Si tu ne cries pas, est-ce un viol ?

hadesRéaction à une phrase prononcée par un professeur de droit : « l’avantage avec les lois, c’est qu’on peut les violer sans qu’elles ne crient »

Certains hommes diront que c’est de l’humour grinçant ; les femmes, d’ordinaire, rigolent moins face à des remarques relevant du sexisme ordinaire. Un article récent met en lumière cette différence de sensibilité, en particulier dans le domaine universitaire.

Parmi les phrases qui choquent, celle de ce professeur de droit qui aurait affirmé (une boutade, bien sûr) : « l’avantage avec les lois, c’est qu’on peut les violer sans qu’elles ne crient ». Cette sortie de mauvais goût met en évidence une idée reçue qui perdure depuis des millénaires : si une femme se fait violer mais qu’elle ne crie pas, on pourrait considérer qu’elle était consentante ; donc ce ne serait pas vraiment un viol.

Cette idée est véhiculée dès l’Hymne homérique à Déméter, composé dans la première moitié du VIe siècle av. J.-C. En quelques centaines de vers, le poète raconte comment la jeune Perséphone est enlevée par le dieu Hadès qui veut en faire son épouse. Déméter, mère de Perséphone, se lance dans une longue course pour retrouver sa fille. Elle devra menacer de faire chanceler l’ordre du monde en laissant périr les hommes pour que Zeus se résolve à trouver un compromis.

On parle souvent de l’enlèvement de Perséphone ; d’autres préfèrent évoquer un viol. Ce qui est certain, c’est qu’elle crie quand Hadès l’embarque :

« Il l’enleva contre son gré sur son char d’or et l’emmena tandis qu’elle se lamentait. Elle poussa un cri strident et appela au secours son père, [Zeus] le très-haut et très-bon fils de Cronos. Mais aucun dieu ni aucun homme n’entendit sa voix, pas même les oliviers aux fruits brillants, sauf Hécate au tendre cœur, la fille de Persaios, qui l’entendit du fond de sa grotte, et le seigneur Soleil, brillant fils d’Hypérion, tandis que la jeune fille appelait au secours son père le fils de Cronos.

Mais celui-ci était installé loin des autres dieux, dans son temple où se disaient de nombreuses prières, recevant de beaux sacrifices de la part des hommes mortels. Or c’est avec l’approbation de Zeus que son frère aux nombreux noms [Hadès], lui aussi fils de Cronos, qui règne sur une multitude qu’il accueille [dans le séjour des morts], emmenait la jeune fille contre son gré à l’aide de ses chevaux immortels. »

[voir Hymne homérique à Déméter 19-32 (texte grec / traduction française)]

Étrange famille : Zeus a donné le feu vert à son frère pour qu’il enlève Perséphone, sans même demander l’avis de la mère de la jeune fille. Déméter n’appréciera pas. Et le père de Perséphone dans tout cela ? Vous avez deviné : c’est Zeus, bien sûr.

Dans le passage que nous venons de voir, Perséphone n’est manifestement pas consentante : elle crie, elle appelle son père, mais le rapt passe presque inaperçu. Toutefois, lorsque la jeune fille comprend qu’elle va quitter pour toujours la surface de la terre pour aller moisir dans le monde souterrain avec son oncle, elle pousse un second cri, déchirant, que sa mère entend. Trop tard : sa fille a disparu, et personne ne sait où elle est passée. Il faudra que le Soleil – qui voit tout et entend tout – lui révèle l’affreuse vérité.

Au terme de longues aventures que nous ne pourrons examiner ici, Déméter parvient à obtenir de Zeus qu’il fasse rendre Perséphone à sa mère. Mais Hadès est un malin : il a fait avaler un pépin de grenade à la naïve Perséphone, qui se trouve ainsi liée pour de bon au monde souterrain. Ce pépin de grenade symbolise peut-être la virginité perdue de la jeune fille. En fin de compte, il est décidé que Perséphone peut passer une partie de l’année à la surface, auprès de sa mère, et le reste de l’année auprès de son époux Hadès.

Les premières retrouvailles de Déméter et Perséphone nous ramènent au début de nos réflexions : faut-il qu’une jeune fille crie pour qu’on reconnaisse qu’elle n’est pas consentante ? C’est en tout cas ce que suggère le passage suivant, où Déméter raconte l’histoire à l’envers :

« Maman, je vais te raconter toute la vérité. Hermès porte-chance, le rapide messager, est venu me rechercher pour me faire sortir de l’Érèbe [monde souterrain] sur ordre de mon père le fils de Cronos et des autres dieux du ciel. Il fallait que, en me voyant de tes propres yeux, tu mettes fin à ta colère et ton terrible courroux envers les immortels ; et moi, j’en ai bondi de joie !

