du XXe siècle par des savants britanniques.

Nous possédons ainsi le début d’un poème de Callimaque contenant une sorte de programme littéraire : contrairement à ses prédécesseurs, qui composaient des pièces longues et lourdes, il va miser sur la brièveté et la légèreté. Une cure de jeunesse, quoi !

Or Callimaque est tout de même un poète. Il aime bien les allusions, les détours, les formulations énigmatiques… Essayons d’y voir un peu plus clair.

« En effet, lorsque, pour la première fois, j’ai placé sur mes genoux une tablette à écrire, Apollon Lycien m’a dit : ‘(…) [zut, il y a un trou dans le papyrus !] aède, engraisse autant que tu veux les bêtes pour le sacrifice ; mais, mon brave, garde la Muse légère. Je t’exhorte aussi à fréquenter les chemins qui ne sont pas fréquentés par les chars, à ne pas pousser ton véhicule sur les mêmes traces que les autres, ni sur une route large, mais au contraire sur des chemins vierges, même s’ils sont plus étroits.’ Je lui ai obéi ; car nous chantons parmi ceux qui aiment le son aigu de la cigale plutôt que le vacarme des ânes. Qu’un autre braie comme une bête à grandes oreilles ! Je préfère être un petit animal ailé, oui ! tout à fait ! pour que, me nourrissant de la suave rosée tirée de l’air divin, je me dépouille à mon tour de la vieillesse, qui me pèse autant que l’île à trois pointes sur le funeste Encelade ! »

Oulalah ! « l’île à trois pointes sur le funeste Encelade » ? C’est la Sicile, qu’une déesse avait autrefois jetée sur le géant Encelade pour le neutraliser. Oui, croyez-moi, les dieux sont capables de vous écrabouiller en vous jetant une île à la figure. Le pauvre Encelade, coincé encore aujourd’hui sous la Sicile, se retourne de temps en temps, provoquant les éruptions de l’Etna.

Voici donc Callimaque écrasé par le poids de la vieillesse comme s’il avait la Sicile sur le dos. C’est un peu sa combinaison pour rendre vieux, et il rêve, comme nous tous, de pouvoir se débarrasser de cette carapace, comme un serpent qui se débarrasserait d’une couche de peau. D’ailleurs le mot grec geras désigne à la fois la vieillesse et la mue du serpent.

Rajeunir son corps, et rafraîchir la poésie, en recherchant une légèreté qui nous échappe tout de même. Callimaque n’aurait pas apprécié la combinaison qui rend vieux.

 

[image : une ancienne du village d’Embera (Australie)]

Papy et Mamy font de la résistance

old_age_nbVieillir, forcément une déchéance ? Si les capacités physiques diminuent, nos aînés n’acceptent pas pour autant d’être trop protégés. Et qu’en pensaient les Grecs ?

Une étude récente effectuée en Suisse montre que les personnes âgées ne placent pas toujours leur sécurité physique au premier plan : elles sont prêtes à prendre certains risques si cela peut les aider à garder leurs repères, voire à maintenir leur qualité de vie.

Dans la Grèce antique, la vieillesse était source à la fois d’admiration et de crainte. Devenir un « macrobe », c’est-à-dire une personne à la longue vie, forçait le respect. Ainsi, l’orateur Isocrate a vécu de 436 à 338 av. J.-C. ; mais ses 98 ans constituaient une rareté dans un contexte où l’espérance de vie moyenne était très basse (env. 40 ans).

En fait, la vieillesse fait peur même aux jeunes, qui expriment leur crainte dans les chansons qu’ils partagent dans de longues soirées arrosées. Nous possédons les restes d’une chanson du VIIe s. av. J.-C. composée par un poète appelé Mimnerme, originaire de la cité de Colophon en Asie Mineure.

« Quelle vie, quel plaisir y a-t-il sans la dorée Aphrodite ? Puissé-je mourir, lorsque je ne me soucierai plus de l’amour caché, des cadeaux souriants et du lit ! De quelles fleurs charmantes de la jeunesse jouissent hommes et femmes !

Mais, lorsque survient l’âge douloureux, qui rend l’homme à la fois laid et méchant, les soucis pénibles affectent continuellement son esprit et il ne prend plus plaisir à contempler les rayons du soleil. Cependant, haï de ses enfants, méprisé par les femmes, c’est ainsi que la Divinité a rendu sa vieillesse accablante. »

[voir Mimnerme de Colophon, fragment 1 (Gerber / West)]

Presque un millénaire plus tard, en Égypte romaine, un papyrus grec nous conserve le souvenir d’un homme de 84 ans qui estime qu’on n’a pas respecté son grand âge comme il se doit :

« Il n’y a rien de plus terrible ou de plus pénible que la violence. À l’âge que j’ai atteint, plus de quatre-vingt ans, j’exerce encore les fonctions d’archer arabe [une sorte de policier] sans failles. Une truie s’est échappée de chez ma fille dans le village, et on l’a signalée à la maison de Julius, un soldat. Je suis allé le trouver pour lui demander de prêter serment à propos de cette affaire, et il m’a saisi, moi, un vieillard, dans le village, en plein jour, comme s’il n’y avait pas de loi, et m’a roué de coups en présence de Nepotianus, Maurus et Ammonius, archers arabes, lesquels, choqués de me voir battre, nous ont séparés avant que je n’y perde la vie. Je suis forcé de présenter cette pétition et de demander l’arrestation de Julius pour que son comportement téméraire reçoive son châtiment. Signé: Sarapion, âgé de 84 ans. »

[voir Papyrus Graux I 4 = Sammelbuch IV 7464 (nome arsinoïte, 22 novembre 248 ap. J.-C.)]

Les frustrations de la vieillesse ne s’arrêtent pas là : au milieu du VIe siècle, c’est au tour d’un père de rejeter ses enfants qui lui ont manqué de respect.

« Proclamation de rejet, que je fais en pleine possession de mes facultés, sans aucune ruse, peur de violence, contrainte ou tromperie, en public. Et je transmets cette proclamation à mes enfants parricides (quoiqu’ils n’aient d’enfants que le nom), Dionysia, Jean, Pauline et André, que je rejette.

Alors que je croyais trouver en vous des enfants serviables en toutes choses, un réconfort pour mon âge avancé, soumis et obéissants, vous vous êtes au contraire montés contre moi, comme j’en ai fait l’expérience à travers votre conduite parricide et vos dispositions criminelles, puisque que je suis tombé gravement malade à cause de vous.

[Je vous prive de tout héritage] de quelque qualité ou quantité que ce soit, de choses de grand prix jusqu’à la valeur d’un as ou d’une obole, sauf la portion prescrite par la loi (…). Et il ne vous est plus permis de m’appeler père, dans la mesure où je vous rejette et vous abhorre depuis maintenant et pour l’éternité des temps comme des personnes qu’on rejette, des bâtards, moins estimables que des esclaves (…). »

[voir Papyrus du Caire Maspéro III 67353 (Antinoopolis, env. milieu du VIe s. ap. J.-C.)]

Bonjour l’ambiance… Que toutes les personnes âgées qui s’estiment peu respectées se rappellent que cela dure depuis plus de deux mille ans ; et que leurs enfants s’arment de patience car cela va continuer!

 

[image : un vieil homme en présence d’une courtisane ; d’après un vase attique peint par Euphronios (VI/Ve s. av. J.-C.)]