La Grande Catastrophe et le sens des mots

La Grande Catastrophe fait référence à l’expulsion des Grecs d’Asie Mineure. Mais que veut donc dire le mot « catastrophe » ?

Le 24 juillet 2023, on a commémoré tant bien que mal la signature du Traité de Lausanne, un accord qui devait régler non seulement le statut de la Turquie moderne, mais aussi celui des peuples liés de près ou de loin à cette république naissante : Kurdes, Arméniens, et aussi Grecs d’Asie Mineure. Ce traité a laissé de profondes blessures chez tous ceux qui se sont sentis ignorés, voire trahis par les grandes puissances de l’époque, et leurs descendants en portent encore la marque aujourd’hui. Les plaies ne vont pas se refermer de sitôt.

En Grèce, on évoque encore la Megali Katastrophi, la « grande catastrophe » qui a mené à un échange de populations de grande ampleur : aux termes du Traité de Lausanne, 1.5 millions de Grecs ont été expulsés de la côte d’Asie Mineure, tandis que 500 000 Turcs vivant en Grèce étaient contraint de rejoindre la Turquie. Une année plus tôt, Smyrne avait été livrée aux flammes et les réfugiés arrivés à Athènes ont transformé la ville et ses environs.

Ainsi, le Traité de Lausanne a mis fin à une présence grecque en Asie Mineure remontant au début du premier millénaire avant l’ère chrétienne. C’est l’occasion de s’interroger sur le sens même du mot καταστροφή / katastrophê : avant de signifier « catastrophe », il désigne en effet tout processus de retournement, et en particulier la conquête militaire.

L’historien Thucydide évoque la période où, selon lui, les Grecs se sont mis à développer une flotte militaire, entre la fin du VIe et le début du Ve siècle. Dans ce contexte, il fait usage aussi bien du verbe katastrephô que du substantif katastrophê.

« Voilà donc quel était la situation en ce qui concerne le développement de la flotte parmi les Grecs, aussi bien celle des temps anciens que celle qui s’est constituée plus tard. Or ceux qui consacraient leurs efforts à ces activités acquirent une puissance non négligeable, à la fois grâce à leurs revenus et par le commandement qu’ils s’assuraient sur les autres. En effet, en faisant voile contre les îles (c’était particulièrement le cas de ceux qui ne possédaient pas de territoire suffisant pour vivre), ils les soumettaient à leur pouvoir [katastrephonto !].

Toutefois, il n’y avait pas de guerre sur terre qui aurait permis un accroissement de pouvoir. Les guerres qui eurent lieu se firent contre des voisins directs, et les Grecs ne lancèrent pas d’expédition à l’extérieur depuis leur propre territoire en vue de soumettre d’autres à leur pouvoir [katastrophêi !]. »

Thucydide 1.15

Pour Thucydide, la katastrophê n’est donc pas une catastrophe, ni une destruction à proprement parler : il s’agit d’une action menée par un ennemi qui soumet un territoire et son peuple à son pouvoir. La Megali Katastrophi des Grecs d’Asie Mineure était un grand malheur, une catastrophe au sens moderne du terme ; elle était aussi, au sens ancien, une opération par laquelle une puissance militaire a mis la main sur la côte d’Asie Mineure. Deux visions se sont opposées : d’une part, la Grande Idée qui visait à la création d’un État regroupant tous les Grecs dans un État-nation, d’autre part le projet d’une République Turque rendue aussi homogène que possible par l’expulsion des éléments considérés comme étrangers. Difficile de réconcilier les deux…

S’il avait pu, il aurait roulé en Porsche

Alcibiade, issu d’une richissime famille athénienne, se passionnait pour les courses de chars (un peu la Porsche de l’époque). Un fils à papa comme on en fait encore aujourd’hui.

Tant qu’il y aura beaucoup d’argent, les fils à papa ont de beaux jours devant eux. Alcibiade était plutôt un petit-fils à grand-maman, puisque c’est par sa grand-mère Deinomaché qu’il se rattachait au puissant et richissime clan des Alcméonides. Après la mort de son papa en 447 av. J.-C., le jeune Alcibiade fut placé sous la protection de son oncle Périclès.

Fortuné, beau, énergique, arrogant, ambitieux, Alcibiade avait tout pour réaliser une carrière fulgurante – et pour agacer ses concitoyens à Athènes. Dans le Banquet, Platon nous le présente comme un fêtard superficiel qui essaie en vain de se faire draguer par Socrate. La tirelire du jeune homme devait se remplir sans trop d’efforts et Alcibiade, soucieux de projeter dans la cité l’image d’un gagnant, s’était passionné pour les courses de chars. Aujourd’hui, les fils à papa se font offrir une Porsche et, s’ils ont vraiment beaucoup de moyens, ils peuvent s’essayer à la Formule 1. Dans la Grèce du Ve siècle, à défaut de Porsche, on confiait à un cocher professionnel la conduite d’un char de course tiré par quatre chevaux.

