Céder le pouvoir : exclu !

Gibson, John; Jocasta intervening between her Sons Eteocles and Polynices; https://www.royalacademy.org.uk/art-artists/work-of-art/O3073 Credit line: (c) (c) Royal Academy of Arts /

Mr. T et Mr. B veulent le pouvoir. Mr. T est viré, mais il s’accroche au pouvoir. Mr. B est frustré. Récit d’une lutte fratricide.

– Chérie, ces éleveurs de poulets de l’Arizona sont vraiment charmants. Je trouve seulement dommage qu’on leur ait volé l’élection, alors qu’ils avaient voté en masse pour Mr. T.

– Décidément, tu es incorrigible : d’abord, ce ne sont pas des poulets, mais des phénix. Tu en as d’ailleurs tellement mangé au fast-food l’autre jour que tu étais malade pendant la nuit des élections. Quant à la prétendue élection volée, je crois que tu accordes un peu trop de crédit aux Tweets de Mr. T…

– Mais je t’assure, ma chérie, il l’a écrit en MAJUSCULES. Nom d’un petit Crétois, il dit la vérité !

– C’est ça, et moi je suis la Pythie de Delphes et je t’assure que le pouvoir est une drogue. Les tyrans ne cèdent pas volontiers leur place. L’alternance du pouvoir ne signifie pas grand-chose à leurs yeux. Tiens, savais-tu que ton Mr. T a un illustre prédécesseur dans la personne du tyran de Thèbes ?

– Tu vas me dire que les Thébains avaient voté pour l’opposition…

– Mais non, les Thébains ne votaient pas. Cependant, Étéocle et Polynice, les fils d’Œdipe, s’étaient mis d’accord pour se partager le pouvoir en alternance, une année à la fois.

– Voilà qui est raisonnable. Seulement, ça n’a pas marché : car Étéocle, une fois vissé sur son trône de tyran de Thèbes, n’a plus voulu dévisser. Son frère Polynice, qui attendait son tour à Mycènes, a dû venir avec une armée pour réclamer son tour. Allez, laisse Fox News quelques minutes pour écouter comment Euripide met en scène Polynice, puis Étéocle, qui viennent tous deux dire à leur maman combien ils ont raison de vouloir le trône.

Elle est simple, la parole de vérité, et pour la justice, point n’est besoin de traductions compliquées : car elle frappe en plein dans le mille. Le discours injuste, en revanche, porte la maladie en soi, et il lui faut des remèdes habiles.

Moi, en quittant ma maison, je me suis soucié à la fois de mon intérêt et de celui d’Étéocle : il s’agissait d’échapper à la malédiction qu’Œdipe avait prononcée autrefois contre nous. J’ai quitté ce territoire de mon plein gré, et j’ai permis à Étéocle de régner sur notre patrie pour un cycle d’une année. (…) Lui, il était d’accord, il a prêté un serment par les dieux ; mais il n’a rien fait de ce qu’il avait promis. Voici qu’il s’accroche au pouvoir et retient ma part de notre maison. Or maintenant je suis prêt – si je reçois ce qui me revient – à renvoyer mon armée hors de ce territoire, et à administrer ma maison en prenant mon tour, puis à la céder à nouveau pour la même période. Je m’abstiendrai de dévaster ma patrie, et je ne placerai pas des échelles pour escalader les murailles ; mais si je n’obtiens pas justice, c’est bien ce que j’essaierai de faire.

Euripide, Phéniciennes 469-490

– Il m’a l’air un peu trop sûr de lui, ton Polynice : il a vraiment la justice pour lui ?

– Disons seulement que son frère est pire…

J’irais jusqu’à l’endroit du ciel où les astres se lèvent, j’irais jusque sous la terre, si j’en avais les moyens, pour posséder la plus grande des divinités, le Pouvoir. Ce trésor, mère, je ne veux pas le céder à un autre : je veux le garder pour moi.

Il ne serait en effet pas un homme, celui qui perdrait la meilleure portion pour prendre la moins bonne part. En outre, cela me ferait honte que Polynice, venu en armes pour dévaster ce territoire, obtienne ce qu’il veut. Ce serait un déshonneur pour Thèbes, si par peur d’une armée venue de Mycènes, j’abandonnais mon sceptre pour lui. Mère, il ne convient pas qu’il cherche un accord par les armes : car la discussion accomplit tout ce que réaliserait le fer des ennemis. Mais s’il veut habiter ce territoire sous d’autres conditions, soit ; je ne céderai cependant pas sur ce point : alors que je pourrais régner, vais-je m’asservir à Polynice ?

Euripide, Phéniciennes 504-520

– Alors tout est bien qui finit bien : Polynice vient avec son armée, il flanque une raclée à son vilain frère, et tout rentre dans l’ordre !

– Eh bien non : parce que, à vouloir se battre comme des chiffonniers pour avoir le pouvoir, les deux frères ont fini par s’entretuer. Ni l’un ni l’autre n’a pu garder le pouvoir.

