On a retrouvé le second livre de la Poétique d’Aristote

OLYMPUS DIGITAL CAMERAScoop : une lacune béante dans notre connaissance de la pensée d’Aristote est enfin comblée grâce à un manuscrit retrouvé dans la bibliothèque d’un monastère grec.

S’il y a un livre disparu que beaucoup d’amateurs de littérature antique voudraient récupérer, c’est le second livre de la Poétique d’Aristote : le philosophe l’annonce, mais les copistes byzantins ne nous ont transmis que le premier tome. Cette disparition a même inspiré Umberto Eco, qui en a fait Le nom de la rose.

Eh bien, les amateurs de littérature grecque peuvent enfin sabrer le champagne : un manuscrit presque complet de ce livre tant recherché vient d’être retrouvé dans la bibliothèque du monastère de Saint Paul Apatelios, en Crète. Nous devons la découverte à un couple d’aventuriers érudits, Kassandra Immerwahr et Rainer Lügner ; ils sont déjà à l’origine de la trouvaille sensationnelle – en 2008 – d’un morceau de la fameuse ‘outre des vents’, un récipient mentionné par le géographe Strabon au début de sa Géographie.

Le texte n’a pas encore été publié, mais une première présentation est prévue le samedi 1er avril 2017, pour célébrer le millénaire de la fondation du monastère de Saint Paul Apatelios. Les autorités ecclésiastiques enverront une délégation ; on attend aussi des représentants des grandes sociétés scientifiques athéniennes, ainsi que plusieurs délégués d’académies étrangères.

Mais enfin, de quoi s’agit-il au juste ? Commençons par rappeler la promesse faite par Aristote dans la Poétique, un mince livret qui a marqué les études littéraires de l’Europe moderne. Le philosophe s’intéresse à la manière dont se construisent les textes poétiques ; entendez par là des textes de fiction, écrits en vers (ce n’est pas la condition essentielle pour définir la poésie, selon Aristote). Ce dernier distingue la poésie épique et le théâtre, lequel se divise en deux sous-groupes, la tragédie et la comédie.

Il y a toutefois une grosse différence entre la tragédie et la comédie : Aristote considère en effet que l’on peut saisir les débuts de la première, tandis que les origines de la seconde nous échappent pour l’essentiel. Que faire ? C’est un peu compliqué, alors voyons comment Aristote le dit lui-même.

« À l’origine, on procédait de façon semblable dans les tragédies et dans les poèmes épiques. Certaines parties sont les mêmes dans l’un et l’autre genre, tandis que d’autres parties sont propres à la tragédie. C’est pour cette raison que celui qui sait distinguer une tragédie bonne d’une mauvaise sait faire la même distinction pour l’épopée : car ce que l’on trouve dans l’épopée, on le retrouve dans la tragédie ; mais ce qui figure dans la tragédie, on ne le retrouve pas en entier dans l’épopée. Par conséquent, pour ce qui est de la manière d’imiter les choses en hexamètres [épopée], et pour ce qui est de la comédie, nous en parlerons plus tard (ὕστερον ἐροῦμεν) ; mais parlons plutôt de la tragédie (…). »

[voir Aristote Poétique 1449b14-22]

Tâchons de récapituler : pour la comédie, Aristote note l’obscurité de ses origines ; entre la tragédie et l’épopée, il estime que la première contient des renseignements que la seconde ne peut pas offrir. Par élimination, il va donc concentrer son attention sur la tragédie, et il reporte à plus tard la question de l’épopée et de la comédie. Or plus loin, il revient effectivement sur l’épopée, mais PAS sur la comédie. Promesse non tenue à propos de la comédie, du moins dans les manuscrits de la Poétique que nous possédions jusqu’à présent ; c’est pourquoi, depuis plus de deux millénaires, on recherche la seconde partie de la Poétique, celle qui parle de la comédie. La découverte de notre couple allemand va faire beaucoup de bruit.

Alors, quoi de neuf dans ce second livre de la Poétique ? Le texte n’est pas encore publié, il faudra un peu de patience. Néanmoins, des fuites nous permettent de nous faire une idée de deux points essentiels, celui de la katharsis et celui de l’étendue de la Poétique complète.

Commençons par la katharsis, c’est-à-dire la « purgation ». Dans le premier livre de la Poétique, Aristote définit la tragédie de la manière suivante :

« La tragédie est donc l’imitation d’une action sérieuse et complète, d’une étendue limitée, dans un langage agrémenté de manière spécifique selon chacune des parties. On y joue l’action, ce n’est pas un récit rapporté. En recourant à la pitié et à l’effroi, la tragédie réalise le nettoyage [katharsis] de telles émotions. »

[voir Aristote Poétique 1449b24-28]

Que n’a-t-on pas écrit sur la katharsis selon Aristote ? Les spécialistes ont versé des hectolitres d’encre sur la question. Or voici que ce taquin d’Aristote nous livre enfin des éléments nouveaux au moment de parler de la comédie. Vous trouverez ci-dessous une traduction préliminaire – et confidentielle – d’un passage important du second livre de la Poétique :

« La comédie met en scène des personnages de bas étage, des gueux, des menteurs et même des marchands de poissons. Or pour faire accepter un mensonge, il suffit de l’associer à des éléments véridiques. Si je ne craignais d’imiter les auteurs de comédies, j’irais jusqu’à dire qu’il convient maintenant de procéder au nettoyage [katharsis !] des poissons. »

Le nettoyage (katharsis) appliqué à un marché aux poissons ! Aristote, mon vieux, tu es tombé bien bas. Les philosophes et les critiques littéraires du monde entier vont faire la grimace.

