Hommage à une courtisane de Corinthe

Laïs a fait rêver des centaines de marins qui faisaient escale à Corinthe.

Corinthe et ses deux ports, l’un pour accueillir les navires venant de la Mer Ionienne, l’autre recevant, en provenance de la Mer Égée, les marins en quête de réconfort. Une fois à terre, ces derniers pouvaient gravir les pentes de l’Acrocorinthe. En chemin, ils s’abreuvaient à l’eau de la source Pirène, avant d’atteindre le sommet où se trouvait un sanctuaire d’Aphrodite. Les servantes de la déesse savaient y accueillir les matelots esseulés, avec le soutien des notables de l’endroit.

Xénophon de Corinthe, un homme suffisamment riche pour participer aux Jeux Olympiques, avait fait vœu – en cas de victoire – de consacrer à Aphrodite des prostituées pour regarnir les rangs de ce lupanar renommé. Il a gagné deux fois lors de la 79e Olympiade [464 av. J.-C.], à la course du stade ainsi qu’au pentathlon. J’en conclus que les marins ont dû trouver de nouvelles filles pour les attendre à la descente des navires.

Laïs faisait-elle partie du contingent ? Nous n’en savons rien, et de toute manière je ne suis pas sûr qu’elle était à la portée d’un pauvre marin. Si l’on rappelle sa mémoire encore aujourd’hui, c’est à cause de sa beauté sans pareille, une beauté qui se payait cher. Je veux croire que l’on rêvait d’elle jusque sur les côtes de la lointaine Phénicie et que, encore au IIe siècle av. J.-C., elle a su inspirer le poète Antipater de Sidon. Laïs ne peut plus rien dire, Antipater est mort, mais la stèle funéraire de la courtisane témoigne encore de ses attraits.

Elle s’alanguissait dans l’or et la pourpre, en compagnie d’Éros, plus délicate que la tendre Cypris : c’est Laïs que je détiens ici, résidente de Corinthe à la ceinture marine. Plus éclatante que les eaux claires de la source Pirène, on la surnommait la Cythérée mortelle. Elle eut des amants prestigieux, plus nombreux que ceux qui s’étaient jadis pressés pour la fille de Tyndare, pour cueillir ses charmes et acheter son amour.

Sa tombe exhale des effluves de safran odorant ; ses ossements sont encore imprégnés de myrrhe et d’encens ; et de sa chevelure luisante s’échappe un souffle parfumé.

À la mort de Laïs, la Déesse née de l’écume lacéra son propre visage, tandis qu’Éros éclata en sanglots, en lamentations et en gémissements. Si, esclave du gain, elle n’avait pas ouvert son lit à tous, l’Hellade aurait enduré les pires tourments pour elle, comme jadis pour Hélène.

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Aujourd’hui, le voyageur préférera éviter Corinthe, ville bruyante et dépourvue de charme. Il trouvera un hôtel à Loutraki, où les vieux Athéniens venaient prendre les eaux aussi longtemps qu’il existait encore un petit train. Maintenant, c’est en voiture qu’on s’y rend pour barboter dans la mer. On aperçoit toujours Corinthe au loin, surmontée de son Acrocorinthe, où Laïs a fait les délices de l’Hellade.

Lapidation : un épouvantail ?

Chicago_Race_Riot_1919_stoningPourquoi lapide-t-on des femmes et des hommes ? S’agit-il d’une menace creuse ou passe-ton régulièrement à l’acte ? Retour sur une pratique contestée.

Commençons par prévenir tout malentendu : tuer des gens à coups de pierres est une pratique abjecte qui n’a pas sa place dans la société à laquelle j’appartiens ; et la possibilité d’une lapidation, même lorsqu’on ne passe pas à l’acte, constitue une menace inadmissible à mes yeux.

C’est tout ? En fait non : la lapidation, aussi révoltante qu’elle puisse être, est un phénomène qui mérite notre attention car elle nous apprend quelque chose sur la manière dont nous appliquons nos normes sociales.

Depuis des temps immémoriaux, lorsqu’un individu commettait certains actes considérés comme choquants pour la société dans laquelle il vivait, il arrivait que la réaction de son entourage soit très violente : un attroupement se formait, on lui jetait des pierres et la personne en mourait.

L’avantage – si l’on peut dire – de la lapidation, c’est que les pierres proviennent d’une multitude de personnes : impossible d’identifier le lanceur de la pierre qui finit par tuer la victime. Dans le récit biblique de la femme adultère, la réponse attribuée à Jésus est très habile : « Que celui d’entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle. » (Évangile de Jean 8.7) Isoler le premier lanceur de pierre, c’est court-circuiter la dimension collective de la lapidation et faire porter la responsabilité du châtiment sur une seule personne. Personne ne sortira du rang pour lancer la première pierre.

Dans la tradition juive, on prescrivait de lapider les femmes adultères. À Athènes, au Ve s. av. J.‑C., la pratique est attestée pour les traîtres, comme on va le voir. Il est toutefois surprenant de constater que, le plus souvent, on se contentait de menacer des individus. Passer à l’acte, c’était une autre histoire.

Voici donc un cas – rarissime – où toute une famille se fait lapider par les Athéniens. Le récit se trouve dans les Enquêtes d’Hérodote. Dans le cadre des guerres médiques, les Athéniens ont remporté une victoire navale à Salamine en 480 av. J.‑C. Les Perses ont pris une vilaine raclée. En 479, leur commandant Mardonios envoie un délégué auprès des Athéniens, qui sont réfugiés sur l’île de Salamine, en face d’Athènes. Ce délégué s’appelle Mourychidès ; c’est un Grec originaire de la région de l’Hellespont, région sous contrôle perse.

