Faut-il protéger les étudiant(e)s des horreurs de la mythologie ?

persephoneDevrait-on épargner à des victimes d’agressions sexuelles la lecture et l’étude de passages de la littérature grecque et latine relatant des rapts ou des viols ? La question se pose aux États-Unis, et elle sonne comme un écho aux réflexions de Platon sur la place de la poésie dans la cité.

Une récente recommandation émise par une commission de l’Université de Columbia a suscité un certain émoi dans les murs de cette vénérable institution : la lecture de certains passages des Métamorphoses d’Ovide pourrait s’avérer difficile pour des personnes ayant subi une agression à leur intégrité sexuelle.

On pense en particulier à l’histoire de Daphné, poursuivie par les ardeurs d’Apollon, qui ne doit son salut qu’à sa transformation en laurier. C’est aussi le cas de Perséphone, enlevée par Hadès et forcée de l’épouser malgré ses véhémentes protestations (et celles de sa mère Déméter).

Par conséquent, les enseignants devraient prendre certaines précautions pour éviter de soumettre leurs étudiant(e)s à des situations déplacées. La mythologie contiendrait en effet des récits reflétant « l’exclusion et l’oppression, et pouvant être difficiles à lire et à discuter pour des personnes ayant échappé à ces situations, des personnes de couleur ou un(e) étudiant(e) venant d’un milieu financièrement défavorisé » [ma traduction].

Soyons clairs sur un point fondamental : les victimes de pressions ou d’attaques sexuelles méritent d’être défendues ; elles doivent aussi être écoutées avec toute l’attention requise. Il en va de même pour les personnes souffrant d’exclusion, sous quelque forme que ce soit. La question que pose la commission de l’Université de Columbia va cependant plus loin : faut-il protéger nos étudiant(e)s contre le contenu de la mythologie classique ? et si l’on poussait plus loin le raisonnement, faudrait-il renoncer à faire lire certains textes qui pourraient choquer des personnes ayant souffert d’une agression, d’oppression ou d’exclusion ?

Pour tenter de mieux cerner le problème, commençons par rappeler l’enlèvement de Perséphone, tel qu’il nous est rapporté dans l’Hymne homérique à Déméter. Ensuite, nous verrons comment Platon, dans la République, a abordé la question des dangers de la mythologie pour la communauté, et en particulier pour les jeunes.

Voici le début de l’Hymne homérique à Déméter :

« C’est par Déméter que je commence mon chant, la déesse auguste à la belle chevelure, elle et sa fille aux fines chevilles, qu’Hadès a enlevée (mais Zeus, qui tonne d’une voie grave et profonde, la lui avait accordée). Perséphone se trouvait loin de Déméter, la déesse au glaive d’or qui produit des fruits brillants.

Elle jouait avec les filles d’Océan au profond décolleté, et elle cueillait des fleurs : des roses, du safran et de belles violettes dans un pré moelleux ; elle prenait aussi des iris, de l’hyacinthe et du narcisse.

Cette dernière fleur avait été produite par la Terre comme un piège pour la jeune fille aux yeux en forme de boutons de fleurs. La Terre voulait faire plaisir à Hadès, celui qui nous recevra tous. La fleur brillait de manière étonnante, une merveille à contempler pour tous, aussi bien les dieux immortels que les hommes mortels. De sa racine poussaient cent têtes, et elle exhalait une odeur d’encens. Le vaste ciel brillait au-dessus, toute la terre souriait, et de même le gonflement salé de la mer.

Tout étonnée, la jeune fille allongea les deux mains pour saisir le bel objet. Mais la terre aux larges routes s’entrouvrit dans la plaine de Nysa, et voici que surgit avec ses chevaux immortels le seigneur Hadès, celui qui nous recevra tous, le fils de Cronos aux noms multiples.