Mais [Hadès], en cachette, m’a mis dans la bouche un pépin de grenade (c’est très doux à manger) et il m’a contrainte à l’avaler contre mon gré.

Je vais aussi te raconter comment [Hadès] m’a enlevée par une ruse élaborée de mon père, le fils de Cronos, et m’a emportée dans les tréfonds de la terre ; oui, je vais tout te dire comme tu me le demandes.

Nous étions toutes dans un pré (…). Nous jouions et nous cueillions à la main des fleurs attrayantes (…). Et moi, toute contente, j’étais en train d’en saisir une quand la terre s’est ouverte par en bas, et voilà qu’en est sorti ce puissant seigneur qui abrite des multitudes. Il est reparti en m’emmenant dans son char en or, mais moi je résistais vigoureusement, et j’ai poussé un cri strident ! »

[voir Hymne homérique à Déméter 406-432]

Pauvre Perséphone, obligée de se justifier face à sa mère : non, elle ne voulait pas suivre le vilain monsieur ; oui, elle a crié, mais personne ne l’a entendue. L’idée selon laquelle une jeune fille est consentante si elle ne crie pas quand on l’enlève – ou la viole – se trouve aussi dans l’Ancien Testament :

« Si une jeune fille vierge est fiancée à un homme, et qu’un autre homme la rencontre dans la ville et couche avec elle, vous les amènerez tous les deux à la porte de cette ville, vous les lapiderez et ils mourront : la jeune fille, du fait qu’étant dans la ville, elle n’a pas crié au secours ; et l’homme, du fait qu’il a possédé la femme de son prochain. (…) Si c’est dans les champs que l’homme rencontre la jeune fiancée, la saisit et couche avec elle, l’homme qui a couché avec elle sera le seul à mourir ; la jeune fille, tu ne lui feras rien, elle n’a pas commis de péché qui mérite la mort. Le cas est le même que si un homme se jette sur son prochain et l’assassine : c’est dans les champs qu’il l’a rencontrée ; la jeune fiancée a crié, et personne n’est venu à son secours. »

[voir Deutéronome 22.23-27]

Voilà qui nous rassurera : en ville, la jeune fille peut crier et se faire entendre ; donc, si elle ne crie pas, c’est qu’elle est d’accord de passer à la casserole. À la campagne, c’est différent : elle peut crier tant qu’elle veut, il n’y aura personne pour l’entendre ; elle n’est donc pas considérée comme coupable. On appréciera le raisonnement à sa juste valeur…

Pour en revenir à notre professeur de droit, nous avons vu qu’il perpétue une idée reçue depuis des temps immémoriaux. Il serait temps qu’il se rende compte que « non » (même murmuré), c’est non ; pas besoin de crier.

[image : John Smith, Les amours des Dieux : Pluton & Proserpine (Hadès & Perséphone); début du XVIIe siècle]

Mesures expéditives : et le peuple fut rassuré…

OLYMPUS DIGITAL CAMERALorsque le peuple se sent menacé, il réagit souvent de manière émotionnelle. Gare aux mesures expéditives, qui – avec le recul – peuvent s’avérer des remèdes pires que les maux qu’ils sont censés pallier.

Les événements dramatiques que nous vivons depuis le début de l’année 2015 ont sérieusement ébranlé l’opinion publique : face à des attaques imprévisibles, lorsque des fanatiques se font exploser au milieu d’une foule ou massacrent des innocents à coups de fusils automatiques, que pouvons-nous faire ? Augmenter la sécurité, pardi ! Durcir les lois, voyons ! Et si cela ne suffit pas, tant pis pour les lois, donnons carte blanche aux forces de l’ordre car ce qui compte en premier lieu, c’est notre sécurité. C’est ainsi que l’on justifie l’état d’urgence, et qu’on le prolonge aisément.

La réaction américaine aux attentats du 11 septembre 2001 a prouvé de triste manière où mène une telle approche : en représailles à cet acte de barbarie, on a tué des milliers de combattants et de civils, on a emprisonné d’innombrables personnes que l’on a soumises à la torture, on a élargi les compétences des divers corps de police, on a autorisé des opérations secrètes et illégales, le tout au nom de notre sécurité. Le résultat ? C’est encore pire qu’avant.

Après la récente attaque à Bruxelles, on entend à nouveau s’élever des voix qui suggèrent – pour l’instant à demi-mots – que le temps est venu de passer à des méthodes plus musclées, et tant pis si nous bafouons les principes mêmes sur lesquels nos États modernes sont bâtis : le respect de la personne, la liberté individuelle, la présomption d’innocence, le droit à un traitement équitable ou encore le refus de la discrimination.