« [Mourychidès] se rendit auprès du Conseil et leur rapporta le message de Mardonios. Parmi les membres du Conseil, Lycidès émit l’avis qu’il lui semblait préférable d’accepter la proposition soumise par Mourychidès et d’en faire rapport au peuple. Tel fut l’avis qu’il exprima, soit parce qu’il se fût laissé corrompre par Mardonios, soit parce que cette idée lui parût bonne. Mais les Athéniens, lorsqu’ils apprirent l’affaire, réagirent aussitôt très vivement, aussi bien les membres du Conseil que les autres citoyens.  Ils cernèrent Lycidès et le tuèrent à coups de pierres, tout en renvoyant sain et sauf Mourychidès l’Hellespontin.

À Salamine, l’affaire de Lycidès provoqua une émeute. Les femmes athéniennes apprirent ce qui s’était passé. Elles se passèrent le mot de l’une à l’autre et se rendirent spontanément à la maison de Lycidès, où elles lapidèrent son épouse et ses enfants. »

[Hérodote 9.5]

Si l’on en croit Hérodote, Lycidès aurait donc été lapidé par ses concitoyens pour avoir envisagé de parlementer avec l’ennemi. Considéré comme un traître, il est victime de ce que l’on appellerait aujourd’hui un lynchage. Sa famille subit le même sort, en dehors de tout cadre légal, sous la main des femmes athéniennes.

Au fil du temps, les Athéniens ont pris quelques libertés avec les événements : ils en sont venus à croire que la mort de Lycidès et de sa famille résultait d’une condamnation en bonne et due forme. Autrement dit, il y aurait eu une loi à l’encontre des traîtres à la patrie ; quiconque envisagerait de collaborer avec l’ennemi serait lapidé. Nous n’avons toutefois aucune trace concrète d’une telle loi. De plus, les Athéniens n’ont plus jamais lapidé un de leurs concitoyens, à l’exception d’une exécution sommaire dans le cadre d’une opération militaire un peu confuse au large d’Éphèse, en Asie Mineure, en 409 av. J.‑C.

Que faut-il penser de tout cela ? Les deux seuls cas de lapidation dans le cadre de l’Athènes classique, en 479 et en 409 av. J.-C., correspondent en fait à un lynchage hors de tout cadre légal. En ce qui concerne Lycidès, cette lapidation sauvage est camouflée plus tard par un simulacre de cadre légal. Néanmoins, les cas de menaces de lapidation abondent dans nos sources. On promettait donc la lapidation aux traîtres présumés, mais on passait rarement à l’acte.

Si l’on observe la situation qui prévaut de nos jours dans les pays qui pratiquent encore la lapidation, on peut constater un phénomène assez similaire : les menaces de lapidation sont fréquentes, les condamnations à la lapidation pleuvent, mais le châtiment est rarement appliqué.

Alors, la lapidation, un simple épouvantail ? Ne soyons pas naïfs : ce châtiment, qu’il soit effectivement appliqué ou qu’il constitue une simple menace théorique, est de toute manière répugnant. Il n’a pas sa place dans un État de droit. La lapidation montre cependant que, lorsqu’un individu enfreint une norme considérée comme sensible par l’opinion publique, les réactions peuvent être aussi soudaines qu’imprévisibles. Un groupe de personnes en colère peut rapidement s’enflammer. Lorsque les actes individuels sont noyés dans un mouvement de foule, un groupe ira jusqu’à tuer celui qui a eu l’imprudence de s’écarter de la norme.

Image : des hommes blancs tuent à coups de pierre un homme noir lors d’émeutes raciales à Chicago en 1919.

Si la question de la lapidation à Athènes vous intéresse, ne manquez pas le bel article de Vincent Rosivach, ‘Execution by stoning in Athens’, Classical Antiquity 6 (1987) 232-248.

Il est des nôtres : j’ai bonne conscience à le manger

bell_poulet_nbManger un poulet « d’ici, pas de là-bas », ça resserre les liens de la nation et ça donne bonne conscience.

  • Mmmmmh ! Délicieux, ton poulet !
  • Oui, mais sais-tu pourquoi il est si bon ? Parce qu’il vient d’ici, pas de là-bas.
  • D’ici ? Pas de là-bas ? Que veux-tu dire ?
  • C’est simple : ce poulet a été élevé en Suisse, et non en France, en Roumanie ou en Chine. Par conséquent, il a grandi heureux chez nous et nous pouvons le manger en bonne conscience. En tout cas, c’est ce que mon boucher a écrit sur son camion.
  • Ah, vraiment ? Le poulet nourri aux röstis et à la fondue suisse a meilleur goût que la poularde de Bresse ?
  • Disons que je me méfie de la nourriture produite ailleurs. Tu sais bien, chez nous tout est meilleur que chez les voisins. Les Athéniens d’autrefois avaient déjà compris cela.
  • Ah non ! Tu ne vas pas me gâcher mon poulet avec une de tes citations d’auteurs grecs !
  • Allons, je n’en ai que pour deux minutes. Regarde, je viens de dénicher une superbe édition d’un discours funèbre que Démosthène aurait composé pour des Athéniens morts au combat en 338 av. J.-C.
  • Pour accompagner mon poulet, c’est gai… Et quel rapport avec l’idée que tout est meilleur chez nous que chez les autres ?
  • Justement, Démosthène – si c’est bien lui qui a écrit ce discours – rend honneur à des soldats morts à la guerre, et il doit parler devant les familles des défunts. Donc, pour leur faire comprendre que leurs proches ne sont pas morts pour rien, il leur explique qu’ils vivent dans une cité formidable, bien meilleure que toutes les autres ; et ce qui rend la cité athénienne exceptionnelle, c’est que les hommes sont sortis de la terre, ce ne sont pas des immigrants.
  • Des hommes sortis de terre ? Curieux…
  • Oui, les Athéniens considéraient qu’ils étaient les seuls Grecs à ne pas s’être mélangés à des étrangers.
  • Bon, vas-y, lis-moi vite ce texte, sinon le poulet va refroidir.
  • Voilà !

