S’il avait pu, il aurait roulé en Porsche

Alcibiade, issu d’une richissime famille athénienne, se passionnait pour les courses de chars (un peu la Porsche de l’époque). Un fils à papa comme on en fait encore aujourd’hui.

Tant qu’il y aura beaucoup d’argent, les fils à papa ont de beaux jours devant eux. Alcibiade était plutôt un petit-fils à grand-maman, puisque c’est par sa grand-mère Deinomaché qu’il se rattachait au puissant et richissime clan des Alcméonides. Après la mort de son papa en 447 av. J.-C., le jeune Alcibiade fut placé sous la protection de son oncle Périclès.

Fortuné, beau, énergique, arrogant, ambitieux, Alcibiade avait tout pour réaliser une carrière fulgurante – et pour agacer ses concitoyens à Athènes. Dans le Banquet, Platon nous le présente comme un fêtard superficiel qui essaie en vain de se faire draguer par Socrate. La tirelire du jeune homme devait se remplir sans trop d’efforts et Alcibiade, soucieux de projeter dans la cité l’image d’un gagnant, s’était passionné pour les courses de chars. Aujourd’hui, les fils à papa se font offrir une Porsche et, s’ils ont vraiment beaucoup de moyens, ils peuvent s’essayer à la Formule 1. Dans la Grèce du Ve siècle, à défaut de Porsche, on confiait à un cocher professionnel la conduite d’un char de course tiré par quatre chevaux.

Alcibiade entretenait ainsi une véritable écurie de course afin d’aligner plusieurs quadriges dans les jeux les plus prestigieux de la Grèce, à commencer par les Jeux Olympiques. C’est là que, en 416 av. J.-C., il a fait courir simultanément sept attelages ! Devant une telle puissance de feu, que pouvaient ses concurrents ? Plutarque, un demi-millénaire après l’événement, nous fait un résumé.

L’écurie d’Alcibiade devint célèbre, notamment par le nombre d’attelages qu’il entretenait. En effet, à part lui, personne – ni simple particulier ni roi – n’engagea simultanément sept chars lors des Jeux Olympiques. Or le fait qu’il ait remporté la première place, la deuxième et la quatrième (d’après Thucydide ; Euripide parle de la troisième) surpasse en éclat et en gloire toutes les ambitions.

Voici ce qu’Euripide dit dans son chant :

« C’est toi que je célébrerai par mon chant, fils de Clinias ! Une victoire, c’est déjà beau ; mais le plus beau – et aucun autre Grec n’y est parvenu – c’est avoir concouru pour remporter la première, la deuxième et la troisième place, et de revenir deux fois, sans efforts, pour te faire acclamer par le héraut tandis que tu recevais la couronne d’olivier. »

Plutarque, Vie d’Alcibiade 11.1-3

Le succès d’Alcibiade n’a pas manqué de lui monter à la tête. Il en vient alors à croire à une communauté de destins entre sa propre personne et l’État athénien dans son ensemble. S’il gagne, alors Athènes peut gagner, pour autant qu’on lui confie le commandement militaire. C’est du moins ce que suggère l’historien Thucydide, contemporain des événements, en citant un discours qu’il place dans la bouche d’Alcibiade.

« C’est à moi plus qu’à d’autres, mes concitoyens, qu’il convient d’avoir le commandement (car il faut bien que je commence par ce point, puisque Nicias m’a provoqué), et en même temps je pense être digne de cette charge. Quant aux reproches qu’on m’adresse, ils sont source de gloire pour mes ancêtres et pour moi-même, et ils servent aussi les intérêts de notre patrie.

Les Grecs, en effet, se sont fait une idée de notre puissance qui dépassait la réalité à cause de ma participation éclatante aux Jeux Olympiques (avant cela, ils pensaient que nous étions épuisés par la guerre) : j’ai en effet engagé sept chars, un chiffre qu’aucun particulier n’a atteint dans le passé, et j’ai remporté la première place, ainsi que la deuxième et la quatrième. Ensuite, j’ai tout arrangé pour célébrer dignement cette victoire. À part l’honneur qu’on accorde d’ordinaire à de tels exploits, le simple fait de l’avoir réalisé témoigne déjà de notre puissance. »

Thucydide 6.16.1-2

Gonflé, le fils à papa : si les adversaires d’Athènes respectent la cité, ce serait à cause du prestige des victoires obtenues par ce jeune arrogant. Athènes ne saurait être exsangue si un Alcméonide parvient à écraser tous ses concurrents aux Jeux Olympiques.

Qu’on se rassure : après avoir vivement impressionné ses concitoyens, Alcibiade poussera le bouchon trop loin et tombera en disgrâce. On le verra osciller entre Sparte, la Perse, avant qu’il ne retourne brièvement à Athènes, pour être finalement forcé à repartir, et il sera liquidé en 404. Comme quoi, pour parodier Corneille, « aux âmes bien nées, la valeur attend parfois le nombre des années. »

Retour de l’hiver

  • Chériiiiie ! Ferme la porte, l’air est glacial !
  • Mon pauvre chou : c’est vrai que, dans l’appartement, la température est descendue à 24° C … Tu risques la pneumonie.
  • Mais comment veux-tu que j’apprécie le match si je gèle ? Ce soir, il y a Fidji – Vatican, un grand moment de l’histoire du foot.
  • Tu vas devoir t’endurcir un peu car l’hiver promet d’être rude. Prends exemple sur Socrate !
  • Socrate ? Trop facile, à Athènes il fait toujours beau et chaud.
  • Détrompe-toi ! Non seulement il peut neiger à Athènes, mais en plus Socrate a dû participer à une campagne militaire dans le nord de la Mer Égée, à Potidée, où il faisait rudement froid. C’est Alcibiade qui le raconte dans le Banquet de Platon.
  • Aïe ! Je sens que le début de mon match va être différé par une saine lecture… Je croyais pourtant avoir éliminé toutes les éditions de Platon de notre maison. Permets-moi au moins de me préparer un bon vin chaud, de l’agrémenter d’un gros paquet de chips, et de m’installer sur mon canapé préféré …
  • … avec une couverture épaisse pour te tenir bien au chaud. Mais oui, c’est mon chou à moi, il est bien installé, ça se voit. Prêt pour Socrate ?
  • Seulement si tu me promets de me laisser regarder le match dans cinq minutes.
  • Promis ! Imagine donc les troupes athéniennes en campagne à Potidée, sur une presqu’île de la Chalcidique où le vent doit souffler fort en hiver. Alcibiade rappelle comment Socrate a impressionné ses camarades.