Alcibiade entretenait ainsi une véritable écurie de course afin d’aligner plusieurs quadriges dans les jeux les plus prestigieux de la Grèce, à commencer par les Jeux Olympiques. C’est là que, en 416 av. J.-C., il a fait courir simultanément sept attelages ! Devant une telle puissance de feu, que pouvaient ses concurrents ? Plutarque, un demi-millénaire après l’événement, nous fait un résumé.

L’écurie d’Alcibiade devint célèbre, notamment par le nombre d’attelages qu’il entretenait. En effet, à part lui, personne – ni simple particulier ni roi – n’engagea simultanément sept chars lors des Jeux Olympiques. Or le fait qu’il ait remporté la première place, la deuxième et la quatrième (d’après Thucydide ; Euripide parle de la troisième) surpasse en éclat et en gloire toutes les ambitions.

Voici ce qu’Euripide dit dans son chant :

« C’est toi que je célébrerai par mon chant, fils de Clinias ! Une victoire, c’est déjà beau ; mais le plus beau – et aucun autre Grec n’y est parvenu – c’est avoir concouru pour remporter la première, la deuxième et la troisième place, et de revenir deux fois, sans efforts, pour te faire acclamer par le héraut tandis que tu recevais la couronne d’olivier. »

Plutarque, Vie d’Alcibiade 11.1-3

Le succès d’Alcibiade n’a pas manqué de lui monter à la tête. Il en vient alors à croire à une communauté de destins entre sa propre personne et l’État athénien dans son ensemble. S’il gagne, alors Athènes peut gagner, pour autant qu’on lui confie le commandement militaire. C’est du moins ce que suggère l’historien Thucydide, contemporain des événements, en citant un discours qu’il place dans la bouche d’Alcibiade.

« C’est à moi plus qu’à d’autres, mes concitoyens, qu’il convient d’avoir le commandement (car il faut bien que je commence par ce point, puisque Nicias m’a provoqué), et en même temps je pense être digne de cette charge. Quant aux reproches qu’on m’adresse, ils sont source de gloire pour mes ancêtres et pour moi-même, et ils servent aussi les intérêts de notre patrie.

Les Grecs, en effet, se sont fait une idée de notre puissance qui dépassait la réalité à cause de ma participation éclatante aux Jeux Olympiques (avant cela, ils pensaient que nous étions épuisés par la guerre) : j’ai en effet engagé sept chars, un chiffre qu’aucun particulier n’a atteint dans le passé, et j’ai remporté la première place, ainsi que la deuxième et la quatrième. Ensuite, j’ai tout arrangé pour célébrer dignement cette victoire. À part l’honneur qu’on accorde d’ordinaire à de tels exploits, le simple fait de l’avoir réalisé témoigne déjà de notre puissance. »

Thucydide 6.16.1-2

Gonflé, le fils à papa : si les adversaires d’Athènes respectent la cité, ce serait à cause du prestige des victoires obtenues par ce jeune arrogant. Athènes ne saurait être exsangue si un Alcméonide parvient à écraser tous ses concurrents aux Jeux Olympiques.

Qu’on se rassure : après avoir vivement impressionné ses concitoyens, Alcibiade poussera le bouchon trop loin et tombera en disgrâce. On le verra osciller entre Sparte, la Perse, avant qu’il ne retourne brièvement à Athènes, pour être finalement forcé à repartir, et il sera liquidé en 404. Comme quoi, pour parodier Corneille, « aux âmes bien nées, la valeur attend parfois le nombre des années. »

Financer la culture ou finir écrabouillé

La culture n’est pas un bien accessoire, elle est essentielle pour nous tous. Les dieux veillent à nous le rappeler.

Les poètes ne se nourrissent pas de la rosée des fleurs : ils doivent pouvoir manger, comme vous et moi. Plus largement la culture n’est pas un luxe qu’on se paie de temps en temps, une fois qu’on a fini de payer la facture des avions de combat. Sans le théâtre, la poésie, la musique, l’écriture, le cinéma, la peinture, ou – osons le dire ! – une connaissance des langues anciennes, nous mangerons certes, mais ce sera un repas sans sel.

Tu veux de la culture ? Il faut payer. Pas de culture ? Tu finiras écrabouillé. C’est du moins ce que suggère une savoureuse anecdote relative au poète Simonide. Lecteur amoureux de la langue grecque, sois averti : Simonide était un Grec originaire de l’île de Kéos (aujourd’hui Kéa, au sud-est d’Athènes), mais l’histoire qui va suivre nous est transmise par Cicéron, qui écrivait en latin.

On raconte (…) que Simonide banquetait à Crannon, en Thessalie, chez Scopas – un homme prospère et considéré – et il avait exécuté le chant qu’il avait composé en son honneur. Pour l’embellir, à la manière des poètes, il avait inséré d’abondantes références à Castor et Pollux.

Avec une mesquinerie excessive, Scopas dit à Simonide que, pour ce chant, il lui donnerait la moitié du prix convenu ; quant au reste, il pouvait le demander aux Tyndarides [Castor et Pollux] s’il voulait, puisqu’il avait fait autant leur éloge que le sien.