« Depuis très longtemps, tout le monde est d’accord pour reconnaître la noblesse des origines de ces hommes. Car pour eux et leurs ancêtres reculés, on peut faire remonter leur naissance, non pas seulement à un père, mais tous ensemble à une terre ancestrale : ils sont d’accord pour dire qu’ils sont des autochtones, c’est-à-dire issus de la terre même.

En effet, seuls parmi tous les hommes, ils ont habité le sol dont ils étaient eux-mêmes issus, et ils l’ont transmis à leurs descendants. Par conséquent, on pourrait considérer à juste titre que ceux qui sont arrivés dans les autres cités, ceux qu’on appelle leurs citoyens, ne sont que des enfants adoptifs. Les Athéniens, en revanche, sont les citoyens légitimes de leur terre ancestrale. »

[Démosthène Discours funèbre 4]

  • Tes Athéniens, ils ne se prenaient pas pour la queue de la poire ! Ils pensaient donc être les seuls hommes sortis de la terre qu’ils habitaient. Je suppose que leur poulet aussi était autochtone ?
  • Nom d’un Cyclope éborgné, tu n’y comprends vraiment rien ! Les Athéniens avaient simplement une fâcheuse tendance à croire qu’ils étaient les meilleurs, mais ils se le répétaient surtout pour garder le moral lorsque les temps étaient durs. Tiens, il suffit de penser à ce que Xénophon leur a dit à un moment où les finances athéniennes allaient mal.
  • Rrrrahhh, maintenant c’est au tour de Xénophon… Bon, qu’est-ce qu’il dit aux Athéniens, celui-là ?

« La production agricole [de l’Attique] suffit à prouver que les saisons y sont particulièrement douces : en tout cas les plantes, qui ne parviennent même pas à germer dans de nombreux autres endroits, ici portent des fruits. Tout comme la terre, de même aussi la mer qui entoure le territoire est très productive.

Et puis, tous les bienfaits que les dieux nous procurent au fil des saisons arrivent chez nous de manière très précoce, et on peut les récolter aussi à une date très tardive. [L’Attique] ne l’emporte pas seulement par les denrées qui poussent et murissent au cours de l’année : le territoire renferme aussi des bienfaits inépuisables. On y trouve en effet de la pierre en abondance, dont on fait de magnifiques temples et de superbes autels, offrandes tout à fait appropriées pour les dieux. De nombreux Grecs et barbares nous en demandent. »

[Xénophon Revenus 1]

  • Ha ! ha ! Tes Athéniens, c’étaient de sacrés farceurs : ils croyaient donc vraiment vivre dans un pays béni des dieux, où tout était meilleur que chez les voisins ?
  • C’est un peu ça, oui.
  • Bon, Démosthène et Xénophon auront au moins permis de constater une chose : le poulet froid, qu’il soit d’ici ou de là-bas, c’est moins bon que le poulet chaud.

‘No lunch’ : tellement has been

Cyrus_II_rex_bwSous la pression de nos employeurs, nous n’osons plus prendre le temps de manger un morceau à midi. Cette pratique, que Cyrus le Grand voyait comme une vertu, est en passe de démolir des cohortes entières de travailleuses et de travailleurs.

  • Tiens, déjà midi ! On va manger un morceau ?
  • Oh non, c’est exclu : j’ai encore un rapport à finir. J’aurais dû le rendre ce matin à 10 heures. Je me contenterai d’un sandwich tout en continuant de bosser sur l’ordinateur.
  • Comment ? Tu ne t’arrêtes même pas un moment ?
  • Mais tout le monde fait comme ça, maintenant ! Je l’ai vu dans Le Temps, et c’est confirmé sur mon compte Bakefoot. En plus, je suis tendance, je perds du poids en sautant un repas, et je fais plaisir à mon patron.
  • Tendance ? Mais ma pauvre, tu es complètement has been ! Cyrus faisait la même chose voici plus de deux mille ans…
  • Six Russes ?
  • Mais non, Cyrus, nom d’un vieux centaure ! Tu sais bien, le fondateur de l’empire perse.
  • Ah ? Euh…
  • Bon, je t’explique, mais écoute-moi et pose ton sandwich. Voilà, Cyrus – il a vécu au VIe siècle avant l’ère chrétienne – était considéré comme un très grand roi, et en plus sage et hyper-discipliné. Deux siècles plus tard, un historien grec, Xénophon, a raconté la vie de Cyrus dans la Cyropédie. Enfin, une vie un peu arrangée, où Cyrus n’a que des qualités et aucun défaut. Arrivé au terme de sa vie, il laisse un empire florissant, mais cela ne dure pas : ses enfants vont s’arranger pour gâcher l’affaire par leur manque de discipline. Alors Xénophon nous montre comment tout marchait bien sous le règne de Cyrus, et comment tout a foiré avec ses successeurs. Tiens, je te lis un passage de Xénophon.
  • Ah ? Parce que tu te balades toujours avec une traduction de Xénophon dans la poche de ta veste ?
  • Bien sûr, et Homère et Euripide et Platon en plus ! Bon, ne m’interromps plus, je commence.