Quant à son endurance en hiver – là-bas, les hivers sont terribles – dans l’ensemble il se débrouillait étonnamment bien. Ce fut particulièrement vrai un jour où il avait gelé de manière effroyable. Tout le monde s’abstenait de sortir ; ou alors, si quelqu’un sortait, c’était en se couvrant en prenant d’infinies précautions et en se chaussant les pieds avec du feutre et des peaux de moutons.

Or Socrate, dans cette situation, sortait en portant le même manteau qu’il avait l’habitude de porter jusque-là. Il se baladait pieds nus et traversait la glace plus facilement que les autres qui étaient chaussés, et les soldats le regardaient de travers parce qu’ils pensaient que Socrate se moquait d’eux.

Voilà pour cet épisode. Une autre fois, ce que cet homme énergique a encore accompli et supporté [parodie d’Hélène décrivant Ulysse, Odyssée 4.242], là-bas, pendant la campagne militaire, il vaut la peine de l’entendre. Il s’était mis à réfléchir et s’était planté debout, depuis l’aube ; or comme il ne trouvait pas la solution à son problème, il ne lâcha pas le morceau, mais resta debout à poursuivre les recherches.

On arriva à midi et les hommes commencèrent à se rendre compte de ce qui se passait. Tout étonnés, ils se passaient le mot que Socrate, depuis l’aube, était planté à réfléchir. Finalement, quelques hommes du corps de troupe des Ioniens, une fois le soir venu, avaient fini de souper et – on était alors en été – sortirent leurs sacs de couchage pour s’installer dans le froid, tout en l’observant pour voir s’il allait rester planté là toute la nuit.

Et lui resta effectivement debout jusque, à l’aube, le soleil se fut levé. Alors il fit sa prière au soleil et s’en alla.

Platon, Banquet 220a – d

  • Il était un peu fou, ton Socrate ! À sa place, moi …
  • … tu serais resté devant ta TV à regarder un match, en sirotant un vin chaud, emmitouflé dans ta couverture.
  • Comme tu me connais bien, ma chérie. Ah, voilà l’équipe de Fidji qui arrive sur le terrain, les choses sérieuses commencent !

Aux origines du langage

  • Rrrraaaah ! Chérie, on gaspille à nouveau l’argent de nos impôts : le gouvernement va dépenser 17 millions de francs suisses pour étudier l’évolution du langage.
  • Mais c’est très bien, mon chou ! Bien mieux que de dépenser des milliards pour des avions de chasse qui volent seulement aux heures de bureau, ou pour entraîner de petits soldats avec de l’enseignement à distance
  • Mais enfin, moi je sais d’où vient le langage, pas besoin de dépenser tout cet argent. D’ailleurs, ce sont tes &%ç*@»+ [censuré] de Grecs qui l’ont raconté dans leurs mythes. J’ai retrouvé cela dans un ouvrage passionnant, intitulé How to talk to an alien. On y apprend qu’au Ciel, il n’y a qu’un seul langage. Les Grecs d’autrefois vivaient dans l’harmonie, sous l’autorité de Zeus. Tout le monde parlait la même langue, reçue du dieu et de la déesse de l’innocence, Philarios et Philarion. Mais voilà : le dieu Hermès s’en est mêlé, et il a brouillé les cartes de l’humanité en introduisant la diversité des langues. Tu vois, je n’ai pas besoin de tes vieux livres pour être un érudit !
  • Attends que je vérifie… C’est bizarre, Booble® signale cette histoire un peu partout sur internet, mais ne fournit pas la moindre référence à un texte ancien. Pire : Philarios et Philarion n’apparaissent jamais dans la littérature grecque. Tu t’es fait avoir, mon pauvre chéri, cette histoire appartient au registre des fake news.
  • Humpf ! Bon, d’accord, mais tes Grecs avaient bien une idée de l’origine du langage, non ?
  • Effectivement, et ils savaient que c’était un peu plus compliqué que Philarios et Philarion. Dès le Ve siècle av. J.-C., il y avait des chercheurs qui se demandaient si les mots avaient une nature profonde et universelle, ou s’ils étaient simplement le résultat d’un assemblage fortuit de sons.
  • Je crois que tu m’as déjà perdu…
  • Mais non, c’est assez simple. Tiens, voici ce que Platon en dit au début de son Cratyle. Il donne la parole à un certain Hermogène.

Mon cher Socrate, voici Cratyle : il prétend que chaque chose possède un nom correct par nature. Un nom ne serait pas ce que les gens ont décidé d’un commun accord d’appeler la chose en y appliquant des bouts de sons qu’ils prononcent : il y aurait une sorte de sens correct inhérent aux mots, aussi bien chez les Grecs que chez les barbares, le même pour tous.

Platon, Cratyle 383a-b

  • Si tu crois que c’est plus clair maintenant…
  • La théorie de Cratyle signifie simplement que les mots que nous utilisons ne seraient qu’un emballage, mais qu’à chaque chose correspondrait en fait un mot qui reflèterait la nature profonde de la chose.
  • Moi, ce que je comprends, c’est que je préfère le hockey sur glace à la philosophie du langage, nom de Dieu !
  • Hi ! hi ! Mon chéri, tu ne l’as sûrement pas fait exprès, mais ton juron est approprié : dans son Cratyle, Platon relève en effet qu’Homère raconte déjà que les dieux avaient une langue à eux, différente de celle des hommes. Cette fois-ci, c’est Socrate qui parle à Hermogène.
  • (…) Il y a de quoi apprendre de la part d’Homère et des autres poètes.
  • Mon cher Socrate, que dit Homère sur les mots, et où ?
  • Il en parle un peu partout. En particulier, et de la manière la plus admirable, on le voit dans les passages où il fait la distinction entre les mots utilisés par les hommes et par les dieux. Car – n’est-ce-pas ? – dans ces passages il nous fournit des renseignements remarquables sur le sens correct des mots. Il paraît en effet évident que les dieux appellent les choses par les noms qui leur correspondent correctement par nature. N’es-tu pas de cet avis ?
  • Je sais bien que, s’ils donnent un nom aux choses, c’est le nom correct. Mais à quels passages fais-tu référence ?
  • Ne sais-tu pas que le fleuve qui coule à Troie, celui qui livre un combat avec Héphaïstos, les dieux l’appellent ‘Xanthe’, tandis que les hommes l’appellent ‘Scamandre’ [Iliade 20.74] ?
  • Ah oui !
  • Et alors, ne crois-tu pas que c’est une chose impressionnante d’apprendre que le nom correct de cette rivière est ‘Xanthe’ plutôt que ‘Scamandre’ ? Ou si tu préfères un autre exemple, il y a l’oiseau dont Homère dit que ‘les dieux l’appellent chalcis, mais les hommes l’appellent cymindis. [Iliade 14.291]