Or on raconte que, peu après, on annonça à Simonide qu’il était attendu dehors : il y avait deux jeunes gens qui se tenaient à la porte et qui l’appelaient avec insistance. Il se leva, se rendit à la porte, mais ne vit personne.

Sur ces entrefaites, la salle de banquet où dînait Scopas s’effondra. Ce dernier périt dans le désastre avec sa famille. Ses proches voulurent les enterrer mais ils ne parvenaient en aucune façon à reconnaître les gens car ils étaient défigurés. On dit que Simonide, à partir de la mémoire qu’il avait conservée de la place de chacun dans le banquet, put identifier chaque personne pour être enterrée.

Cicéron, Sur l’orateur 2.86

Boum ! Scopas s’est montré pingre envers un poète, les dieux interviennent pour corriger le tir. Il n’aura échappé à personne que ce récit souligne aussi le rôle de la mémoire : si nous avons tant besoin des poètes et de tous les autres acteurs de la culture, c’est parce qu’ils servent à conserver la mémoire des humains.

Vous prendrez bien une île flottante ?

Le réchauffement climatique submerge les Maldives, où l’on se met à construire des îles artificielles pour résister à la montée des eaux.

  • Chérie, cela fait longtemps que je n’avais pas si bien mangé. Par les rots de Polyphème, quel restaurant ! Et j’ai vu que, pour le dessert, on nous propose une île flottante. Mmmmmh…
  • Mais vas-y, mon chou, fais-toi plaisir avec ton île flottante. Commande-la avant qu’elle ne soit submergée, comme les Maldives.
  • Comment ça, les Maldives ?
  • Tu sais, cet archipel dans l’Océan Indien : ces îles sont tellement proches du niveau de la mer que, à cause du réchauffement climatique, la montée du niveau des océans est en train de les recouvrir. D’ailleurs, le gouvernement de l’archipel a décidé de construire des îles artificielles pour reloger une partie de la population.
  • Aaaah, chérie, tu vois ce que c’est que le progrès ? Tes Grecs d’autrefois n’auraient jamais été capables d’en faire de même.
  • Détrompe-toi, mon chou, eux aussi ont eu leur île flottante, Délos. Mais ça tombe bien : par un hasard extraordinaire, j’ai justement dans mon sac un texte de Callimaque qui devrait t’intéresser.  Pour te faire patienter entre le fromage et le dessert, je peux t’en faire la lecture.
  • Tu veux dire que, pour sortir au restaurant, tu prends l’un de tes vieux livres poussiéreux ? Il doit être important à tes yeux, le sieur Callimaque…
  • C’était un poète de grand renom. Venu de Cyrène, en Libye, il était actif à Alexandrie au IIIe siècle avant notre ère.
  • Tu ne vas pas me donner un cours de littérature au restaurant, tout de même ?
  • Essaie plutôt d’apprécier ce que Callimaque raconte à propos de l’île de Délos. Pour comprendre de quoi il s’agit, il faut savoir que la déesse Léto a été mise enceinte par Zeus. Or Héra en conçoit une légitime jalousie et elle interdit formellement à tous les lieux de la Terre d’accueillir Léto pour qu’elle puisse accoucher. Le poète s’adresse ici directement à l’île de Délos.

Que souhaiterais-tu entendre ? Serait-ce comment, aux origines, le grand dieu [Poséidon] frappa les montagnes de son trident (c’étaient les Telchines qui le lui avaient fabriqué) et créa les îles de la mer ? Il les souleva toutes des profondeurs et les fit rouler dans la mer, avant de les enraciner sur le fond, dans les abimes, pour leur faire oublier le continent.

Mais toi, tu ne subissais pas cette contrainte : libre, tu voguais sur les flots. Autrefois, on t’appelait Astéria car – semblable à un astre – tu avais fui les cieux et une union avec Zeus pour te réfugier dans les profondeurs. À cette époque, Léto la dorée n’avait pas encore eu de contact avec toi ; on t’appelait encore Astéria, et non Délos.

Callimaque, Hymne à Délos 29-40

  • Alors si j’ai bien compris, Délos s’appelle encore Astéria, elle flotte sur la surface de la mer, et elle n’a pas encore fait connaissance avec Léto ?
  • Bravo, tu deviens perspicace ! Et maintenant, de nombreux endroits seraient prêts à accueillir Léto pour lui permettre d’accoucher, mais Héra le leur interdit. Même les îles n’ont pas le droit de recevoir Léto. C’est alors qu’il se produit quelque chose de bizarre : Léto porte en son ventre Artémis et Apollon, et voici qu’elle entend la voix de ce dernier !
  • Comment ? Apollon n’est pas encore né mais il émet déjà une prophétie depuis le ventre de sa mère ? Ils sont fous, tes Grecs !
  • Peut-être un peu, mais c’est comme ça. Écoute donc ce qu’Apollon apprend à sa mère.