Elle ne voulait pas, mais il la saisit et la plaça sur son char doré, l’emportant tandis qu’elle poussait des hurlements. D’une voix stridente, elle appela au secours son père, Zeus fils de Cronos, le plus grand et le meilleur des dieux. Mais personne, ni dieu ni mortel, n’entendit sa voix, même pas les oliviers aux fruits brillants, sauf la fille de Persès, dont le cœur était encore innocent, Hécate au délicat bandeau, qui l’entendit depuis sa grotte, et le seigneur Soleil, brillant fils d’Hypérion, tandis que la jeune fille appelait au secours son père, le fils de Cronos. Mais lui se tenait à l’écart des dieux, dans son temple où il recevait de nombreuses prières, accueillant de belles offrandes de la part des hommes mortels. »

[voir l’Hymne homérique à Déméter 1-29]

On assiste donc à un véritable rapt : Hadès enlève Perséphone contre son gré. Elle a beau hurler, presque personne ne l’entend ; et son propre père ne s’en soucie guère car il est de mèche avec Hadès.

La difficulté réside cependant dans le fait que, derrière ce récit atroce, on reconnaît aussi un texte d’une grande beauté. Faudrait-il, au nom des victimes, renoncer à le lire ? Ou devrait-on prendre des précautions spéciales pour ne pas aggraver les blessures de diverses victimes ?

Divers auteurs antiques ont déjà soulevé le problème, d’une manière ou d’une autre. Pour Platon, la poésie pose une réelle difficulté précisément parce que, tout présentant une forme plaisante, elle offrirait un contenu où dominent le mensonge, la violence et le crime. Dans la République, il met en scène le personnage de Socrate, qui dit notamment :

« – Permettrons-nous donc facilement que n’importe quel enfant puisse écouter des récits fabriqués par n’importe qui, absorbant dans son âme des opinions pour l’essentiel opposées à celles qu’ils devraient, à notre avis, avoir lorsqu’ils atteignent l’âge adulte ? – Non, nous ne le permettrons d’aucune façon ! – Ils nous faut donc d’abord, me semble-t-il, surveiller les faiseurs de mythes : s’ils font de bons récits, nous les approuverons ; sinon, nous les censurerons. Puis nous encouragerons les mères et les nourrices à raconter à leurs enfants les récits approuvés, et à façonner leurs âmes par les récits encore plus qu’on ne pourrait façonner leurs corps à la main. Mais la plupart des récits qu’elles racontent maintenant, il faut les rejeter. »

[voir Platon, République 377b – c]

Plus loin, Socrate dit encore :

« L’histoire d’Héra enchaînée par son fils, et d’Héphaïstos précipité du ciel par son père parce qu’il s’apprêtait à défendre sa mère alors qu’elle était battue, et tous les combats entre les dieux qu’Homère a racontés, il ne faut pas les admettre dans notre cité, qu’elles aient un sens allégorique ou non. »

[voir Platon, République 378d]

Au terme d’un long débat sur la question, Socrate portera un jugement assez définitif à l’encontre d’Homère :

« Ainsi donc, mon cher Glaucon, quand tu rencontreras des gens qui font l’éloge d’Homère en affirmant que c’est ce poète qui a fait l’éducation de la Grèce, et que pour enseigner l’administration des affaires humaines il faut prendre Homère en main, l’apprendre et régler toute sa conduite personnelle en suivant ce poète, je réponds : ‘Salue et accueille ces gens parce qu’ils sont aussi compétents que possible, et accorde-leur qu’Homère est l’auteur le plus poétique qui soit, même le prince des tragédiens ; mais sache que, en matière de poésie, il ne faut admettre dans la cité que les hymnes pour les dieux et les éloges des gens de bien.’ »

[voir Platon, République 606e]

Censurer la poésie pour le bien de la cité : le programme politique de Socrate, tel que Platon nous le présente, ouvre la voie à bien des régimes totalitaires.

Pour en revenir aux récits de la mythologie où se produisent des enlèvements, des viols ou d’autres horreurs du genre, devrait-on suivre la ligne d’un Platon qui, au nom de l’intérêt général, souhaiterait restreindre l’accès à la poésie ? Ce serait aller à l’encontre d’une lecture critique des textes. La tâche des enseignants est précisément de permettre aux lecteurs, quel que soit le contexte dont ils sont issus, de savoir affronter un texte difficile. La mythologie ne doit pas servir à raviver des blessures, mais elle peut au contraire contribuer à les atténuer par une lecture intelligente.

[image : le rapt de Perséphone, relief italien de la Renaissance]