Platon, Cratyle 391d-e

  • Tu veux dire que, pour Homère, les dieux parlaient une langue que nous ne comprenons pas ?
  • Exactement ! Et il fallait des traducteurs pour tout cela : ce sont les poètes, seuls capables de comprendre ce que les dieux racontent.
  • Alors c’est simple : avec les 17 millions de francs, on paie les poètes, ils vont demander aux dieux le sens exact des mots, et on n’en parle plus.
  • Tu es désespérant, mon chéri… Je crois que tu vas te contenter de regarder ton hockey, OK ?
  • Aaaaah, cette fois-ci j’ai compris ! ‘Hockey’ et ‘OK’, ce sont les mêmes sons, donc c’est la même chose ! Divine suggestion, je vais de ce pas me décapsuler une cannette.
Pieter Brueghel, La tour de Babel (XVIe s.)

Ces caméras qui veillent sur nous (2e partie)

cameras

Les caméras veillent sur nous et nous surveillent. Et s’il n’y a pas de caméra, comment vais-je me comporter ?

  • Alors, on le vole, ce nouveau Sumsang Galaxy 9 ?
  • Tu es fou : il y a des caméras partout !
  • Pas du tout. J’ai repéré le magasin et c’est plein d’angles morts. On ne risque rien.
  • Tu ne penses pas avoir fait assez de bêtises ces derniers temps ? La semaine passée, tu as installé une caméra cachée dans ta chambre à coucher et ta femme a failli t’égorger avec un couteau à steak. Et puis, il serait temps de grandir et d’arrêter de penser que, tant qu’il n’y a pas de caméra pour te surveiller, tu as le droit de tout faire. Oublie ce Sumsang Galaxy 9, ou alors achète-le, et rappelle-toi que Platon a déjà réglé la question depuis longtemps.
  • Ohlalah ! Môssieur lit Plââton… Et je parie que Plââton interdit de voler des smartphones.
  • Non, mais il se demande s’il est licite de commettre un acte simplement parce qu’on sait que personne ne nous observe en train de le faire.
  • Montre-moi ce que tu as dans ta poche. J’en étais sûr : une édition de Plââton, tu es incorrigible !
  • Laisse-donc tes sarcasmes, et laisse-moi te lire l’histoire de Gygès.
  • Gygès ? Il me semble que ma femme m’a hurlé le nom de ce type quand elle brandissait son couteau à steak. C’est qui, ce Gygès ? J’espère qu’il n’est pas dans ma chambre à coucher lorsque je vais travailler… Il faudra que je vérifie ma caméra à la maison.
  • Ne t’en fais pas, ta femme est honnête. Maintenant, tais-toi et écoute ce que Platon raconte à propos de Gygès.

« [Gygès le Lydien] était un berger au service du souverain qui régnait alors sur la Lydie. Un orage violent s’était produit et, suite un tremblement de terre, le sol s’était fendu, créant une ouverture à l’endroit où Gygès paissait ses bêtes.

À ce spectacle, surpris, il descendit dans l’ouverture. Il aperçut – d’après ce qu’on raconte – un tas d’objets extraordinaires, et notamment un cheval d’airain creux, pourvu de petites portes. Gygès se pencha à l’intérieur et vit qu’il s’y trouvait un corps d’une apparence plus grande que de nature. L’homme portait une bague d’or à la main. Gygès laissa tout le reste, mais il s’empara de la bague et remonta à la surface.

Puis vint la réunion habituelle des bergers, où ils devaient faire rapport tous les mois des bêtes qu’ils allaient livrer au roi. Gygès s’y rendit, portant la bague au doigt. Il était donc assis avec les autres, et voici que par hasard il tourna le chaton de la bague vers l’intérieur de la main. Il devint alors invisible pour ceux qui étaient assis à côté de lui : ils parlaient entre eux comme s’il n’était pas là !

Tout étonné, il tâta la bague, fit tourner à nouveau le chaton vers l’extérieur, et redevint visible. Sur cette première constatation, il voulut vérifier si sa bague avait vraiment ce pouvoir. Cela fonctionnait : lorsqu’il tournait le chaton vers l’intérieur, il devenait invisible ; puis vers l’extérieur, il redevenait visible !

Une fois qu’il fut sûr de son fait, il s’arrangea pour être au nombre des messagers envoyés chez le roi. Arrivé sur place, il séduisit l’épouse du roi, s’arrangea avec elle pour assassiner le roi et prendre ainsi le pouvoir.

Si donc il existait deux bagues de cette sorte, et que l’homme juste porte l’une des deux, tandis que l’homme injuste porte l’autre, il n’y aurait vraisemblablement personne d’assez inflexible pour s’en tenir à un comportement juste et pour avoir le courage de s’abstenir de toucher aux biens d’autrui, alors même qu’il aurait la possibilité de prendre ce qu’il voudrait sans crainte, même au marché. Il pourrait s’introduire dans une maison et s’unir à qui il voudrait, et il pourrait soit tuer soit délivrer de ses liens qui il voudrait, et il pourrait faire une foule d’autres choses parmi les hommes comme s’il était un dieu. »

[Platon République 2.359d2 – 360c3]

  • Elle est marrante, ton histoire de Gygès. On dirait que Platon s’est inspiré de Tolkien et du Seigneur des anneaux. Tu sais, l’anneau de Gollum ?gollum
  • Nom d’un Arimaspe Hyperboréen, tu confonds tout ! Ce n’est pas Platon qui a copié Tolkien, c’est l’inverse ! Donc Platon, avec sa petite histoire, essaie de t’expliquer une idée assez simple. Quand tu veux piquer un Sumsang Galaxy 9, si tu te retiens seulement parce que tu risques d’être repéré par une caméra, tu n’as rien compris à la vie. L’honnêteté consiste précisément à agir correctement même lorsqu’on a la possibilité de mal agir sans se faire attraper. Tu as compris ?
  • Oui, tout à fait… Alors, ce Sumsang Galaxy 9, on le vole ? La vendeuse est occupée avec un autre client, elle ne nous regarde pas.

