Égalité : ne comptez pas sur Aristote !

egaliteAujourd’hui, on insiste  sur l’idée d’égalité. Aristote pensait au contraire que l’inégalité était inhérente au genre humain.

L’égalité est un concept étrange : dans un certaines régions du globe, on a fini par se rallier au principe d’égalité … pour autant qu’il ne faille pas l’appliquer trop strictement. Égalité entre les genres, les ethnies, les conditions sociales, les âges, toute égalité semble bonne à prendre.

Au niveau de l’application, l’une des principales difficultés que nous rencontrons réside dans le fait que l’égalité peut certes paraître logiquement désirable, mais qu’elle va souvent contre l’intuition. Il serait beaucoup plus facile de suivre ce sentiment de tripes qui nous suggère que, après tout, il suffirait d’accepter l’inégalité comme un fait de la nature.

Pour le philosophe Aristote (IVe s. av. J.-C.), cela ne faisait pas l’ombre d’un doute : l’inégalité était inhérente à la manière dont le monde était fait ; cela pouvait s’observer au niveau de la plus petite unité sociale, à savoir la maison. Dans une maison, il y avait des maîtres et des esclaves, des hommes et des femmes, et enfin des adultes et des enfants.

« Par nature, il existe plusieurs catégories de personnes qui commandent ou qui se soumettent : de manières variées, la personne de condition libre commande à l’esclave, le mâle à la femelle, ou encore l’adulte à l’enfant. Chacun d’entre eux possède diverses parties de l’âme, mais il les possède de façon différenciée. L’esclave, en effet, ne détient pas du tout la partie qui lui permettrait de délibérer, tandis que la femelle l’a, certes, mais dans une faible mesure ; quant à l’enfant, il la possède aussi, mais elle n’est pas entièrement développée. »

[voir Aristote, Politique 1.5.6 (1260a)]

Aristote était un grand classificateur : fils de médecin, il s’est appliqué à décrire de nombreux phénomènes en les subdivisant par catégories. Dans le cas qui nous occupe, il a réparti les habitants d’une maisonnée selon trois critères qui se complètent : ainsi, on peut être à la fois de condition libre, femelle et adulte ; ou encore esclave, mâle et enfant. La personne libre serait toujours supérieure à l’esclave, le mâle à la femelle, et l’adulte à l’enfant ; mais la nature précise de l’inégalité différerait selon la catégorie considérée.

Faudrait-il pour autant donner raison à Aristote ? Et faudrait-il jeter aux orties la notion d’égalité, présente dans la constitution de nombreux États du monde ? Assurément non. C’est un principe qu’il importe au contraire de protéger avec énergie et conviction. Toutefois, il faut aussi le défendre avec lucidité, en se rappelant que : a) nous luttons contre plus de deux millénaires de tradition aristotélicienne ; b) il est tellement plus facile de céder à une intuition qui nous suggérerait que l’inégalité nous accompagne depuis toujours.

[image : Jean-Guillaume Moitte, Égalité (1793)]

3 réflexions sur “Égalité : ne comptez pas sur Aristote !

  1. L’égalité des droits demandée lors de la Révolution française (cf. l’image de 1793) a surgi parce que les classes sociales étaient beaucoup trop divergentes, avec d’un côté une aristocratie riche, oisive, voire frivole et qui ne rendait plus service au pays, tandis que d’un autre côté le peuple souffrait de la faim ou des guerres et qu’une bourgeoisie montante était consciente de sa valeur non reconnue. Il y avait une mauvaise répartition sociale des rôles actifs. La demande d’égalité est donc liée au sentiment d’injustice, lorsque l’écart est trop grand. Mais toute inégalité n’est pas nécessairement a priori une injustice.

    De nos jours, on entend beaucoup parler d’égalité entre hommes et femmes. Par exemple, le principe « à travail égal, salaire égal » n’est pas encore appliqué partout, avec diverses justifications. Je suis d’avis que si le travail est vraiment le même, le salaire devrait l’être aussi. Autre exemple, pour compenser le manque de femmes à des postes de cadres, on peut lire sur les offres d’emploi: « à égalité de compétences, la préférence sera donnée à une femme ». Mais ceci ne veut pas dire que les femmes au pouvoir feront automatiquement mieux leur travail que les hommes. Ainsi, quand je vois une femme ministre de l’éducation, en France, qui supprime le latin et le grec des collèges (autrement dit de l’école secondaire 1), il m’est indifférent qu’elle incarne une réussite sociale féminine, indifférent qu’elle soit de droite ou de gauche. En fait, je préfèrerais de loin une personne, qu’elle soit homme ou femme, qui défende le latin et le grec.