« Aujourd’hui, on ne s’occupe plus de son corps comme dans le passé ; c’est ce que je vais t’exposer maintenant. Ce n’était en effet pas l’usage de cracher ou de se moucher. De toute évidence, il ne s’agissait pas d’économiser sur les fluides corporels, mais on voulait fortifier les corps par l’effort et la sueur. De notre temps, l’habitude de ne pas cracher ou se moucher perdure, mais on a cessé de faire des efforts physiques.

Autrefois, l’usage était de ne faire qu’un repas par jour, afin de passer toute la journée dans l’activité et l’effort physique. Maintenant cependant, on continue de ne manger qu’une fois par jour, mais on commence quand les tout premiers se mettent à table pour le petit déjeuner, et on reste jusqu’à ce que les derniers quittent la table pour aller se coucher.

Autrefois, il était d’usage de ne pas introduire de pots de chambre dans les banquets : manifestement, on pensait que l’excès de boisson faisait chanceler les corps et les esprits. Maintenant, on n’apporte toujours pas de pots de chambre, mais les convives boivent tellement que, à la place de faire venir des pots, on évacue les convives puisqu’ils ne sont plus en mesure de sortir en tenant sur leurs jambes. »

[voir Xénophon Cyropédie 8.8.8-10]

  • Un seul repas par jour ? Ils y allaient fort, tes Perses !
  • Eh oui ! Et ils pensaient qu’ainsi ils auraient plus de temps pour le travail. Un peu comme ton patron, quoi… Mais évidemment, après, ça s’est gâté, puisque le repas unique durait du matin au soir ; alors pour le travail, ils étaient un peu moins performants.
  • Bon, le rapport attendra. Mon sandwich ne me fait plus envie ; on va manger un morceau au bistro du coin ?

[image : le roi Cyrus le Grand, par Guillaume Rouille, Promptuarii Iconum Insigniorum (1553)]

Ils étaient 10 000 dans le froid

bourbaki.jpgLe grand froid qui recouvre l’Europe depuis deux semaines affecte en premier lieu ceux qui n’ont pas de toit, en particulier les réfugiés et les soldats. On peut se remémorer les souffrances de l’armée des 10 000 dans les neiges d’Arménie.

Depuis deux semaines, l’Europe affronte des températures glaciales, accentuées encore par l’effet du vent. Nombreux sont ceux qui s’en plaignent un peu par habitude ; mais n’oublions pas que nous vivons pour la plupart dans des maisons chauffées, et que nous disposons d’habits pour nous protéger. Or qu’en est-il de tous ces réfugiés qui ont traversé le Proche Orient pour gagner l’Europe ? Sans habits chauds, souvent sans murs pour les protéger, ils meurent littéralement de froid.

Pour se faire une idée de ce que ces gens endurent, on peut rappeler le souvenir de l’expédition des Dix Mille. Bref rappel : nous sommes en 399 av. J.‑C. Un Perse, Cyrus le Jeune, décide de contester le trône de son frère, le roi Artaxerxès II. Il enrôle une armée de 10 000 mercenaires grecs, parmi lesquels figure l’historien Xénophon ; celui-ci nous raconte cette aventure dans l’Anabase.

L’armée part des rives de la Méditerranée, s’enfonce en Mésopotamie, et c’est dans le territoire de l’actuel Irak que Cyrus périt lors d’une bataille. Artaxerxès liquide par traîtrise l’état-major de l’armée des mercenaires grecs, propulsant Xénophon dans un groupe d’officiers qui doivent reprendre le commandement de la troupe. Désormais, il ne s’agit plus de combattre Artaxerxès, mais de sauver la peau des Dix Mille. Ils se dirigent vers la Mer Noire en traversant l’Arménie. Là, ils affrontent un hiver terrible dont Xénophon nous livre le récit :

« (…) De là, ils marchèrent à travers une plaine recouverte d’une neige épaisse en trois étapes, sur une distance de quinze parasanges [une mesure de distance perse]. Le troisième jour, les choses se gâtèrent : un vent du nord soufflait en sens contraire, provoquant partout des brûlures de froid et frigorifiant les hommes. C’est alors que l’un des devins dit qu’il fallait sacrifier au vent, ce que l’on fit ; et effectivement, tous eurent l’impression que la violence du vent diminuait.

La neige atteignait une profondeur d’une brasse [env. 2 mètres], avec pour conséquence que de nombreuses bêtes périrent, ainsi que beaucoup de prisonniers et une trentaine de soldats. On tenait le coup en allumant des feux la nuit. Il y avait beaucoup de bois aux étapes, mais les derniers arrivés n’en avaient plus. Ceux qui étaient arrivés en premier avaient allumé un feu mais ne permettaient pas aux retardataires de s’en approcher, à moins que ceux-ci ne leur remettent en échange du blé ou quelque autre nourriture qu’ils possédaient. Il s’établit ainsi un système de troc entre eux. Aux endroits où l’on faisait le feu, la neige fondait, et des trous profonds se creusèrent jusqu’au sol, ce qui permettait de mesurer l’épaisseur de la couche de neige.

De là, on marcha tout le jour suivant à travers la neige, et beaucoup d’hommes souffrirent d’une faim dévorante. Xénophon veillait sur l’arrière-garde et se rendit compte que les hommes tombaient ; mais il ignorait quel mal les affectait. Un soldat expérimenté lui dit que, de toute évidence, ces hommes souffraient de la famine : s’ils mangeaient quelque chose, ils se relèveraient. Xénophon passa donc en revue les bêtes de somme pour voir s’il trouverait quelque nourriture. Il en distribua et envoya les hommes valides faire la tournée des affamés. Une fois que ceux-ci avaient absorbé de la nourriture, ils se relevaient et reprenaient leur marche.