[image : les caméras de sécurité et notre avenir]

Trois verres maximum

sileneTout est dans la modération : conseils d’un comique pour modérer votre consommation d’alcool

Ce n’est un secret pour – presque – personne : l’abus d’alcool est mauvais pour la santé. Nous ne dresserons pas le long catalogue de toutes les calamités qui vous guettent si vous levez trop souvent le coude ; qu’il suffise de signaler qu’on a trouvé un nouvel inconvénient à cette pratique : l’abus d’alcool endommagerait les artères des hommes (pas des femmes, semble-t-il…).

Alors, que faire, docteur ? Continuer ? Arrêter complètement ? Comme souvent, la juste voie se situe peut-être entre les deux.

Les Grecs avaient déjà compris que le vin peut apporter du plaisir, mais qu’il faut savoir en user avec modération. Dans le Banquet de Platon, on voit les convives se mettre d’accord sur le taux de dilution du vin qu’ils consommeront (ce qui n’empêche pas certains de finir la soirée passablement éméchés…) ; et quelques générations plus tard, l’historien Théopompe prend un malin plaisir à décrire le roi Philippe de Macédoine comme un vulgaire ivrogne, entouré de copains pas mieux dégrossis qu’une bande de centaures du Pélion.

On s’arrêtera ici sur la recommandation que nous fournit un poète comique du IVe siècle av. J.-C., un certain Euboulos. Ça tombe bien, son nom veut précisément dire « le bon conseiller » ! Ce passage nous a été conservé par un érudit de l’empire romain, Athénée de Naucratis. Il s’agit d’une tirade prononcée par le dieu Dionysos en personne.

« En effet, je ne dilue que trois bols de vin pour les gens qui ont du bon sens. Il y en a un pour la santé, on le boit en premier. Le deuxième est destiné à l’amour et au plaisir, tandis que le troisième est pour le sommeil. Voilà ce que boivent ceux qu’on appelle des sages, et ensuite ils rentrent à la maison.

Le quatrième ne nous appartient plus, il est pour les insultes, et le cinquième pour les cris. Avec le sixième, on déambule dans les rues en état d’ivresse. Le septième donne des yeux au beurre noir. Avec le huitième, on finit au poste. Le neuvième apporte la colère ; et le dixième rend fou et vous fait jeter des pierres. »

[voir Athénée Deipnosophistes 2.1 (36b)]

Si ce passage vous a plu, continuez la lecture chez Athénée, auteur intarissable sur la boisson. Mais il en est d’Athénée comme des bols de vin : on doit en user avec modération.

[image : Silène ivre, gravure d’Agostino Veneziano, XVIe siècle]

Lettre posthume d’un terroriste

archiducUn disciple de Platon décide de tuer le chef du gouvernement. Il laisse une lettre que l’on découvre seulement après l’attentat.

Le mot « terroriste » fait l’objet d’un usage plutôt ambigu : d’une part, on l’utilise pour désigner des personnes qui commettent des actes de violence sanglante sur des innocents, pour semer la terreur ; d’autre part, tous les tyrans et potentats du monde trouvent commode de qualifier de « terroristes » leurs opposants, surtout si ces derniers recourent à la force pour résister.

Il ne fait nul doute que Chion d’Héraclée, s’il avait vécu à notre époque, aurait été classé dans la catégorie des terroristes. Originaire d’Héraclée, sur les bords de la Mer Noire, ce disciple de Platon arrive à la conclusion que, pour écarter un tyran, il n’y a qu’une solution : il faut l’éliminer. Chion prépare donc son attaque, et il la documente également. Nous possédons en effet son abondante correspondance qui permet de suivre le cheminement moral de ce jeune homme jusqu’au moment ultime où il passe à l’acte. Sa dernière lettre nous parvient d’outre-tombe : il s’agit d’une lettre posthume, retrouvée dans ses affaires après l’attentat.

Pour tous ceux qui s’étonnent de ne jamais avoir entendu parler de cette affaire, il convient de préciser que Chion d’Héraclée est un personnage de fiction. Il n’a jamais existé, puisqu’il a été créé de toutes pièces par un auteur du IIe siècle ap. J.-C. La correspondance de Chion d’Héraclée est un prototype du roman épistolaire, comparable à La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau, qui se termine elle aussi par une lettre posthume.

Alors, cette lettre posthume ? Voilà voilà, elle arrive !

« Chion à Platon, salut.

Deux jours avant les Dionysies, je t’ai envoyé les plus fidèles de mes serviteurs, Pylade et Philokalos. Car c’est aux Dionysies que j’ai l’intention d’attaquer le tyran. Je me suis depuis longtemps efforcé de ne pas attirer ses soupçons.

Ce jour-là en effet, il y a une procession pour Dionysos, et l’on peut penser que les garde-corps seront moins attentifs à cause de la procession. Si tel n’était pas le cas, et qu’il me faille traverser le feu, je n’hésiterai pas : je ne déshonorerai ni moi-même ni ta philosophie. Le groupe de mes complices est solide, mais plus solide par sa loyauté que par son nombre. Je sais par conséquent que je serai tué, et je prie pour subir ce sort seulement une fois que j’aurai occis le tyran.

Car c’est avec un chant et des prix de victoire que je quitterais la vie si je laisse les hommes après avoir supprimé la tyrannie. Même les sacrifices, les augures et toutes sortes de pratiques divinatoires indiquent que je mourrai après avoir réussi dans mon entreprise.

Mais j’ai moi-même contemplé une vision plus claire que dans un rêve : j’ai cru voir une femme, d’une beauté et d’un taille divines, qui me couronnait d’olivier sauvage et de bandelettes. Peu après, elle me montrait une tombe magnifique et me disait : « Puisque ton travail est fait, Chion, viens dans ce tombeau pour te reposer. » Ce rêve me donne bon espoir d’avoir une belle mort.

Car je crois qu’une prédiction de l’âme n’a rien de fallacieux, puisque toi aussi tu étais de cet avis. Or si le présage se réalise, je pense que je serai plus heureux que s’il m’avait été accordé de vivre vieux après avoir tué le tyran. Car il est beau pour moi d’accomplir de grandes choses et de me retirer de l’humanité avant de jouir encore un moment des plaisirs. Ce que je pourrais accomplir sera considéré comme beaucoup plus grand que ce que je souffrirai, et je serai moi-même placé en plus haute estime par les bénéficiaires de mes actes si j’ai acheté leur liberté au prix de ma propre vie. Car ceux qui reçoivent un bienfait semblent tirer une plus grande utilité de ce à quoi l’auteur de ces bienfaits ne participe pas.