« Mère, écoute-moi : on peut apercevoir sur les eaux une île minuscule qui erre à la surface. Elle n’a pas ses pieds plantés dans le sol, mais elle vogue sur les courants comme une asphodèle. Elle dérive là où la mer la porte, sous l’effet des souffles du Notos, de l’Euros. C’est vers cette île qu’il te faut me porter : car elle t’accueillera volontiers. »

Callimaque, Hymne à Délos 190-195

  • Stop ! Si l’île reçoit Léto, Héra va être furieuse, non ?
  • C’est un risque, tu as raison, mais l’île a pitié de Léto et elle s’excuse par avance auprès d’Héra.

Tu te consumais en voyant la pauvre [Léto] chargée par les douleurs de l’enfantement : « Héra, fais de moi ce que tu voudras ; car je n’ai pas tenu compte de tes menaces. Et toi, Léto, viens, viens ! » Telles furent tes paroles. Quant à Léto, elle put mettre un terme à sa maudite souffrance. (…) Elle délia sa ceinture et appuya ses épaules au tronc d’un palmier, dans une douleur qui la laissait dans une impuissante douleur. Une sueur humide lui couvrait la peau, tandis qu’elle parlait faiblement : « Mon enfant, pourquoi charger ta mère ? Elle est là, mon cher, l’île qui flotte sur la mer. Nais, nais, mon enfant, sors de mon sein avec douceur ! »

Callimaque, Hymne à Délos 201-214

  • L’histoire se finit donc bien, semble-t-il.
  • Pas si vite, mon chou : maintenant, l’île est dénoncée à Héra par la déesse Iris, messagère des dieux !

« Héra que nous honorons, tu l’emportes de beaucoup sur les autres déesses. Je suis à toi et tout t’appartient. Toi, tu trônes sur ton noble trône sur l’Olympe ; nous ne craignons la main d’aucune autre déesse. Toi, tu sais qui mérite ta colère.

Alors voilà : Léto est en train de dénouer sa ceinture sur une île. Toutes les autres l’ont repoussée et ont refusé de l’accueillir ; mais Astéria s’est approchée et l’a appelée par son nom, Astéria la pourriture de la mer. Maintenant tu sais, toi aussi.

Mais, chère maîtresse protège tes serviteurs – car tu en as le pouvoir – eux qui par ta volonté foulent la terre. »

Callimaque, Hymne à Délos 218-227

  • Ça va chauffer pour l’île…
  • Eh bien non : Héra ne la punira pas car elle sait faire la part des choses. Astéria sera désormais fixée sur le fond de la mer et prendra le nom de Délos. C’est là que naîtront Apollon et Artémis.
  • Hem ! Pardon, Madame, Monsieur…
  • Oui ? Nous pouvons enfin commander notre île flottante ?
  • Pas vraiment : en fait, le restaurant est en train de fermer. Votre conversation a duré un peu longtemps et notre cuisinier est déjà reparti.

La courtisane de Corinthe : suite de l’enquête

Laïs, qui vendait ses charmes au sommet de l’Acrocorinthe, nous livre quelques détails sur sa vie mouvementée.

C’est moi, Laïs. J’ai accueilli des marins par centaines quand ils faisaient escale à Corinthe. Ils gravissaient l’Acrocorinthe pour me rendre visite dans le temple d’Aphrodite. J’ai dû avoir un joli succès puisque, deux siècles après ma mort, Antipater rappelait mon souvenir depuis sa Phénicie natale.

Et puis voilà que ça continue : deux millénaires se sont écoulés et il y a toujours des gens pour évoquer mon nom. Un prof de grec s’amuse à traduire Antipater et il raconte des bêtises. Il se demande si je faisais partie du contingent des prostituées offertes par Xénophon de Corinthe en 464. Il se trompe ! Il devrait écouter Natacha, une étudiante, qui a retrouvé la vérité.

Vous voulez savoir comment j’ai atterri à Corinthe ? C’est Pausanias le Périégète qui vous le dira au moment où, dans ses voyages, il se balade à Corinthe. Cela fait longtemps que je suis morte, mais les Corinthiens ne m’ont toujours pas oubliée.

En montant vers Corinthe, sur le chemin on passe des monuments, notamment celui de Diogène, près de la porte de la ville. Il s’agit de Diogène de Sinope, celui que les Grecs appellent le Chien (le Cynique si vous préférez). Devant la ville, il y a un bois de cyprès appelé le Kraneion. On y trouve un sanctuaire consacré à Bellérophon, un temple dédié à Aphrodite Malainis, et aussi la tombe de Laïs, sur laquelle on a sculpté une lionne tenant dans ses pattes de devant un bélier.

En Thessalie, il y a aussi un autre monument que l’on attribue à Laïs : elle s’était en effet rendue en Thessalie par amour pour Hippostratos.

À l’origine, on raconte qu’elle était venue d’Hykara, en Sicile. Encore enfant, elle a été emmenée prisonnière par Nicias et ses soldats athéniens. On l’a vendue à Corinthe, où elle surpassait en beauté toutes les courtisanes de l’époque. Elle a suscité une telle admiration parmi les Corinthiens que, encore aujourd’hui, ils se disputent pour revendiquer Laïs comme l’une des leurs.