Cheminant ainsi, Chérisophos arriva à la nuit tombante dans un village où il trouva, à l’extérieur des fortifications, des femmes et des jeunes filles qui étaient allées chercher de l’eau à la fontaine. Elles s’enquirent de l’identité de la troupe. L’interprète leur répondit, en perse, qu’ils étaient envoyés par le roi auprès du satrape. Elles répondirent qu’il n’était pas sur place, mais qu’il se trouvait à environ une parasange de distance. Comme il était tard, ils accompagnèrent les porteuses d’eau auprès du chef du village, à l’intérieur des fortifications.

Donc Chérisophos et tous les soldats qui avaient pu le suivre établirent leur camp dans ce village. Les autres, qui n’avaient pas pu terminer le trajet, bivouaquèrent sans nourriture et sans feu. Là encore, des soldats moururent.

Des soldats ennemis les talonnaient : ils s’emparaient des bêtes qui n’avançaient plus et se disputaient entre eux pour leur possession. Certains soldats furent abandonnés, notamment ceux que le rayonnement solaire sur la neige avait aveuglés, ainsi que ceux dont les orteils étaient gangrénés par le froid. Pour se protéger les yeux de l’éclat de la neige, on marchait en tenant un objet sombre devant les yeux ; pour les pieds, il fallait remuer les orteils et ne jamais s’arrêter, et le soir on se déchaussait. Ceux qui se couchaient chaussés avaient les courroies qui s’enfonçaient dans les pieds, et leurs chaussures gelaient. Il faut dire que les chaussures d’origine étaient détruites et que les soldats les avaient remplacées par des gaines de cuir faites à partir de bœufs récemment écorchés. »

[voir Xénophon Anabase 4.5.3-14]

Misère de l’armée des Dix Mille prise dans l’hiver arménien, misère de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants surpris par le froid en Europe. Songeons-y dans nos maisons chauffées.

[image : entrée de l’armée Bourbaki en Suisse aux Verrières en 1871]

Il interdit à sa femme de se maquiller

makeupUn Athénien expose comment il entend contrôler le comportement de son épouse. En ligne de mire : le maquillage.

Il est beaucoup question du contrôle de l’apparence des femmes par les hommes : burqa et burkini font l’objet d’un débat nourri qui montre que, derrière des prescriptions religieuses, on peut aussi reconnaître un débat de société. Les hommes peuvent-ils imposer des normes quant à l’apparence des femmes ? Les femmes sont-elles consentantes ? Faut-il légiférer sur ces questions ? Et peut-on ramener le contrôle de l’apparence à un seul courant religieux ou culturel ?

Dans le débat relatif à la place de l’islam dans les sociétés européennes, le maquillage constitue un cas intéressant : il semblerait que l’islam autorise le maquillage pour les femmes, mais pas pour les hommes.

Dans une Europe qui se réclame de racines gréco-romaines, voyons comment un Athénien conservateur envisageait les choses au IVe siècle av. J.-C. Xénophon évoque un propriétaire agricole, Ischomaque, qui explique à Socrate comment l’on doit gérer à la fois ses terres, son personnel et son couple. Ischomaque a pris pour épouse une jeune fille de quinze ans et lui a immédiatement enseigné un certain nombre de préceptes.

« Ischomaque reprit : ‟Mon cher Socrate, voilà qu’un jour je vois [mon épouse] tout enduite d’une grosse couche de fond de teint, afin d’avoir l’air plus pâle qu’elle ne l’était réellement. Elle avait aussi mis passablement de fard rouge, pour paraître plus rose qu’elle ne l’est en vérité. En plus, elle portait des chaussures à plateforme, pour sembler plus grande que sa taille.

Je lui dis : ‘Femme, dis-moi, puisque nous partageons notre vie, comment me préférerais-tu ? Voudrais-tu que je te montre mes biens tels qu’ils sont, sans me vanter que j’en ai plus qu’en vérité ni rien te cacher de la réalité ? ou que j’essaie de te tromper en prétendant que j’en ai plus qu’en vérité, en exhibant de la monnaie falsifiée, des colliers en toc et des vêtements teints à la fausse pourpre dont je prétendrais que c’est du vrai ?’

Elle répondit aussitôt : ‘Fais attention à ce que tu dis : ne me fais pas ce coup-là ! Si tu devenais ainsi, je ne pourrais plus t’aimer du fond du cœur.’

‘Bon !’, dis-je. ‘Ne nous sommes-nous pas mariés aussi pour jouir ensemble de nos corps ?’

‘C’est du moins ce que disent les gens’, me répondit-elle.

Je repris : ‘Alors est-ce que tu préférerais, puisque nous partageons aussi nos corps, que j’essaie de te présenter mon corps fort et en bonne santé, et par conséquent avec un teint sain, ou faut-il que je me présente à toi enduit de vermillon, avec les yeux soulignés de pigment rouge ? Et voudrais-tu que je te fasse l’amour en te trompant sur la marchandise et en te donnant à voir – ou à toucher – du fard plutôt que ma propre peau ?’