Il ne saurait être question de proposer ici une solution globale à cette situation complexe. Un exemple tiré de l’histoire athénienne devrait néanmoins nous mettre en garde contre les solutions expéditives : lorsque le peuple se sent menacé, il peut parfois réagir de manière abrupte, au mépris du respect des individus.

L’histoire se situe en 415 av. J.-C. Les Athéniens sont engagés dans une lourde guerre contre des cités du Péloponnèse et s’apprêtent à lancer leur flotte contre Syracuse, une cité sicilienne alliée des Péloponnésiens. Peu de temps avant le départ, alors que la tension doit déjà être assez considérable, voici qu’éclate un scandale : des inconnus ont, pendant la nuit, mutilé des piliers hermaïques placés aux carrefours des rues.

herm_nbComme le montre l’image, un pilier hermaïque (on dit aussi simplement un Hermès) ressemble par sa forme générale à mince frigo. Il est taillé dans la pierre, porte à son sommet le visage du dieu Hermès barbu. Mais la caractéristique la plus frappante d’un pilier hermaïque, c’est qu’il est pourvu d’un pénis en érection, cible évidente pour des vandales en état d’ébriété. Avec le recul, on peut se dire que c’est ce qui a dû se passer : des membres de la jeunesse dorée athénienne ont sans doute abusé du vin ce soir-là et, en parcourant les rues de la cité, ont cassé tous ces mâles attributs qui se présentaient à leur furie destructrice.

Le lendemain matin, cependant, le réveil est dur pour les Athéniens, lesquels ne prennent pas l’affaire à la légère. Loin de songer à aller demander à leurs fistons ce qu’ils avaient fait la nuit passée, les braves citoyens imaginent aussitôt qu’il s’agit d’une conspiration ourdie contre la démocratie : ce sont soit de vilains oligarques, soit des partisans du rétablissement de la tyrannie qui ont fait le coup !

Pour aggraver la situation, les premiers éléments de l’enquête révèlent que des fêtards se sont aussi amusés à parodier des célébrations très sacrées en l’honneur des deux déesses d’Éleusis, Déméter et Perséphone. Il n’en faut pas plus pour que les Athéniens se persuadent qu’on veut renverser l’État. La réaction ne se fait pas attendre : on arrête, on emprisonne, on force aux aveux sans trop se soucier des méthodes.

Voici donc le récit de Thucydide :

« Le peuple athénien (…), qui avait en mémoire tout ce qu’il savait sur cette affaire par ouï-dire, était alors irrité : il nourrissait des soupçons envers ceux que l’on avait accusés dans le cadre du scandale relatif aux Mystères ; et de l’avis général, ces actions résultaient d’une conjuration unissant les partisans de l’oligarchie et de la tyrannie. Le peuple était donc en colère à cause de cette histoire ; ainsi, de nombreux individus de haut rang se trouvaient déjà en prison, et cela ne semblait pas devoir s’arrêter. Au fil des jours, on se livrait à des actions toujours plus brutales et l’on emprisonnait toujours plus de gens.

Sur ces entrefaites, l’un des prisonniers – qui semblait particulièrement mouillé par l’affaire – se laissa persuader par l’un de ses compagnons de cellule : il devait faire une dénonciation, peu importe que les faits soient avérés ou non. Les avis ne sont en effet pas unanimes, et personne n’aurait été en mesure, ni alors ni plus tard, de dire clairement qui avait commis ce crime. Bref, ce compagnon lui parla et le persuada qu’il fallait, même s’il n’était pas coupable, obtenir l’immunité et sauver sa peau, ce qui permettrait de mettre fin à la suspicion qui régnait dans la cité. Car il aurait plus de chances de s’en sortir en avouant et en obtenant l’immunité qu’en niant et en se soumettant à un procès. C’est ainsi qu’il dénonça à la fois lui-même et d’autres individus dans le cadre de l’affaire des Hermès.

Le peuple athénien accueillit avec soulagement ce qu’il croyait être la vérité. Auparavant, les Athéniens étaient furieux à l’idée de ne pas connaître ceux qui complotaient contre la majorité. Ils libérèrent donc immédiatement le dénonciateur ainsi que tous ceux qu’il n’avait pas dénoncés. Quant aux accusés, on les passa en jugement et fit exécuter tous ceux qu’on avait arrêtés. Ceux qui s’étaient échappés furent condamnés à mort par contumace et leur tête fut mise à prix.