Pausanias 2.2.4-5

Je me souviens : quand Nicias a essayé de mettre la main sur Syracuse en 413, ses troupes ont effectué des raids de pillage en Sicile. Ils ont débarqué dans ma ville, à Hykara, et ils m’ont emmenée. Je n’étais qu’une enfant mais ils m’ont prise. Ironie du sort, c’est à leurs ennemis les Corinthiens que les Athéniens m’ont vendue pour faire la pute sur l’Acrocorinthe.

J’ai grandi et j’étais très belle, paraît-il. L’avantage, c’est que les marins de passage payaient bien et que, après quelques années, j’ai pu mettre un peu d’argent de côté. Quand Hippostratos, venu de la lointaine Thessalie, est arrivé à Corinthe, le coup de foudre a été immédiat. J’ai rassemblé mon argent et j’ai pu racheter ma liberté ; Hippostratos m’a donné un coup de main, c’est vrai. Nous sommes partis pour la Thessalie et c’est là que j’ai fini mon existence.

Mais les Corinthiens m’ont regrettée. Quand je suis morte, ils ont insisté pour ériger un monument, un cénotaphe. Les visiteurs – ce benêt de Pausanias en fait partie – croient tous que je suis enterrée à l’entrée de Corinthe. Bon, si ça peut faire plaisir aux Corinthiens, qu’ils y croient !

Je ne sais pas pourquoi sur la stèle les Corinthiens ont représenté une lionne tenant un bélier dans ses pattes. Ils ont dû penser que mes marins n’en menaient pas large lorsqu’ils arrivaient dans mon lit, et que ça rugissait fort.

Voilà, maintenant vous savez. Ne m’oubliez pas.

Hommage à une courtisane de Corinthe

Laïs a fait rêver des centaines de marins qui faisaient escale à Corinthe.

Corinthe et ses deux ports, l’un pour accueillir les navires venant de la Mer Ionienne, l’autre recevant, en provenance de la Mer Égée, les marins en quête de réconfort. Une fois à terre, ces derniers pouvaient gravir les pentes de l’Acrocorinthe. En chemin, ils s’abreuvaient à l’eau de la source Pirène, avant d’atteindre le sommet où se trouvait un sanctuaire d’Aphrodite. Les servantes de la déesse savaient y accueillir les matelots esseulés, avec le soutien des notables de l’endroit.

Xénophon de Corinthe, un homme suffisamment riche pour participer aux Jeux Olympiques, avait fait vœu – en cas de victoire – de consacrer à Aphrodite des prostituées pour regarnir les rangs de ce lupanar renommé. Il a gagné deux fois lors de la 79e Olympiade [464 av. J.-C.], à la course du stade ainsi qu’au pentathlon. J’en conclus que les marins ont dû trouver de nouvelles filles pour les attendre à la descente des navires.

Laïs faisait-elle partie du contingent ? Nous n’en savons rien, et de toute manière je ne suis pas sûr qu’elle était à la portée d’un pauvre marin. Si l’on rappelle sa mémoire encore aujourd’hui, c’est à cause de sa beauté sans pareille, une beauté qui se payait cher. Je veux croire que l’on rêvait d’elle jusque sur les côtes de la lointaine Phénicie et que, encore au IIe siècle av. J.-C., elle a su inspirer le poète Antipater de Sidon. Laïs ne peut plus rien dire, Antipater est mort, mais la stèle funéraire de la courtisane témoigne encore de ses attraits.

Elle s’alanguissait dans l’or et la pourpre, en compagnie d’Éros, plus délicate que la tendre Cypris : c’est Laïs que je détiens ici, résidente de Corinthe à la ceinture marine. Plus éclatante que les eaux claires de la source Pirène, on la surnommait la Cythérée mortelle. Elle eut des amants prestigieux, plus nombreux que ceux qui s’étaient jadis pressés pour la fille de Tyndare, pour cueillir ses charmes et acheter son amour.

Sa tombe exhale des effluves de safran odorant ; ses ossements sont encore imprégnés de myrrhe et d’encens ; et de sa chevelure luisante s’échappe un souffle parfumé.

À la mort de Laïs, la Déesse née de l’écume lacéra son propre visage, tandis qu’Éros éclata en sanglots, en lamentations et en gémissements. Si, esclave du gain, elle n’avait pas ouvert son lit à tous, l’Hellade aurait enduré les pires tourments pour elle, comme jadis pour Hélène.

Anthologie palatine 7.218

Aujourd’hui, le voyageur préférera éviter Corinthe, ville bruyante et dépourvue de charme. Il trouvera un hôtel à Loutraki, où les vieux Athéniens venaient prendre les eaux aussi longtemps qu’il existait encore un petit train. Maintenant, c’est en voiture qu’on s’y rend pour barboter dans la mer. On aperçoit toujours Corinthe au loin, surmontée de son Acrocorinthe, où Laïs a fait les délices de l’Hellade.

