Grosse bêtise ? C’est la faute à Zeus et Héra, qui ont transféré aux hommes la capacité à se tromper lourdement.
- Chérie, je crois que j’ai fait une grosse bêtise…
- Une grosse bêtise comme d’habitude, ou une grosse grosse bêtise ?
- Plutôt une grosse grosse bêtise. Je me suis disputé avec l’un de mes employés qui gère l’informatique de l’entreprise, et il s’est vexé. Il veut quitter son poste. Entre-temps tout le secteur de production est à l’arrêt parce que le système informatique est tombé en panne.
- Effectivement, une grosse grosse bêtise de ta part.
- Mais ce n’est tout de même pas de ma faute s’il ne veut pas reconnaître mon autorité !
- C’est peut-être la faute de Zeus et Héra ?
- J’ai de la peine à te suivre : qu’est-ce que tes dieux grecs ont à voir avec mon responsable du secteur informatique ?
- Zeus, après avoir fait une grosse grosse bêtise, a décidé que désormais, il prierait les hommes de les commettre à sa place.
- Moi, je suis dans les ennuis jusqu’au cou, et tu me parles de mythologie !
- Espèce de misanthrope cacochyme, tu pourrais au moins essayer de comprendre d’où te vient cette propension à faire des gaffes que tu pourrais éviter. Allez, écoute un peu, ça te changera les idées. J’ai récupéré l’exemplaire de l’Iliade que tu voulais utiliser pour allumer des feux de cheminée l’hiver prochain.
- Bon c’est parti pour les bêtises de Zeus…
- Voilà : dans l’Iliade, Agamemnon a commis une grosse grosse bêtise. Il a vexé Achille alors qu’il a vraiment besoin de lui. Achille s’est retiré du combat.
- Un peu comme mon responsable de l’informatique ?
- Tu commences à comprendre. Pour aller droit au but, l’entêtement d’Agamemnon et Achille conduit à la catastrophe : Patrocle, fidèle compagnon d’Achille, y laisse sa peau. Finalement, Achille et Agamemnon décident de recoller les pots cassés. Alors Agamemnon, pour sauver la face, tente d’expliquer pourquoi il a commis une énorme erreur de jugement.
« Eh oui ! Autrefois, c’est Zeus qui s’est laissé égarer, lui dont on dit qu’il est plus avisé que tous les hommes et les dieux. Héra l’avait roulé dans la farine par ses ruses féminines, le jour où Alcmène était sur le point de mettre au monde le fort Héraclès dans Thèbes aux belles murailles. Voici ce que Zeus proclama à tous les dieux :
‘Écoutez-moi, vous tous dieux et déesses : je vais vous dire le fond de ma pensée. Aujourd’hui, Ilithye – celle qui veille sur les douleurs de l’accouchement – va faire voir le jour à un homme qui régnera sur tous ses voisins qui sont de naissance humaine et qui sont de mon sang.’
Alors la puissante Héra, par ruse, lui dit :
‘Tu ne tiendras pas parole : tu n’accompliras pas ce que tu dis. Alors vas-y, Olympien, prononce devant moi un serment contraignant. Jure qu’il régnera sur tous ses voisins, l’homme qui aujourd’hui tombera entre les pieds d’une femme et qui sera de ton sang.’
Telles furent ses paroles ; et Zeus ne se rendit pas compte qu’il y avait un piège, mais il prêta un grand serment qui lui fit commettre une grosse bêtise.
Héra, d’un bond, quitta les hauteurs de l’Olympe et se rendit rapidement à Argos d’Achaïe, où elle trouva la robuste épouse de Sthénélos, descendant de Persée. Celle-ci était enceinte d’un garçon ; elle en était au septième mois de grossesse. Héra lui fit voir le jour bien qu’il fût prématuré : elle mit fin à la grossesse, coupant l’herbe sous les pieds d’Ilithye. Puis elle annonça la chose à Zeus, fils de Kronos :
‘Père Zeus à la foudre étincelante, j’ai quelque chose à te dire. Voilà, il est né, l’homme valeureux qui régnera sur les gens d’Argos. Il s’appelle Eurysthée, c’est le fils de Sthénélos descendant de Persée, de ton sang. Il est bien placé pour régner sur les Argiens !’
Telles furent ses paroles, et une douleur aiguë pénétra Zeus au plus profond de son cœur. Aussitôt, il saisit Até [l’Égarement personnifié] par les boucles brillantes de ses cheveux, et dans sa fureur il prononça un serment contraignant : Até ne retournerait plus jamais ni sur l’Olympe ni dans le ciel étoilé, puisqu’elle égarait tout le monde. Sur ces mots, en la tenant dans sa main il la fit tournoyer puis la précipita du haut du ciel étoilé. Até arriva bientôt chez les hommes pour se mêler de leurs affaires.
Et Zeus ne cessait de se plaindre de ce qu’elle avait fait, lorsqu’il voyait son propre fils [Héraclès, né après Eurysthée], soumis à des travaux indignes à cause des épreuves qu’Eurysthée lui infligeait. »
- Donc, si j’ai bien compris ton histoire, Zeus a fait une grosse grosse bêtise et, pour éviter d’en commettre d’autres à l’avenir, il a décidé que désormais ce seraient les hommes qui se tromperaient ? Et c’est pour cela qu’Agamemnon et moi avons gaffé ?
- Parfaitement. Comme tu as si bien écouté, je vais terminer avec une bonne nouvelle : ton informaticien a essayé de t’appeler par téléphone tout à l’heure. C’est moi qui ai répondu et j’ai tout arrangé pour toi : il reprendra son service demain.
- …
- Eh bien, tu n’as pas l’air content ?
- J’espère que tu lui as dit que son comportement était inadmissible ?
[image : Johann Heinrich Tischbein, La dispute entre Achille et Agamemnon (1776)]