Vu ce qui s’est passé, on ne peut pas dire si les victimes de ces mesures ont été punies à tort ; mais au moins dans ces circonstances le reste des citoyens en retira un soulagement manifeste. »

[voir Thucydide 6.60.1-5]

Que l’on me comprenne bien : il n’y a aucune commune mesure entre la mutilation de quelques statues d’Hermès par des Athéniens éméchés et les massacres que nous avons connus au cours des derniers mois. La souffrance des victimes et de leurs proches est indicible.

Ce qui est toutefois frappant, c’est que dans des situations de grande tension, lorsqu’une population se sent agressée, elle recourt volontiers à des mesures musclées pour se rassurer. Il faut souvent plusieurs années avant que l’on puisse prendre un certain recul et considérer l’opportunité des mesures prises sous le coup de l’émotion.

Aujourd’hui comme au temps de Thucydide, il serait donc urgent de garder la tête froide.

[image adaptée]

Faut-il protéger les étudiant(e)s des horreurs de la mythologie ?

persephoneDevrait-on épargner à des victimes d’agressions sexuelles la lecture et l’étude de passages de la littérature grecque et latine relatant des rapts ou des viols ? La question se pose aux États-Unis, et elle sonne comme un écho aux réflexions de Platon sur la place de la poésie dans la cité.

Une récente recommandation émise par une commission de l’Université de Columbia a suscité un certain émoi dans les murs de cette vénérable institution : la lecture de certains passages des Métamorphoses d’Ovide pourrait s’avérer difficile pour des personnes ayant subi une agression à leur intégrité sexuelle.

On pense en particulier à l’histoire de Daphné, poursuivie par les ardeurs d’Apollon, qui ne doit son salut qu’à sa transformation en laurier. C’est aussi le cas de Perséphone, enlevée par Hadès et forcée de l’épouser malgré ses véhémentes protestations (et celles de sa mère Déméter).

Par conséquent, les enseignants devraient prendre certaines précautions pour éviter de soumettre leurs étudiant(e)s à des situations déplacées. La mythologie contiendrait en effet des récits reflétant « l’exclusion et l’oppression, et pouvant être difficiles à lire et à discuter pour des personnes ayant échappé à ces situations, des personnes de couleur ou un(e) étudiant(e) venant d’un milieu financièrement défavorisé » [ma traduction].

Soyons clairs sur un point fondamental : les victimes de pressions ou d’attaques sexuelles méritent d’être défendues ; elles doivent aussi être écoutées avec toute l’attention requise. Il en va de même pour les personnes souffrant d’exclusion, sous quelque forme que ce soit. La question que pose la commission de l’Université de Columbia va cependant plus loin : faut-il protéger nos étudiant(e)s contre le contenu de la mythologie classique ? et si l’on poussait plus loin le raisonnement, faudrait-il renoncer à faire lire certains textes qui pourraient choquer des personnes ayant souffert d’une agression, d’oppression ou d’exclusion ?

Pour tenter de mieux cerner le problème, commençons par rappeler l’enlèvement de Perséphone, tel qu’il nous est rapporté dans l’Hymne homérique à Déméter. Ensuite, nous verrons comment Platon, dans la République, a abordé la question des dangers de la mythologie pour la communauté, et en particulier pour les jeunes.

Voici le début de l’Hymne homérique à Déméter :

« C’est par Déméter que je commence mon chant, la déesse auguste à la belle chevelure, elle et sa fille aux fines chevilles, qu’Hadès a enlevée (mais Zeus, qui tonne d’une voie grave et profonde, la lui avait accordée). Perséphone se trouvait loin de Déméter, la déesse au glaive d’or qui produit des fruits brillants.

Elle jouait avec les filles d’Océan au profond décolleté, et elle cueillait des fleurs : des roses, du safran et de belles violettes dans un pré moelleux ; elle prenait aussi des iris, de l’hyacinthe et du narcisse.

Cette dernière fleur avait été produite par la Terre comme un piège pour la jeune fille aux yeux en forme de boutons de fleurs. La Terre voulait faire plaisir à Hadès, celui qui nous recevra tous. La fleur brillait de manière étonnante, une merveille à contempler pour tous, aussi bien les dieux immortels que les hommes mortels. De sa racine poussaient cent têtes, et elle exhalait une odeur d’encens. Le vaste ciel brillait au-dessus, toute la terre souriait, et de même le gonflement salé de la mer.

Tout étonnée, la jeune fille allongea les deux mains pour saisir le bel objet. Mais la terre aux larges routes s’entrouvrit dans la plaine de Nysa, et voici que surgit avec ses chevaux immortels le seigneur Hadès, celui qui nous recevra tous, le fils de Cronos aux noms multiples.