La meilleure amie de l’homme

Pas facile d’être une femme quand on traîne des milliers d’années de discours négatifs derrière soi…

  • Chériiiiie ! Le match va commencer, apporte-moi vite les chips et la bière !
  • Mon chou, tu sais où se trouve l’armoire aux provisions et le frigo n’a pas changé de place depuis vingt ans. Si tu parviens à défaire les racines qui te lient à ton canapé favori, tu ne devrais pas mourir de faim ou de soif.
  • Raaaaaaah ! Il faut décidément tout faire dans cette maison. Qui m’a donné une pareille épouse ?
  • Je crois que c’est toi qui m’as choisi. Allez, ne fais pas ton Hippolyte !
  • Hippolyte ? C’est qui, celui-là, ton amant ? Par les oreilles de Midas, il ne manquait plus que ça.
  • Mais non : Hippolyte, vénérateur de la déesse Artémis, voulait rester chaste et refusait les délices d’Aphrodite. Celle-ci s’est vexée et l’a puni cruellement.
  • Qu’est-ce qui lui est arrivé, à ton Hippolyte ?
  • Aphrodite a rendu sa belle-mère, Phèdre, amoureuse folle d’Hippolyte. Et lui n’en voulait pas…
  • Gênant. Ce qui est encore plus gênant, c’est que le match va commencer et que tu me distrais de mes activités intellectuelles en me parlant d’une histoire vieille de plus de deux mille ans. Ah ! mais je comprends, tu viens de passer trois jours avec le nez dans un vieux bouquin aux relents de Saint Nectaire, et tu es encore toute secouée par les mésaventures de ton Hippolyte. Alors vas-y, que dit Hippolyte sur les femmes ?
  • Si l’on en croit le tragédien Euripide, Hippolyte n’avait pas grand-chose de sympathique à dire sur les femmes. Pas étonnant que, plus de deux mille ans plus tard, les hommes ne se soient pas débarrassés de certains clichés.
  • Des clichés ? Allons, ma chérie, tu exagères !
  • Je ne crois pas. Tu vas me faire le plaisir d’éteindre la TV et tu vas écouter comment Hippolyte se représentait la gent féminine ; tu comprendras quelque chose.
  • Pfffff… Bon, pour toi je renonce au match Palézieux – Tolochenaz, un grand événement du football masculin. J’espère que tu mesures l’ampleur du sacrifice.
  • C’est parti ! Rappelle-toi seulement que c’est Euripide qui met ces paroles dans la bouche d’Hippolyte après qu’il a appris que sa belle-mère est folle de lui.

Oh Zeus ! Pourquoi donc as-tu apporté aux hommes un fléau trompeur, toi qui as établi les femmes à la lumière du soleil ? Mais enfin, si tu voulais propager la race des mortels, il ne fallait pas utiliser les femmes pour cela ! Il aurait suffi que les hommes déposent dans tes temples de l’or, du fer, ou une quantité de bronze, et chacun aurait acheté la semence pour produire ses enfants. Chacun en aurait acheté selon la valeur de son offrande, et nous aurions pu habiter des maisons libres de femmes.

[Euripide, Hippolyte 616-624]

  • Ouïe ! Il y va fort, Euripide. Les hommes auraient dû s’acheter des enfants sans s’encombrer des femmes ?
  • N’oublie pas qu’Euripide se livre ici à un exercice de rhétorique. Il veut frapper son public et ça a marché : vingt ans plus tard, il passait toujours pour un misogyne. Mais dans le fond, il voulait surtout souligner la misogynie de son personnage, Hippolyte. D’ailleurs, ça continue dans la suite du passage.

Et voici la preuve que la femme est un grand fléau. Un père l’engendre de sa semence, puis la nourrit, et enfin il l’éjecte de sa maison en lui fournissant une dot, dans l’idée qu’il va se débarrasser du fléau. Or voilà que celui qui a introduit chez lui cette plante vénéneuse se fait plaisir à décorer la pire des poupées avec de jolis ornements. Il se met en peine de l’habiller, le malheureux, et il ruine sa maisonnée. Il est bien obligé : s’il s’est allié à une belle-famille prestigieuse, au lit la pilule est amère à avaler ; au contraire, le mariage fonctionne bien, mais la belle-famille ne lui est d’aucune utilité, et les inconvénients écrasent les avantages.

Le plus facile, c’est de miser sur une nulle ; mais alors, elle est tellement bête qu’elle ne lui sert à rien. Quant à une femme intelligente, je déteste cela et je préfère éviter d’introduire chez moi une personne qui a plus de jugeotte qu’il n’en faut à une femme. En effet, Cypris provoque la malfaisance surtout chez les femmes intelligentes ; celle qui n’est pas futée, du fait de ses moyens limités, ne peut pas commettre de folies.

[Euripide, Hippolyte 625-644]

  • Euripide n’a pas dû se faire beaucoup d’amies avec ce passage…
  • Tu as probablement raison. Le pire, toutefois, c’est que les clichés ont la vie dure. Alors ton match, c’est comme tu veux, mais les chips et la bière, tu peux t’en occuper toi-même.