Ainsi, je désire que se réalise le présage de ma mort. Quant à toi, Platon, adieu et puisses-tu être heureux jusqu’à un âge avancé ! Je m’adresse à toi pour la dernière fois, j’en suis convaincu. »

Chion ne survivra manifestement pas à son projet, et le lecteur en est réduit à des conjectures en ce qui concerne le sort du tyran, lequel n’est pas nommé. Un point cependant mérite d’être souligné : l’action se situe dans l’Athènes classique, au IVe siècle av. J.-C., mais ce roman épistolaire a été composé sous l’Empire romain. Il aurait été insensé de suggérer un attentat contre un empereur ; mais on semblait tolérer l’idée d’un terroriste éliminant le tyran honni d’une époque reculée.

[image : l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche et de son épouse Sophie, élément déclencheur de la Première Guerre Mondiale]

Né(e) fille et/ou garçon

vinciLes enfants qui naissent avec un sexe non déterminé posent un dilemme moral pour les parents : faut-il décider d’un sexe pour l’enfant ou laisser le choix entre ses mains ? et doit-on trancher, au sens littéral du terme ?

Le Fonds National Suisse (FNS) va financer prochainement un projet scientifique à l’Hôpital Pédiatrique de Zurich : il s’agira d’étudier la manière dont cette institution a géré, entre 1945 et 1970, les cas de naissances d’enfants sans sexe biologique clairement défini.

On les appelle personnes intersexuées ; avant, on disait ‘hermaphrodites’, en référence à une figure de la mythologie.

La définition du sexe biologique fait partie de ces normes dont on ne s’écarte pas sans une certaine hésitation. Les personnes concernées par de telles situations (le nouveau-né en premier lieu, mais aussi les parents, le personnel soignant etc.) doivent assumer des rôles pour lesquels ils sont souvent mal préparés. L’enfant n’est pas immédiatement en mesure de prendre des décisions pour lui-même. Les parents, eux, font face à plusieurs questions : doivent-ils approuver une intervention chirurgicale visant à établir plus nettement le sexe biologique de leur enfant ? ou serait-il préférable d’attendre que l’enfant, au seuil de la puberté, fasse son propre choix ? Quant au personnel soignant, il doit apporter l’aide nécessaire à la famille en s’appuyant sur des connaissances médicales en constante évolution.

La figure d’Hermaphrodite montre bien que, dès l’Antiquité, on a réfléchi sur la question de la différenciation du sexe biologique. L’androgyne imaginé par Platon dans le Banquet est une autre manifestation de la même problématique. Chez le philosophe, nous assistons à un récit placé dans la bouche d’un auteur comique, Aristophane, racontant comment Zeus aurait établi la différence entre les hommes et les femmes par le biais d’une intervention quasi chirurgicale. La réalité des enfants sans sexe biologique clairement défini est tout autre et elle ne prête pas à rire ; néanmoins, un détour par le récit fabriqué par Aristophane – tel que l’imagine Platon – donne lui aussi à réfléchir sérieusement. Le passage est long, il a fallu sélectionner les éléments les plus pertinents :

« Notre apparence physique n’était autrefois pas la même qu’aujourd’hui, mais différente. Tout d’abord, il y avait trois genres d’êtres humains, et non deux comme aujourd’hui : le masculin, le féminin, et il s’y ajoutait un troisième qui participait des deux premiers. De ce troisième genre, désormais disparu, il ne subsiste aujourd’hui que le nom : à l’époque, l’andro-gyne réunissait en effet à la fois l’apparence et le nom du masculin et du féminin ; mais maintenant il n’existe plus, seul le nom subsiste et il a une connotation négative.

Ajoutons que la forme de chaque être humain était arrondie, avec le dos et les flancs en cercle. Il possédait quatre bras, et autant de jambes, avec deux visages sur un cou cylindrique, semblable de tous côtés. Il n’y avait cependant qu’une seule tête pour ces deux visages opposés, avec quatre oreilles. Les parties sexuelles étaient dédoublées, et tout le reste suivait la même disposition.

(…)

Ils avaient une force et une vigueur extraordinaires, et ils avaient aussi beaucoup d’ambition : ils commencèrent donc à attaquer les dieux. Ce qu’Homère raconte à propos d’Éphialte et Otos [deux géants qui avaient attaqué les dieux], on le raconte aussi à propos de ces premiers humains : ils tentèrent de monter au ciel pour s’en prendre aux dieux.

Zeus et les autres dieux se demandaient donc ce qu’ils allaient faire d’eux, et ils ne trouvaient pas de solution : ils ne pouvaient en effet se résoudre à anéantir les humains et à faire disparaître leur race en les foudroyant comme ils l’avaient fait pour les Géants ; s’ils l’avaient fait, ils se seraient aussi privés des honneurs et ses sacrifices que leur offraient les humains ; d’un autre côté, ils ne pouvaient tolérer une telle insolence de la part des humains.

Au terme d’une profonde réflexion, Zeus dit :

‘Je crois que j’ai un moyen pour que les humains, affaiblis, mettent un terme à leur insolence. Je vais en effet les couper chacun en deux : ainsi, non seulement ils seront affaiblis, mais ils nous seront aussi plus utiles parce que plus nombreux. Et ils marcheront debout sur deux jambes. Toutefois, s’ils maintiennent leur insolence et s’ils ne veulent pas rester tranquilles, alors je les couperai à nouveau en deux, de sorte qu’ils avanceront sur une seule jambe, à cloche-pied.’

Ceci dit, Zeus coupa les humains en deux, comme on coupe les fruits de l’alizier pour en faire des conserves, ou comme on tranche les œufs avec un cheveu. Quand il en avait coupé un, il demandait à Apollon de lui retourner la tête et d’orienter la moitié du cou dans le sens de la section : ainsi, en voyant l’endroit où il avait été découpé, l’homme deviendrait plus docile. Et il demandait à Apollon de cicatriser le reste.

(…)

Or, une fois que les humains eurent été ainsi coupés en deux, chacun regrettait sa moitié perdue et retournait vers elle : ils s’embrassaient et s’enlaçaient l’un l’autre, avec le désir de redevenir un seul, et ils mouraient de faim et d’inaction parce qu’ils ne voulaient rien faire sans l’autre. En plus, lorsque l’une des deux moitiés avait succombé, la moitié survivante cherchait l’autre et l’étreignait, que ce soit la moitié féminine – ce que nous appelons aujourd’hui une femme –ou la masculine. C’est ainsi qu’ils dépérissaient.