Elle répliqua : ‘Ah non ! Pour ma part, je préférerais te toucher toi plutôt que du vermillon, et je préférerais voir tes yeux à toi, en bonne santé, plutôt qu’une peau soulignée de pigment rouge !’ ”

Alors Ischomaque raconta comment il avait poursuivi : ‟Je lui ai dit : ‘Femme, tu peux considérer que, toi aussi, tu me plais plus avec ta propre peau qu’avec du fond de teint et du fard. Tout comme les dieux ont fait que les chevaux préfèrent les chevaux, les vaches préfèrent les vaches et les moutons préfèrent les moutons, de même les humains trouvent que le plus agréable, c’est le corps tout simple d’un autre humain. Avec des trucs, on peut plus ou moins donner le change face à des gens de l’extérieur et les tromper sans se faire prendre ; mais quand on habite ensemble, on va forcément se faire prendre la main dans le sac si l’on essaie de tromper l’autre sur la marchandise : soit on se fait coincer au sortir du lit avant d’avoir eu le temps de s’arranger, soit le maquillage se trahit parce qu’on sue ou l’on pleure, ou alors c’est en prenant un bain que tout devient visible.’ ” »

[voir Xénophon, Économique 10.2-7]

Ischomaque n’aime donc pas voir son épouse maquillée, et il ne veut pas qu’elle porte des chaussures à plateforme. Pourquoi ? Parce qu’il a l’impression qu’on le trompe sur la marchandise. Pour lui, l’être est plus important que le paraître.

Ici, la motivation n’est pas présentée comme résultant d’une croyance religieuse : Ischomaque veut de la transparence dans le couple. On relèvera qu’il prend un engagement réciproque, puisqu’il renonce à se maquiller lui-même, et il ne va pas non plus maquiller les comptes du domaine. Ses instructions à son épouse posent néanmoins la question du contrôle de l’autre. A-t-il le droit de prescrire une apparence à son épouse ? Et elle, peut-elle poser des exigences envers son mari ? La différence d’âge et le statut social interdisent toute forme d’égalité en la matière. Le débat sur le contrôle de l’apparence des femmes n’est pas entièrement nouveau.

[image : un mannequin maquillé (gcardinal from Norway)]

Les Grecs à la croisée des chemins

heracles_crossroads_nbLe « non » des Grecs au programme d’austérité dicté par l’Union Européenne rappelle le récit sur Héraclès à la croisée des chemins. Mais tout n’est pas si simple…

En votant clairement pour le « non », les Grecs ont dit non à l’austérité, non au diktat de l’Union Européenne, non au remboursement d’une dette qu’ils estiment déraisonnable, non à une perte de leur dignité. Les partisans de la rigueur budgétaire rétorqueront que la fête est terminée et que les Grecs doivent enfin faire face à plusieurs décennies pendant lesquelles ils ont vécu au-dessus de leurs moyens. En définitive, le constat est clair : avec un oui ou un non, nos amis Grecs peuvent s’attendre à vivre des années très dures.

On a fréquemment entendu dire, au cours des derniers jours, que les Grecs se trouvent à la croisée des chemins.

Il serait opportun de rappeler la référence implicite : vers la fin du Ve siècle av. J.-C., un intellectuel installé à Athènes, Prodicos de Céos, aurait décrit de manière imagée un choix qui nous concerne tous, celui entre le vice et la vertu. Pour illustrer le dilemme, il a représenté le héros Héraclès arrivé à la croisée de deux chemins ; ou plus précisément, le chemin d’Héraclès se divise en deux, comme un Y. Ce récit nous a été transmis quelques décennies plus tard par Xénophon.

« Le sage Prodicos, dans son traité consacré à Héraclès (celui-là même dont on a fait lecture devant un large public) s’exprime pareillement sur la vertu. Voici plus ou moins ce qu’il dit, dans la mesure de mes souvenirs.

Il raconte qu’Héraclès passait de l’enfance à la maturité. C’est le moment où les jeunes gens, désormais maîtres de leurs capacités, révèlent s’ils vont se tourner vers le chemin de vie passant par la vertu, ou vers celui passant par le vice. Il s’était retiré dans un lieu tranquille en se demandant lequel des deux chemins il devrait emprunter. Or voici que lui apparurent deux femmes de grande taille. La première avait une apparence digne et libre ; son corps était orné de pureté, de ses yeux émanait la pudeur, son aspect respirait la modération et elle portait un vêtement blanc. L’autre était bien en chair, avec un air sensuel, sa peau affichait une couleur à la fois plus blanche et plus rouge que la normale, son aspect la faisait paraître plus redressée que de nature, son regard était impudent et son vêtement faisait ressortir tous ses charmes. Elle s’observait souvent, et regardait aussi si les autres l’observaient, et fréquemment elle dirigeait son regard même vers son ombre.

Comme elles se rapprochaient d’Héraclès, la première marchait à son rythme, tandis que l’autre prit les devants. Elle accourut au-devant d’Héraclès et lui dit :

‘Héraclès, je vois que tu hésites quant au chemin de vie que tu vas emprunter. Si tu me prends pour amie, je te conduirai sur le chemin le plus agréable et le plus facile. Le goût d’aucun plaisir ne te sera refusé et tu passeras ton existence sans éprouver la moindre contrariété. D’abord, tu n’auras à te préoccuper ni de guerres ni de difficultés. Il te suffira de chercher du regard soit la nourriture soit la boisson qui te ferait plaisir, ou encore ce qu’il te plairait de voir, d’entendre, de sentir ou de toucher. Tu te demanderas quels garçons te procureront le plus de jouissance, et comment retirer le plus de plaisir en couchant avec eux, tout en essayant d’obtenir tout cela sans le moindre effort. Si un jour tu hésites à l’idée de manquer de ressources pour profiter de ces choses, tu n’as pas à craindre que je te mène vers un travail qui ferait souffrir ton corps et ton âme : tu jouiras en effet du produit du travail des autres, sans t’abstenir de tout ce dont tu pourrais profiter. Car à ceux qui choisissent ma compagnie, je donne de tirer avantage de tout.’

À ces mots, Héraclès répondit : ‘Femme, comment t’appelles-tu ?’ Elle répliqua : ‘Mes amis m’appellent Félicité, mais mes ennemis me surnomment Vice.’