Et ta sœur, Ulysse ?

Qui se rappelle qu’Ulysse avait une sœur ? Un petit coup de projecteur sur la présence fugace de quelques femmes dans l’Odyssée.

Lorsqu’on lit l’Odyssée, il y a des détails sur lesquels on passe parfois sans y faire attention. Ulysse, roi d’Ithaque, revient en son manoir et déploie mille ruses pour recouvrer sa maisonnée, y compris sa fidèle épouse Pénélope, courtisée par une bande de voyous. Or le narrateur nous livre des renseignements insolites sur l’enfance de notre héros. Gamin, il avait failli se faire mettre en pièce par un sanglier qui lui avait lacéré la jambe ; il en avait gardé une cicatrice mémorable. Au détour d’une phrase, le lecteur attentif découvrira aussi l’existence d’une petite sœur d’Ulysse. C’est le porcher Eumée, fidèle serviteur du roi, qui le rappelle : on trouve dans son récit Laërte et Anticlée, les parents d’Ulysse, dans une petite vignette familiale.

« Laërte est toujours vivant, mais il prie constamment Zeus de détacher sa vie de son corps dans sa maison : car il se lamente terriblement de l’absence de son fils et de la mort de son épouse avisée ; la perte de cette dernière lui a causé une peine immense et l’a précipité dans les affres de la vieillesse. Elle, souffrant pour son glorieux fils, est morte d’un trépas misérable. Puisse une telle mort épargner celui qui, habitant de ces lieux, me prodigue son amitié et m’accorde ses bienfaits.

Tant qu’elle était là, malgré son chagrin, j’avais du plaisir à prendre de ses nouvelles parce que c’est elle qui m’a élevé, aux côtés de Ctiméné à la robe flottante, sa fille majestueuse, la cadette de ses enfants. Nous avons grandi ensemble et c’est à peine si Anticlée m’a accordé moins d’attention qu’à Ctiméné.

Cependant, lorsque nous eûmes tous deux atteint l’aimable adolescence, ils la donnèrent en mariage à un gars de Samé et reçurent en échange des cadeaux considérables. Quant à moi, Anticlée me revêtit de beaux habits, une tunique et un manteau, me donna des chaussures pour mes pieds et m’envoya travailler aux champs ; mais elle ne m’en a que plus aimé dans son cœur. 

Odyssée 15.353-370

Non seulement Ulysse avait une petite sœur, mais elle a passé son enfance à jouer avec un petit serviteur de la maison. Homère suggère qu’il y avait peut-être d’autres frères et sœurs ; mais comme ils ne jouent aucun rôle dans l’histoire, il est inutile de préciser les choses. Nous ne saurons pas si Ulysse se battait avec un grand frère ou s’il allait tirer les ailes des cigales avec une autre sœur.

Il y a d’autres femmes invisibles dans l’Odyssée : ce sont celles qui accompagnent Ulysse et ses compagnons tout au long de leur voyage. Après avoir quitté Troie, le premier arrêt se fait chez les Cicones, où nos Ithaquiens se livrent à un pillage sans vergogne.

« Partis d’Ilion, le vent nous porta vers les Cicones, chez Ismaros. Là, je mis à sac la citadelle et je les passai au fil de l’épée. De la ville, nous prîmes les femmes et d’abondantes richesses, que nous partageâmes, pour que personne ne reparte en me reprochant de ne pas avoir eu sa part. »

Odyssée 9.39-42

Le butin pris sur les Cicones comprend notamment des outres de vins, celles qu’Ulysse utilisera pour enivrer le Cyclope Polyphème. On oublierait toutefois facilement le fait que, désormais, les hommes d’Ulysse ne sont plus seuls : ils ont une cargaison de femmes qu’ils ont arrachées à leur patrie dès la première étape du voyage. Il n’est plus question d’elles dans le récit, mais elles vont apporter tendresse et réconfort forcés à l’équipage ; on peut compter sur elles pour faire la cuisine et la lessive ; et lorsque la tempête anéantira la flotte d’Ulysse, elles mourront noyées avec ceux qui les avaient enlevées. Un détail, me dira-t-on, mais elles méritaient tout de même qu’on rappelle leur existence.

Retour de l’hiver

  • Chériiiiie ! Ferme la porte, l’air est glacial !
  • Mon pauvre chou : c’est vrai que, dans l’appartement, la température est descendue à 24° C … Tu risques la pneumonie.
  • Mais comment veux-tu que j’apprécie le match si je gèle ? Ce soir, il y a Fidji – Vatican, un grand moment de l’histoire du foot.
  • Tu vas devoir t’endurcir un peu car l’hiver promet d’être rude. Prends exemple sur Socrate !
  • Socrate ? Trop facile, à Athènes il fait toujours beau et chaud.
  • Détrompe-toi ! Non seulement il peut neiger à Athènes, mais en plus Socrate a dû participer à une campagne militaire dans le nord de la Mer Égée, à Potidée, où il faisait rudement froid. C’est Alcibiade qui le raconte dans le Banquet de Platon.
  • Aïe ! Je sens que le début de mon match va être différé par une saine lecture… Je croyais pourtant avoir éliminé toutes les éditions de Platon de notre maison. Permets-moi au moins de me préparer un bon vin chaud, de l’agrémenter d’un gros paquet de chips, et de m’installer sur mon canapé préféré …
  • … avec une couverture épaisse pour te tenir bien au chaud. Mais oui, c’est mon chou à moi, il est bien installé, ça se voit. Prêt pour Socrate ?
  • Seulement si tu me promets de me laisser regarder le match dans cinq minutes.
  • Promis ! Imagine donc les troupes athéniennes en campagne à Potidée, sur une presqu’île de la Chalcidique où le vent doit souffler fort en hiver. Alcibiade rappelle comment Socrate a impressionné ses camarades.