Alors Zeus les prit en pitié et imagina un autre stratagème : il retourna leurs parties sexuelles vers l’avant. Jusqu’à présent ils les avaient aussi orientées vers l’extérieur ; ils avaient des rapports sexuels non pas entre eux, mais vers la terre, comme les cigales. Zeus donc leur retourna les parties sexuelles vers l’avant et rendit ainsi possible leur reproduction entre eux, par le masculin dans le féminin. Il y avait deux buts à cela : tout d’abord, si l’élément masculin s’accouplait au féminin, ils se reproduirait et perpétueraient l’espèce ; ensuite, si le masculin s’accouplait au masculin, ils en auraient vite leur dose, s’arrêteraient et se remettraient au travail et à toutes activités nécessaires à leur subsistance.

C’est précisément à partir de là que le désir amoureux s’est installé chez les humains pour raccommoder leur ancienne nature, en essayant de faire une entité à partir de deux êtres distincts pour apporter une guérison à la condition humaine. »

[voir Platon, Banquet 189d-191d (extraits)]

Cette fable que Platon place dans la bouche d’Aristophane est censée expliquer le désir amoureux : deux moitiés d’un même être chercheraient à retrouver leur forme d’origine, qui était double. Au passage, l’auteur explique aussi l’homosexualité masculine (la version féminine est curieusement passée sous silence). Mais ce texte nous interpelle aussi sur la question même de la définition du genre : la distinction entre hommes et femmes est-elle toujours aussi nette que celle voulue par Zeus ? et les interventions en vue d’une différenciation forcée du genre, avec des opérations chirurgicales à la clé, ne reposeraient-elles pas sur une construction mentale dont les origines apparaissent déjà chez Platon ?

[image : Leonardo da Vinci (XV/XVIe s.), figure androgyne]

L’Égypte à l’épreuve du réchauffement climatique

nile_palestrina_mosaicL’Athénien Solon rapporte un récit que lui auraient fait des prêtres égyptiens : Athènes a succombé à plusieurs reprises aux catastrophes naturelles, incendies et inondations ; l’Égypte, en revanche, a été protégée de ces calamités par le Nil. Cela expliquerait l’ancienneté de la civilisation égyptienne.

Le réchauffement climatique est en marche, on nous annonce des inondations ainsi que des incendies. Le déni des compagnies pétrolières et charbonnières n’y fera rien : les faits sont têtus. Or si l’on en croit un récit attribué à l’Athénien Solon (VIe s. av. J.-C.), sa cité aurait été frappée à de multiples reprises par des incendies et des inondations qui auraient effacé la mémoire de temps plus anciens.

Ce récit est rapporté par Platon à la fin d’un traité intitulé Timée. Comme souvent chez Platon, il ne faut pas s’attacher à la véracité historique de l’épisode, mais plutôt apprécier la fable comme un symbole destiné à nous faire réfléchir. Et dans le cas du réchauffement climatique, une saine réflexion serait bienvenue face à l’irresponsabilité collective de l’humanité.

Voici donc l’histoire, placée dans la bouche d’un prêtre égyptien s’adressant à Solon :

« L’humanité a subi de nombreuses et profondes destructions, et cela arrivera encore. Ce sont les incendies et les inondations qui ont eu le plus grand impact ; mais il y a eu d’autres causes moins importantes, sous des formes innombrables.

Voici donc ce que l’on raconte dans notre pays. Il y a longtemps, Phaéthon, fils du Soleil, attela le char de son père, mais ne parvint pas à le maintenir sur la route suivie d’ordinaire par le Soleil. Il grilla ainsi la terre, et lui-même fut anéanti d’un trait de foudre.

C’est du moins ce que l’on rapporte sous la forme d’une légende ; mais en réalité, les corps célestes qui gravitent autour de la terre dévient parfois de leur trajectoire. Cela se passe sur des périodes très longues, et la surface de la terre est détruite de fond en comble. Lorsque cela se passe, tous ceux qui se trouvent dans les montagnes ou dans des lieux élevés et secs périssent plus facilement que ceux qui vivent à proximité des fleuves et de la mer. En ce qui nous concerne, le Nil est le sauveur des Égyptiens en de nombreuses circonstances, et notamment lorsque de tels événements se produisent : il déborde.

Inversement, il arrive que les dieux nettoient la terre en provoquant une inondation ; alors, les bouviers et les bergers qui habitent dans les montagnes survivent, tandis que les habitants des villes de Grèce sont entraînés par les fleuves vers la mer. En Égypte, au contraire, l’eau ne descend jamais des hauteurs vers la plaine, mais elle remonte d’ordinaire par en-dessous. Cela explique pourquoi nos plus anciennes traditions se sont conservées. »

[voir Platon, Timée 22c-e]

Résumons : d’après le prêtre égyptien cité par Solon, les corps célestes, déviant de leur course, auraient brûlé la terre athénienne et fait périr les habitants des montagnes. De plus, les inondations auraient noyé les citadins installés dans les plaines. Une catastrophe climatique aurait donc durement affecté les Athéniens, les privant de leurs souvenirs les plus anciens. Les Égyptiens, au contraire, qui ne vivent pas sur les hauteurs, auraient été protégés par la fraîcheur du Nil ; et les citadins n’auraient pas subi la force des torrents dévalant des montagnes. Il en résulterait que les Égyptiens auraient été épargnés et auraient conservé la mémoire de leur lointain passé.

Chez Platon, cette fable en appellera une autre, celle de l’Atlantide, État disparu dont personne ne se souviendrait sauf les Égyptiens. Mais laissons l’Atlantide dans son lointain oubli et demandons-nous plutôt ce que le récit nous dit sur les conséquences des bouleversements climatiques, qu’ils soient anciens ou contemporains.

Premièrement, on constate que ces changements prennent une telle ampleur que l’homme ne parvient pas à les maîtriser ; c’est pourquoi il importe aujourd’hui que l’humanité enraie le processus avant qu’il n’échappe à tout contrôle.