Sur ces entrefaites, l’autre femme s’avança et dit :

‘Héraclès, me voici aussi près de toi. Je connais ceux qui t’ont engendré, et j’ai appris comment ta nature s’est développée grâce à ton éducation. Je m’attends donc – si tu choisis de suivre ma voie – à ce que tu deviennes rapidement un ouvrier du beau et du noble, et que tu me fasses paraître encore plus honorée et plus illustre par tes bonnes actions. Cependant, je ne vais pas te tromper en te chantant le plaisir ; mais la réalité telle que les dieux l’ont établie, voilà ce que je vais t’exposer de manière véridique. Car rien de la bonté et la beauté véritable ne s’obtient sans peine et sans soin ; c’est le lot que les dieux ont accordé aux hommes. Si tu veux te concilier la faveur des dieux, il te faut leur rendre un culte. Si tu veux que tes amis t’apprécient, il te faut leur faire du bien. Si tu veux qu’une cité t’honore, il te faut lui être utile. Si tu attends de la Grèce tout entière qu’elle t’admire pour ta valeur, il te faut essayer de lui prodiguer tes bienfaits. Si tu veux que la terre porte des fruits en abondance, il te faut la cultiver. Si tu crois que l’on s’enrichit avec des troupeaux, il te faut prendre soin des troupeaux. Si tu brûles d’étendre ton pouvoir par la guerre, et si tu veux pouvoir libérer tes amis et nuire à tes ennemis, il te faut apprendre l’art de la guerre de la part des spécialistes et il te faut t’entraîner. Si tu veux avoir un corps puissant, il te faut l’habituer à se soumettre à ta volonté et il te faut l’exercer dans les efforts et la sueur.’ »

[voir Xénophon, Mémorables 2.1.21-28]

On pourrait s’arrêter ici et considérer que les Grecs, comme Héraclès, ont dû faire le choix entre le vice et la vertu. S’ils avaient été héroïques, ils auraient choisi la voie difficile de la vertu (budgétaire) au lieu de céder aux attraits faciles du vice (financier). Mais tout n’est pas si simple : car ce serait ignorer que, derrière le vote de la semaine passée, d’autres références implicites ont dû aussi influencer le choix des Grecs.

En 480 av. J.-C., les cités grecques ont été confrontées à une attaque massive lancée par Xerxès, roi de Perse. Celui-ci a envoyé à diverses cités de la Grèce des ambassadeurs chargés de réclamer « la terre et l’eau », c’est-à-dire un symbole tangible de soumission. Certaines cités ont accepté de livrer le tribut et se sont inclinées sans coup férir. Mais Xerxès savait d’expérience que d’autres, comme Athènes et Sparte, n’entreraient même pas en matière.

« Vers Athènes et Sparte, Xerxès n’envoya pas ses hérauts pour réclamer la terre, pour la raison suivante. Dans le passé, le roi Darius avait envoyé des ambassadeurs pour demander cela. Or les premiers avaient jeté les délégués dans le barathre [un gouffre], tandis que les seconds les avaient précipités dans un puits, en leur enjoignant d’y puiser la terre et l’eau qu’ils pourraient rapporter à leur roi. »

[voir Hérodote 7.133]

« Or l’expédition lancée par le roi de Perse était dirigée officiellement contre Athènes, mais elle menaçait bien toute la Grèce. Les Grecs étaient au courant depuis longtemps, mais ils ne réagissaient pas tous de la même manière. Les uns, qui avaient livré au Perse la terre et l’eau, étaient confiants à l’idée qu’ils ne souffriraient aucun désagrément de la part du Barbare ; les autres, qui n’avaient pas livré la terre et l’eau, vivaient dans une grande crainte car la Grèce ne comptait pas assez de navires en état de combattre et d’affronter l’envahisseur, alors même que leses gens ne voulaient pour la plupart pas entrer en guerre mais préféraient pactiser avec l’ennemi perse. »

[voir Hérodote 7.138]

On connaît la suite : les Perses pillent Athènes désertée par ses habitants, incendient ses temples et dévastent d’autres cités également. Cela n’empêche toutefois pas les Athéniens d’infliger à la flotte perse une cuisante défaite vers l’île de Salamine, près d’Athènes ; et l’année suivante, une coalition de cités grecques finit le travail en remportant une victoire décisive sur les Perses à Platées, en Béotie. Contre toute attente, les Grecs ont su résister à une armée beaucoup plus puissante, ont accepté de subir des souffrances indicibles, mais l’ont finalement emporté sur l’ennemi. Cette victoire restera présente dans les esprits pendant les longs siècles de domination romaine (à partir de 168 av. J.-C.), puis ottomane (celle-ci concrétisée par la chute de Constantinople en 1453).

Ce n’est qu’en 1833 que les Grecs retrouvent enfin leur indépendance au terme d’une guerre douloureuse contre les Turcs. Désormais, ils n’accepteront plus de perdre cette liberté qui leur a tant coûté. Le « non » des urnes de la semaine passée produit un terrible écho au « non » (ochi ! OXI) des autorités grecques qui ont refusé de capituler face à l’Italie de Mussolini le 28 octobre 1940. Les Grecs parviennent ainsi à repousser les troupes italiennes. Face à l’arrivée des troupes allemandes en avril 1941, toutefois, ils ne font pas le poids. Les Allemands infligent des souffrances terribles à la population grecque : famines, déportations, exécutions sommaires, ils ne leur ont rien épargné. Les Grecs n’ont pas oublié le « jour du ochi », commémoré chaque année le 28 octobre. Le résultat du référendum de dimanche passé était, par conséquent, assez prévisible.