Elle ne voulait pas, mais il la saisit et la plaça sur son char doré, l’emportant tandis qu’elle poussait des hurlements. D’une voix stridente, elle appela au secours son père, Zeus fils de Cronos, le plus grand et le meilleur des dieux. Mais personne, ni dieu ni mortel, n’entendit sa voix, même pas les oliviers aux fruits brillants, sauf la fille de Persès, dont le cœur était encore innocent, Hécate au délicat bandeau, qui l’entendit depuis sa grotte, et le seigneur Soleil, brillant fils d’Hypérion, tandis que la jeune fille appelait au secours son père, le fils de Cronos. Mais lui se tenait à l’écart des dieux, dans son temple où il recevait de nombreuses prières, accueillant de belles offrandes de la part des hommes mortels. »

[voir l’Hymne homérique à Déméter 1-29]

On assiste donc à un véritable rapt : Hadès enlève Perséphone contre son gré. Elle a beau hurler, presque personne ne l’entend ; et son propre père ne s’en soucie guère car il est de mèche avec Hadès.

La difficulté réside cependant dans le fait que, derrière ce récit atroce, on reconnaît aussi un texte d’une grande beauté. Faudrait-il, au nom des victimes, renoncer à le lire ? Ou devrait-on prendre des précautions spéciales pour ne pas aggraver les blessures de diverses victimes ?

Divers auteurs antiques ont déjà soulevé le problème, d’une manière ou d’une autre. Pour Platon, la poésie pose une réelle difficulté précisément parce que, tout présentant une forme plaisante, elle offrirait un contenu où dominent le mensonge, la violence et le crime. Dans la République, il met en scène le personnage de Socrate, qui dit notamment :

« – Permettrons-nous donc facilement que n’importe quel enfant puisse écouter des récits fabriqués par n’importe qui, absorbant dans son âme des opinions pour l’essentiel opposées à celles qu’ils devraient, à notre avis, avoir lorsqu’ils atteignent l’âge adulte ? – Non, nous ne le permettrons d’aucune façon ! – Ils nous faut donc d’abord, me semble-t-il, surveiller les faiseurs de mythes : s’ils font de bons récits, nous les approuverons ; sinon, nous les censurerons. Puis nous encouragerons les mères et les nourrices à raconter à leurs enfants les récits approuvés, et à façonner leurs âmes par les récits encore plus qu’on ne pourrait façonner leurs corps à la main. Mais la plupart des récits qu’elles racontent maintenant, il faut les rejeter. »

[voir Platon, République 377b – c]

Plus loin, Socrate dit encore :

« L’histoire d’Héra enchaînée par son fils, et d’Héphaïstos précipité du ciel par son père parce qu’il s’apprêtait à défendre sa mère alors qu’elle était battue, et tous les combats entre les dieux qu’Homère a racontés, il ne faut pas les admettre dans notre cité, qu’elles aient un sens allégorique ou non. »

[voir Platon, République 378d]

Au terme d’un long débat sur la question, Socrate portera un jugement assez définitif à l’encontre d’Homère :

« Ainsi donc, mon cher Glaucon, quand tu rencontreras des gens qui font l’éloge d’Homère en affirmant que c’est ce poète qui a fait l’éducation de la Grèce, et que pour enseigner l’administration des affaires humaines il faut prendre Homère en main, l’apprendre et régler toute sa conduite personnelle en suivant ce poète, je réponds : ‘Salue et accueille ces gens parce qu’ils sont aussi compétents que possible, et accorde-leur qu’Homère est l’auteur le plus poétique qui soit, même le prince des tragédiens ; mais sache que, en matière de poésie, il ne faut admettre dans la cité que les hymnes pour les dieux et les éloges des gens de bien.’ »

[voir Platon, République 606e]

Censurer la poésie pour le bien de la cité : le programme politique de Socrate, tel que Platon nous le présente, ouvre la voie à bien des régimes totalitaires.

Pour en revenir aux récits de la mythologie où se produisent des enlèvements, des viols ou d’autres horreurs du genre, devrait-on suivre la ligne d’un Platon qui, au nom de l’intérêt général, souhaiterait restreindre l’accès à la poésie ? Ce serait aller à l’encontre d’une lecture critique des textes. La tâche des enseignants est précisément de permettre aux lecteurs, quel que soit le contexte dont ils sont issus, de savoir affronter un texte difficile. La mythologie ne doit pas servir à raviver des blessures, mais elle peut au contraire contribuer à les atténuer par une lecture intelligente.

[image : le rapt de Perséphone, relief italien de la Renaissance]