    Aristote était un très bon observateur de tout ce qui l’entourait: la société, la culture, la nature, les animaux…J’ai un souvenir ébloui d’une description de la façon dont l’araignée tisse sa toile d’araignée…Pour l’inégalité entre hommes, femmes et enfants, esclaves et personnes libres, Aristote constate ce qu’il voit. Mais il se pose beaucoup de questions aussi et je ne crois pas qu’il soit un promoteur de l’inégalité. Son texte est aussi interrogatif, pas seulement affirmatif, du moins je le ressens ainsi. Aristote a peut-être le tort de dire que ces inégalités sont « naturelles » et ainsi de les figer, au lieu de constater qu’elles sont historiques et liées à un moment de la société. Mais il est certainement difficile, même pour un génie, de faire abstraction des conditions de l’époque où il vit.

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  2. La hiérarchie qu’Aristote présente dans ces lignes n’a rien de nouveau ; dans une grande mesure, il est lui-même héritier d’une longue tradition. Cependant, son raisonnement lui permet de justifier et consolider l’ordre social dans lequel il vit à son époque et qui d’ailleurs le favorise, puisqu’il appartient au groupe des hommes adultes et de condition libre situé en haut de cette hiérarchie.

    Formulé autrement, son raisonnement est le suivant :
    1. Les personnes qui par nature ont le plus de faculté de délibérer sont les hommes adultes et libres
    2. Les personnes qui ont le plus de faculté de délibérer commandent naturellement aux autres
    3. Les hommes adultes et libres commandent (par nature) à tous les autres

    Dans une version plus moderne, ça donne :
    1. Les personnes qui sont dotées d’autorité naturelle sont les hommes (ici Oskar Freysinger préfère généralement remplacer « autorité » par « testostérones »)
    2. Les personnes qui sont dotées d’autorité naturelle sont naturellement les plus aptes à exercer la politique
    3. Les hommes sont par nature les plus aptes à exercer la politique

    Une variante, un peu différente du raisonnement d’Aristote mais qui est encore tellement en vogue que l’on ne peut pas ne pas la citer :
    1. Les personnes qui sont par nature destinées à consacrer beaucoup de temps à leurs enfants sont les femmes
    2. Les postes à responsabilité conviennent naturellement aux personnes qui ne consacrent pas beaucoup de temps aux enfants
    3. Par nature, les postes à responsabilité ne conviennent pas aux femmes (et vice-versa)

    La combine est facile : il suffit de postuler l’existence de groupes homogènes (« hommes » « femmes », mais on peut également créer le groupe « étrangers », « handicapés », etc.) ; postuler pour ces groupes différentes propriétés qui leur seraient indissociables ; enfin, postuler un lien nécessaire entre ces propriétés et l’accès ou non à un avantage (pouvoir, gros revenus, prestige…).

    Et au bout du compte, on obtient le Parlement suisse actuel ! Ou encore les conseils d’administration ou les directions d’entreprises, qu’elles soient privées ou publiques…

    Évidemment, je caricature et simplifie à l’extrême. Mais il faut rappeler qu’à côté de l’héritage culturel, il y a aussi à chaque époque des discours et des représentations qui sont élaborés pour justifier et maintenir les inégalités – ou en construire de nouvelles.

    Pour la question des différences « innées » entre filles et garçon, on peut lire ce petit article de vulgarisation scientifique paru récemment dans Sciences et Avenir : http://www.sciencesetavenir.fr/sante/cerveau-et-psy/20151103.OBS8777/masculin-feminin-des-roles-fabriques.html

    Et pour aller plus loin, on peut consulter l’excellent site http://www.aussi.ch

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  3. Je suis votre raisonnement expliquant pourquoi certaines femmes sont empêchées de faire de la politique, mais si vous regardez les pères politiciens pourtant les plus conservateurs de Suisse et de France, à savoir Blocher et Le Pen, vous pouvez constater qu’ils ont encouragé depuis longtemps leurs filles à se lancer dans la politique et qu’elles l’ont fait. Même si ce sont des mères de famille, cela ne choque personne. A la quarantaine passée, ne se souciant pas plus d’Aristote que de leur première Barbie, elles réunissent nombre d’électeurs. Mais nous hellénistes, nous patinons plutôt dans l’indifférence générale.

    Lisez l’interview que j’ai menée récemment en tant que journaliste:
    – Madame la Ministre de l’Education Nationale française, que pensez-vous d’Aristote?
    – Aristo quoi?
    – Aristote: c’est un philosophe et un savant grec de l’antiquité.
    – A bas les aristos!
    – Madame, il nous diffame et il nous dit: femme! Tu as le bouleutikon akyron!
    – Le bouleutikon akyron?
    – Oui, le βουλευτικὸν ἄκυρον, le bouleutikon akyron, ça veut dire, en grec, qu’on ne sait pas raisonner, nous les femmes. Et il répète ça depuis 2000 ans, il contamine tous ses copains.
    – Ah l’animal! Ah l’animal politique! Le dinosaure! Je te vous les exclus de l’école, toutes ces vieilles barbes de philosophes à l’antique et maintenant, l’école va être moderne. Moderne et a-mu-sante!
    – Merci, Madame la Ministre de l’Education nationale française.

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