Ensuite, lorsque la nature prend le dessus sur l’homme et provoque des destructions en masse, non seulement des vies sont perdues, mais des civilisations entières disparaissent aussi. Peut-être n’est-il pas encore trop tard : les hommes sauront-ils entendre ce lointain avertissement ? Ou voulons-nous connaître l’anéantissement et l’oubli, comme les Athéniens des temps très reculés, ou comme les habitants de la mystérieuse Atlantide ?

[image : représentation du Nil, mosaïque, Ier s. av. J.-C., Palestrina (Italie)]

Faut-il protéger les étudiant(e)s des horreurs de la mythologie ?

persephoneDevrait-on épargner à des victimes d’agressions sexuelles la lecture et l’étude de passages de la littérature grecque et latine relatant des rapts ou des viols ? La question se pose aux États-Unis, et elle sonne comme un écho aux réflexions de Platon sur la place de la poésie dans la cité.

Une récente recommandation émise par une commission de l’Université de Columbia a suscité un certain émoi dans les murs de cette vénérable institution : la lecture de certains passages des Métamorphoses d’Ovide pourrait s’avérer difficile pour des personnes ayant subi une agression à leur intégrité sexuelle.

On pense en particulier à l’histoire de Daphné, poursuivie par les ardeurs d’Apollon, qui ne doit son salut qu’à sa transformation en laurier. C’est aussi le cas de Perséphone, enlevée par Hadès et forcée de l’épouser malgré ses véhémentes protestations (et celles de sa mère Déméter).

Par conséquent, les enseignants devraient prendre certaines précautions pour éviter de soumettre leurs étudiant(e)s à des situations déplacées. La mythologie contiendrait en effet des récits reflétant « l’exclusion et l’oppression, et pouvant être difficiles à lire et à discuter pour des personnes ayant échappé à ces situations, des personnes de couleur ou un(e) étudiant(e) venant d’un milieu financièrement défavorisé » [ma traduction].

Soyons clairs sur un point fondamental : les victimes de pressions ou d’attaques sexuelles méritent d’être défendues ; elles doivent aussi être écoutées avec toute l’attention requise. Il en va de même pour les personnes souffrant d’exclusion, sous quelque forme que ce soit. La question que pose la commission de l’Université de Columbia va cependant plus loin : faut-il protéger nos étudiant(e)s contre le contenu de la mythologie classique ? et si l’on poussait plus loin le raisonnement, faudrait-il renoncer à faire lire certains textes qui pourraient choquer des personnes ayant souffert d’une agression, d’oppression ou d’exclusion ?

Pour tenter de mieux cerner le problème, commençons par rappeler l’enlèvement de Perséphone, tel qu’il nous est rapporté dans l’Hymne homérique à Déméter. Ensuite, nous verrons comment Platon, dans la République, a abordé la question des dangers de la mythologie pour la communauté, et en particulier pour les jeunes.

Voici le début de l’Hymne homérique à Déméter :

« C’est par Déméter que je commence mon chant, la déesse auguste à la belle chevelure, elle et sa fille aux fines chevilles, qu’Hadès a enlevée (mais Zeus, qui tonne d’une voie grave et profonde, la lui avait accordée). Perséphone se trouvait loin de Déméter, la déesse au glaive d’or qui produit des fruits brillants.

Elle jouait avec les filles d’Océan au profond décolleté, et elle cueillait des fleurs : des roses, du safran et de belles violettes dans un pré moelleux ; elle prenait aussi des iris, de l’hyacinthe et du narcisse.

Cette dernière fleur avait été produite par la Terre comme un piège pour la jeune fille aux yeux en forme de boutons de fleurs. La Terre voulait faire plaisir à Hadès, celui qui nous recevra tous. La fleur brillait de manière étonnante, une merveille à contempler pour tous, aussi bien les dieux immortels que les hommes mortels. De sa racine poussaient cent têtes, et elle exhalait une odeur d’encens. Le vaste ciel brillait au-dessus, toute la terre souriait, et de même le gonflement salé de la mer.

Tout étonnée, la jeune fille allongea les deux mains pour saisir le bel objet. Mais la terre aux larges routes s’entrouvrit dans la plaine de Nysa, et voici que surgit avec ses chevaux immortels le seigneur Hadès, celui qui nous recevra tous, le fils de Cronos aux noms multiples.

Elle ne voulait pas, mais il la saisit et la plaça sur son char doré, l’emportant tandis qu’elle poussait des hurlements. D’une voix stridente, elle appela au secours son père, Zeus fils de Cronos, le plus grand et le meilleur des dieux. Mais personne, ni dieu ni mortel, n’entendit sa voix, même pas les oliviers aux fruits brillants, sauf la fille de Persès, dont le cœur était encore innocent, Hécate au délicat bandeau, qui l’entendit depuis sa grotte, et le seigneur Soleil, brillant fils d’Hypérion, tandis que la jeune fille appelait au secours son père, le fils de Cronos. Mais lui se tenait à l’écart des dieux, dans son temple où il recevait de nombreuses prières, accueillant de belles offrandes de la part des hommes mortels. »

[voir l’Hymne homérique à Déméter 1-29]

On assiste donc à un véritable rapt : Hadès enlève Perséphone contre son gré. Elle a beau hurler, presque personne ne l’entend ; et son propre père ne s’en soucie guère car il est de mèche avec Hadès.

La difficulté réside cependant dans le fait que, derrière ce récit atroce, on reconnaît aussi un texte d’une grande beauté. Faudrait-il, au nom des victimes, renoncer à le lire ? Ou devrait-on prendre des précautions spéciales pour ne pas aggraver les blessures de diverses victimes ?

Divers auteurs antiques ont déjà soulevé le problème, d’une manière ou d’une autre. Pour Platon, la poésie pose une réelle difficulté précisément parce que, tout présentant une forme plaisante, elle offrirait un contenu où dominent le mensonge, la violence et le crime. Dans la République, il met en scène le personnage de Socrate, qui dit notamment :

« – Permettrons-nous donc facilement que n’importe quel enfant puisse écouter des récits fabriqués par n’importe qui, absorbant dans son âme des opinions pour l’essentiel opposées à celles qu’ils devraient, à notre avis, avoir lorsqu’ils atteignent l’âge adulte ? – Non, nous ne le permettrons d’aucune façon ! – Ils nous faut donc d’abord, me semble-t-il, surveiller les faiseurs de mythes : s’ils font de bons récits, nous les approuverons ; sinon, nous les censurerons. Puis nous encouragerons les mères et les nourrices à raconter à leurs enfants les récits approuvés, et à façonner leurs âmes par les récits encore plus qu’on ne pourrait façonner leurs corps à la main. Mais la plupart des récits qu’elles racontent maintenant, il faut les rejeter. »