Quant à son endurance en hiver – là-bas, les hivers sont terribles – dans l’ensemble il se débrouillait étonnamment bien. Ce fut particulièrement vrai un jour où il avait gelé de manière effroyable. Tout le monde s’abstenait de sortir ; ou alors, si quelqu’un sortait, c’était en se couvrant en prenant d’infinies précautions et en se chaussant les pieds avec du feutre et des peaux de moutons.

Or Socrate, dans cette situation, sortait en portant le même manteau qu’il avait l’habitude de porter jusque-là. Il se baladait pieds nus et traversait la glace plus facilement que les autres qui étaient chaussés, et les soldats le regardaient de travers parce qu’ils pensaient que Socrate se moquait d’eux.

Voilà pour cet épisode. Une autre fois, ce que cet homme énergique a encore accompli et supporté [parodie d’Hélène décrivant Ulysse, Odyssée 4.242], là-bas, pendant la campagne militaire, il vaut la peine de l’entendre. Il s’était mis à réfléchir et s’était planté debout, depuis l’aube ; or comme il ne trouvait pas la solution à son problème, il ne lâcha pas le morceau, mais resta debout à poursuivre les recherches.

On arriva à midi et les hommes commencèrent à se rendre compte de ce qui se passait. Tout étonnés, ils se passaient le mot que Socrate, depuis l’aube, était planté à réfléchir. Finalement, quelques hommes du corps de troupe des Ioniens, une fois le soir venu, avaient fini de souper et – on était alors en été – sortirent leurs sacs de couchage pour s’installer dans le froid, tout en l’observant pour voir s’il allait rester planté là toute la nuit.

Et lui resta effectivement debout jusque, à l’aube, le soleil se fut levé. Alors il fit sa prière au soleil et s’en alla.

Platon, Banquet 220a – d

  • Il était un peu fou, ton Socrate ! À sa place, moi …
  • … tu serais resté devant ta TV à regarder un match, en sirotant un vin chaud, emmitouflé dans ta couverture.
  • Comme tu me connais bien, ma chérie. Ah, voilà l’équipe de Fidji qui arrive sur le terrain, les choses sérieuses commencent !

Comment terroriser un juge

Face aux tenants du pouvoir, les juges n’ont pas toujours la tâche facile. Comment assurer leur indépendance ?

Pour faire son travail, un juge devrait être indépendant ; il ne devrait pas recevoir d’ordre de ceux qui tiennent les manettes du pouvoir. Mais ne soyons pas naïfs : l’indépendance des juges leur confère aussi un pouvoir qui peut corrompre. Comment un juge résiste-t-il à la tentation de tirer un avantage d’une situation qui le place, de facto, au-dessus des autres ? C’est donc aux maîtres de la politique de contrôler les juges.

Autrement dit, le judiciaire cadre le politique, mais le politique tient le sort du judiciaire entre ses mains. Cet équilibre délicat, nécessaire pour garantir les principes de l’État de droit, est souvent remis en question en de nombreux points du globe.

Cambyse, roi de Perse, ne s’est pas embarrassé de telles considérations : pour lui, un juge n’était que le prolongement du bras du roi ; et pour s’assurer l’intégrité d’un juge, il convenait de le terroriser, comme le montre le cas du juge Otanès.

Le père d’Otanès, Sisamnès, avait été l’un des juges royaux sous le règne de Cambyse. Il avait rendu une sentence injuste en échange d’un avantage matériel et le roi l’avait fait égorger et écorcher. Puis Cambyse avait fait découper la peau de Sisamnès en lanières pour tendre le siège sur lequel il était assis pour rendre ses jugements. Pour succéder à Sisamnès, qu’il avait tué et écorché, Cambyse avait alors nommé le fils de Sisamnès, en lui enjoignant de se rappeler sur quel siège il trônait lorsqu’il rendait ses jugements.

Hérodote 5.25

Brrrrr… Otanès a dû sentir ses fesses le chatouiller lorsqu’il s’asseyait sur les restes de son père écorché. En soi, l’intention de Cambyse était louable : il voulait avoir un juge intègre. La méthode, en revanche, laisse à désirer car Otanès a marché droit non pas par désir de rendre une justice équitable, mais par crainte de se faire lui aussi découper en lanières.