La charge symbolique du vote a été immense, et les références indirectes à des événements marquants de l’histoire grecque ont fortement influencé le résultat. Les Grecs, arrivés à la croisée des chemins, ont fait leur choix ; il importera de le respecter. L’adversaire qu’ils devront désormais affronter ne sera ni la Perse, ni l’Allemagne, mais eux-mêmes.

[image : Héraclès à la croisée des chemins, peintre anonyme, école de Sienne, autour de 1505. Source : wiki commons et http://www.rodon.org/art-razn?id=080219191155]

Redresser les finances athéniennes par l’esclavage ?

SNGCop_039 (2)Au IVe s. av. J.‑C., Xénophon propose une solution pour le moins surprenante afin de redresser les finances d’Athènes : utiliser des esclaves dans les mines du Laurion.

Les difficultés financières en Grèce n’ont pas commencé au XXIe siècle : déjà autour de 355 av. J.‑C., la cité d’Athènes se trouve confrontée à un grave déficit qui amène l’un de ses citoyens, Xénophon, à proposer une solution originale : il suffirait que la cité acquière un nombre important d’esclaves, les fasse travailler dans les mines d’argent du Laurion, au sud de l’Attique, et prélève le bénéfice pour remplir les caisses de la cité. Xénophon a développé ce concept économique ébouriffant dans un bref pamphlet intitulé Les revenus (en grec : poroi), qui nous est conservé.

Il ne s’agit évidemment pas de préconiser le retour de l’esclavage pour redresser les finances de l’État grec moderne. On pourra néanmoins constater que, en matière de théorie économique, les Athéniens de la période classique avaient déjà compris un certain nombre de choses. Xénophon avait notamment conscience de l’importance de la monnaie dans un système de consommation :

« Lorsque les cités sont prospères, les hommes ont un fort besoin d’argent : car ils veulent dépenser pour acheter de belles armes, de bons chevaux, des maisons et de splendides ameublements ; et lorsque les cités souffrent, sous l’effet soit d’une mauvaise récolte soit d’une guerre, on a d’autant plus besoin de monnaie pour se procurer le nécessaire et des alliés. » [voir Xénophon, Revenus 4.8-9]

L’argent, qui sert à fabriquer la drachme athénienne, constitue le fondement du projet développé par Xénophon. Les mines du Laurion ont déjà servi, dans le passé, à financer la construction d’une flotte de guerre grâce à laquelle les Athéniens – en 480 – ont infligé une cuisante défaite à la flotte perse au large de l’île de Salamine. La difficulté, selon Xénophon, c’est que les bénéfices de l’exploitation des mines finissent dans la poche d’entrepreneurs privés, alors que la cité pourrait elle aussi exploiter le filon.

« Ceux d’entre nous que la question préoccupe savent depuis longtemps, je pense, qu’autrefois Nicias fils de Nicératos a acheté mille esclaves pour les faire travailler dans les mines ; il les louait à Sosias le Thrace, à condition que celui-ci lui paie chaque jour une commission nette d’une obole [un sixième de drachme] par homme et qu’il maintienne les effectifs constants. » [voir Xénophon, Revenus 4.14]

Xénophon décrit ainsi un système dans lequel un entrepreneur acquiert des esclaves, les confie à un sous-traitant étranger, et se contente de percevoir une commission certes modeste, mais qui est démultipliée par le nombre impressionnant des esclaves engagés, et qui se renouvelle chaque jour. Le propriétaire des esclaves s’épargne tous les soucis puisque c’est à son sous-traitant d’entretenir la troupe des hommes à exploiter. Ainsi l’investissement de départ consenti par Nicias pour acheter ses mille esclaves aura été rapidement rentabilisé. Xénophon propose désormais que la cité athénienne fasse de même, et que l’État devienne lui aussi un entrepreneur.

« Si l’on réalisait ma proposition, la seule innovation serait la suivante : de même que des particuliers achètent des esclaves et en tirent un revenu considérable, de même la cité pourrait acheter des esclaves publics, jusqu’à atteindre trois hommes pour chaque citoyen athénien. » [voir Xénophon, Revenus 4.17]

Le projet de Xénophon ne résoudra pas la crise financière actuelle en Grèce, et d’ailleurs les Athéniens de l’époque n’ont pas mis en œuvre cette mesure. Le pamphlet rédigé par Xénophon soulève cependant des questions. Athènes, berceau de la démocratie, devait une partie de sa prospérité aux mines d’argent situées dans le massif montagneux du Laurion, à l’extrémité sud de l’Attique. Les esclaves utilisés pour extraire le précieux minerai risquaient tous les jours leur vie dans de sombres boyaux qui pouvaient s’effondrer à tout moment. Encore aujourd’hui, le visiteur passant sur les hauteurs du Laurion prend le risque de tomber dans des puits profonds qui parsèment le paysage. De riches citoyens athéniens investissaient donc leur capital dans l’acquisition d’esclaves, considérés comme de simples moyens de production. Leur contribution au fonctionnement du système se limitait à la perception d’une commission auprès de leurs sous-traitants, des étrangers qui assuraient la gestion concrète de l’opération. La proposition de Xénophon, consistant à transformer l’État en un entrepreneur, s’explique notamment par le fait que l’impôt sur le revenu n’existait pas dans l’Athènes antique. Si cette cité a produit le modèle sur lequel se sont construites nos démocraties modernes, en revanche elle a aussi rencontré des difficultés importantes, notamment sur le plan financier.

[image : tétradrachme attique, env. 450 av. J.‑C. http://en.wikipedia.org/wiki/Greek_drachma ]