[voir Platon, République 377b – c]

Plus loin, Socrate dit encore :

« L’histoire d’Héra enchaînée par son fils, et d’Héphaïstos précipité du ciel par son père parce qu’il s’apprêtait à défendre sa mère alors qu’elle était battue, et tous les combats entre les dieux qu’Homère a racontés, il ne faut pas les admettre dans notre cité, qu’elles aient un sens allégorique ou non. »

[voir Platon, République 378d]

Au terme d’un long débat sur la question, Socrate portera un jugement assez définitif à l’encontre d’Homère :

« Ainsi donc, mon cher Glaucon, quand tu rencontreras des gens qui font l’éloge d’Homère en affirmant que c’est ce poète qui a fait l’éducation de la Grèce, et que pour enseigner l’administration des affaires humaines il faut prendre Homère en main, l’apprendre et régler toute sa conduite personnelle en suivant ce poète, je réponds : ‘Salue et accueille ces gens parce qu’ils sont aussi compétents que possible, et accorde-leur qu’Homère est l’auteur le plus poétique qui soit, même le prince des tragédiens ; mais sache que, en matière de poésie, il ne faut admettre dans la cité que les hymnes pour les dieux et les éloges des gens de bien.’ »

[voir Platon, République 606e]

Censurer la poésie pour le bien de la cité : le programme politique de Socrate, tel que Platon nous le présente, ouvre la voie à bien des régimes totalitaires.

Pour en revenir aux récits de la mythologie où se produisent des enlèvements, des viols ou d’autres horreurs du genre, devrait-on suivre la ligne d’un Platon qui, au nom de l’intérêt général, souhaiterait restreindre l’accès à la poésie ? Ce serait aller à l’encontre d’une lecture critique des textes. La tâche des enseignants est précisément de permettre aux lecteurs, quel que soit le contexte dont ils sont issus, de savoir affronter un texte difficile. La mythologie ne doit pas servir à raviver des blessures, mais elle peut au contraire contribuer à les atténuer par une lecture intelligente.

[image : le rapt de Perséphone, relief italien de la Renaissance]

Socrate mis à mort et libéré de la vie

mort socrateCondamné par les Athéniens à boire la ciguë, Socrate considérait cette décision comme une libération : le dieu de la médecine, Asclépios, lui aurait rendu service en faisant agir le poison.

En 399 av. J.‑C., Socrate est condamné par ses concitoyens à absorber le contenu d’une coupe remplie d’un poison mortel, la ciguë. D’après une source tardive, l’acte d’accusation, aurait été le suivant :

« Socrate commet une injustice en ne reconnaissant pas les dieux que reconnaît la cité, et en introduisant d’autres divinités nouvelles ; il commet aussi une injustice en corrompant les jeunes. »

[Voir Diogène Laërce, Vies des philosophes 2.40]

Comme Socrate n’a pas laissé d’écrits, nous en sommes réduits pour l’essentiel à considérer le témoignage de deux de ses disciples, Platon et Xénophon. Chez ces deux auteurs, on perçoit certes les échos du personnage réel de Socrate, mais il faut aussi reconnaître que Platon et Xénophon ont construit la légende de Socrate.

Platon relate notamment les derniers instants du condamné dans le Phédon. Emprisonné dans ce qu’on appellerait aujourd’hui le « couloir de la mort », Socrate attend sereinement le moment où un préposé lui apportera la coupe fatale. Cette sérénité s’expliquerait, nous dit Platon, par le fait que Socrate considérait la vie terrestre comme une entrave dont les dieux devaient nous libérer. Après la mort, l’homme pouvait espérer une série de nouvelles existences qui le mènerait, par paliers, à une condition plus heureuse.

Socrate doit cependant passer à l’acte, ce qu’il fait avec un aplomb étonnant : il saisit la coupe et la vide d’un trait. Au bout d’un moment, tandis qu’il marche pour activer la circulation sanguine, le poison commence à produire son effet :

« Il marchait en rond dans la pièce, puis déclara que ses jambes s’alourdissaient ; enfin il se coucha, suivant les instructions du préposé. Ce dernier, qui lui avait administré le poison, le tâtait par intervalles : laissant s’écouler un moment, il examinait les pieds, puis les jambes. Ensuite, il lui pinça fortement le pied en lui demandant s’il sentait quelque chose ; Socrate répondit que non. Ensuite, on répéta le même geste au niveau des cuisses. Remontant plus haut, le préposé nous indiqua que le corps de Socrate se refroidissait et se raidissait. Le tâtant, il nous dit que, lorsque le poison atteindrait le cœur, alors Socrate s’en irait.

La région du bas-ventre s’était déjà pratiquement refroidie lorsque Socrate se découvrit – il s’était couvert précédemment – et dit (ce furent là ses dernières paroles) : ‘Criton, nous devons un coq à Asclépios. Acquittez-vous de cette dette sans faute !’ »

[Voir Platon, Phédon 117e – 118a]

On pourrait s’étonner de la trivialité des dernières paroles attribuées à Socrate. Pourquoi offrir un coq à Asclépios ? Sans doute pour le remercier du service qu’il a rendu à Socrate en le libérant de la vie. En parfait gentleman, Socrate se soucie jusqu’à son dernier souffle de remercier ceux qui l’on accompagné dans son existence terrestre.

Mais dans le fond, si la vie terrestre était un fardeau, Socrate n’aurait-il pas mieux fait de se suicider ? Il a certes envisagé cette issue ; il considérait néanmoins que les dieux ne permettraient pas d’en finir d’une telle manière : « On dit que cela n’est pas permis » [Voir Platon, Phédon 61c]

Cela n’a pas empêché le poète Callimaque (IIIe s. av. J.‑C.) de composer un petit poème dans lequel il ironisait sur un disciple trop zélé de Socrate :

« Cléombrotos d’Ambracie fit ses adieux au soleil, puis se jeta du haut d’une muraille dans l’Hadès. Il considérait qu’aucun mal ne justifiait de mourir, mais il s’était contenté de lire un seul écrit, le traité de Platon Sur l’âme (c’est-à-dire le Phédon). »

[Voir Callimaque, épigramme conservée dans l’Anthologie palatine 7.471]

Cléombrotos n’avait apparemment pas compris la démarche de Socrate.

[Image : d’après Jean François Pierre Peyron, La mort de Socrate (1790), gravure.]