– Je devrais peut-être essayer d’expliquer cela à Mr. T. Tiens, voilà une idée : je vais lui envoyer un Tweet, ça va marcher.

Mr. T, PLEASE LET Mr. B BE TYRANT, IT’S HIS TURN. YOU’RE FIRED.

Une mort efficace

poison_finalDans l’Arizona, des condamnés sont invités à fournir le poison pour leur propre mise à mort. Une mort efficace, sans bavure…

Dans l’Arizona, on a renoncé à fusiller, à pendre, à électrocuter ou à gazer les condamnés à mort : il s’agit d’être efficace, raison pour laquelle on empoisonne par injection. C’est plus propre, le sang ne coule pas, et si tout se passe bien le condamné s’endort paisiblement.

Si tout se passe bien… Non, la mise à mort d’un être humain ne peut pas bien se passer ; et dans le cas de l’Arizona, c’est encore pire : car dans un cas récent, les autorités pénitentiaires ont dû répéter plusieurs fois la procédure pour parvenir à tuer un condamné qui s’accrochait un peu trop bien à la vie. Pendant ce temps, l’intéressé passait par d’atroces souffrances tandis qu’on essayait de l’achever avec des doses successives de poison.

Il fallait donc trouver une solution, alors même que les entreprises pharmaceutiques qui fournissaient le poison se retiraient du marché : trop mauvais pour leur image. Que faire ? Les autorités arizoniennes ont décidé de jouer la carte de la responsabilité individuelle : ce sera désormais le condamné lui-même qui pourra fournir le poison pour sa propre mise à mort. Ainsi, il sera sûr de ne pas se rater ; ou du moins, s’il souffre pendant le processus, ce sera de sa faute.

Les lecteurs assidus de ce blog se souviennent peut-être d’une occasion où nous avons abordé le célèbre épisode de la mise à mort de Socrate : si l’on en croit le récit de Platon, la ciguë que les Athéniens lui ont administrée a remarquablement bien fonctionné.

Une mort sans bavure, bravo ; les Arizoniens pourraient en prendre de la graine. Revenons maintenant brièvement sur ce récit de Platon pour rappeler le passage où Socrate va recevoir la coupe contenant le produit mortel :

« À ces mots, Criton fit signe à l’esclave qui se tenait à leurs côtés. Celui-ci sortit et s’absenta pendant un moment ; il revint avec celui qui allait administrer le poison, qu’il apportait broyé dans une coupe.

Socrate, voyant l’homme, lui dit : ‘Mon cher, puisque c’est toi l’expert en la matière, que faut-il faire ?’

L’autre répondit : ‘Rien d’autre que de boire, puis d’aller et venir jusqu’à ce que tes jambes s’alourdissent, et ensuite de te coucher. C’est comme cela que le poison fera son effet.’

En même temps, il tendait la coupe à Socrate. Celui-ci la prit, et il le fit d’un geste plutôt gracieux, Échécrate, sans trembler et sans que son teint ou son visage ne s’altère. Mais suivant son habitude, il fixa l’homme en le regardant par en bas, à la manière d’un taureau, et lui dit : ‘Que dirais-tu si je versais pour quelqu’un une libation de cette potion ? Est-ce permis ou non ?’

L’autre répliqua : ‘Nous n’en broyons que ce nous évaluons comme la juste quantité à boire.’ »

[voir Platon Phédon 117a-b]

Les Athéniens s’y connaissent en matière de mise à mort : ils savent doser la ciguë de manière à ce qu’elle tue en douceur. Socrate voudrait cependant faire une libation, c’est-à-dire verser à terre quelques gouttes du poison, ce que le préposé refuse car le dosage a été calculé très précisément. Mais à qui diable Socrate veut-il offrir cette libation ? Sans doute à la divinité qui a eu la bonté de le délivrer de la vie. Le poison, pharmakon en grec, est aussi un remède, et pour Socrate, la pire maladie, c’est la vie. Ceci dit, on appréciera toute l’ironie de Socrate, qui ne perd pas une occasion pour provoquer son entourage, y compris le préposé chargé de lui livrer le poison mortel.

Fort bien : mais tout le monde ne s’appelle pas Socrate, et la perspective de mourir empoisonné n’est pas forcément perçue comme une délivrance par le commun des mortels. Or chercher à tuer « proprement », c’est un peu éluder le problème en se concentrant sur les détails de la procédure. Derrière le cas récent qui s’est produit dans l’Arizona, on retrouve une question plus fondamentale : même dans des cas avérés où une personne a commis un crime atroce, les hommes ont-ils le droit de le mettre à mort ? Manger un autre être humain nous paraît interdit car ce serait nier notre propre humanité ; alors, tuer un autre être humain ? En offrant aux condamnés la possibilité de fournir leur propre poison, les autorités de l’Arizona évitent de faire face à leur responsabilité dans la mise à mort de leurs prisonniers.