On peut signaler une autre phrase particulièrement frappante, dont je transcris le texte grec pour les amateurs (rassurez-vous, je traduirai) : περὶ δὲ τῆς μελοποιίας ἐν γ´ τῆς ποιητικῆς ἐροῦμεν « En ce qui concerne le chant mélique [c’est-à-dire la poésie lyrique], nous en parlerons au livre 3 de la Poétique. » Il existerait donc un troisième livre de la Poétique, où Aristote a manifestement parlé d’un aspect de la poésie qu’il passe pratiquement sous silence dans le texte déjà connu : les chants des poètes et poétesses, Stésichore, Sappho et tous les autres, ceux qu’on appelle aussi les poètes lyriques.

Un dernier mot à l’attention des sceptiques qui vont immanquablement me traiter d’affabulateur ou prétendre que ce manuscrit est un faux. Kassandra Immerwahr et Rainer Lügner, deux personnages à la personnalité très contrastée, sont cependant unanimes sur ce point : « Nous avons une entière confiance dans nos partenaires du Monastère de Saint Paul : les Crétois sont des gens fiables et intègres, ce serait une insulte à leur égard de les soupçonner de mensonge. » Nous voilà rassurés.

En avant pour la recherche du livre 3 de la Poétique !

[image : Aristote, dans la Chronique de Nuremberg (1493)]

4 réflexions sur “On a retrouvé le second livre de la Poétique d’Aristote

  1. Aussi bien sur le plan privé que sur le plan professionnel, j’évite le plus possible d’écrire un 1er avril, pour que les destinataires ne se demandent pas si mon message est exact ou si c’est un poisson d’avril. Mais ici, même si l’article a été posté le 31 mars et non le 1er avril, je réponds quand même à ce poisson d’avril aujourd’hui – après avoir lu les textes grecs.

    A quoi peut-on remarquer qu’il s’agit d’une invention? D’abord, parce que ce serait un scoop; or, il y a curieusement beaucoup de scoops le 1er avril…Et cette fois-ci, le lien menant vers le texte moderne manque. Et puis, le saint qui porte le même prénom que M. Schubert s’appellerait « Apatelios », ce qui en grec signifie « trompeur ». Ce n’est pas vraiment un surnom adapté à un saint. Ensuite, les noms allemands des aventuriers érudits, Kassandra Immerwahr et Rainer Lügner signifient « toujours véridique » et « menteur ». Tout cela tourne autour de la vérité et du mensonge, comme la déclaration que les Crétois sont très honnêtes, alors qu’ils ont une réputation de menteurs. Enfin, la katharsis est rapportée au nettoyage des poissons…d’avril.

    Je me suis bien amusée! Mais quand le 1er avril sera passé, j’écrirai quelque chose de sérieux sur Plutarque, pour recommander cet auteur au lectorat potentiellement globalisé.

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  3. Merci pour le « pingback »: Cambridge a rapidement repéré et résumé la plaisanterie « poisson d’avril ». Quant à moi, j’ai appris que les Anglais n’évoquent pas de poisson pour le 1er avril, mais simplement des « April fool’s jokes », ce qui est étonnant pour une nation insulaire et maritime et où on peut se nourrir de « fish and chips » à tout coin de rue. Mais venons-en à Plutarque. A Fribourg de Suisse, il y aura en mai 2017 un congrès de l’International Plutarch Society. Or, indépendamment de la recherche portant sur tel ou tel point précis, pourquoi lire Plutarque aujourd’hui? Laissant de côté, provisoirement, les Vies, je m’attache ici aux « Moralia » – qu’il serait plus juste de nommer « Way of life », simplement pour signaler quelques titres qui m’ont attirée par intérêt personnel et pour dire, en quelques mots, ce que les lectures m’ont apporté:

    – Sur l’éducation des enfants:
    comment choisir un enseignant? Comment féliciter, mais aussi gronder l’enfant? Ce qui est étonnant: Plutarque commence son écrit à partir de la conception de l’enfant.

    – De l’amour que l’on porte à sa progéniture:
    avec des pages remarquables sur l’amour des animaux pour leurs petits.

    – Préceptes conjugaux:
    une conception du couple dans l’Antiquité. Certains aspects sont très utiles aux couples modernes: Plutarque, en s’adressant à un jeune couple, tâche de faire de la prévention de la dispute et des conflits. D’autres aspects sont démodés. Par exemple, on trouve encore dans notre société des traces de l’idée qu’une femme ne doit pas avoir d’amis à elle, mais seulement les amis de son mari. Mais cette perspective est trop restrictive pour des femmes modernes.

    – Sur l’usage des viandes:
    on voit que Plutarque recommande d’être végétarien. Or, le végétarisme est une question très actuelle dans notre société. Certaines des raisons pour lesquelles Plutarque recommande un régime végétarien sont les mêmes que celles que nous entendons de nos jours (par exemple, être sensible aux sentiments des animaux). D’autres sont différentes: Plutarque pose la question de la palingénésie ou métempsychose, alors que cet argument est rarement entendu de nos jours, du moins sous nos latitudes. Inversement, l’argument de la protection de la nature (car les bovins consomment les pâturages de façon intensive) n’est pas présent chez Plutarque.

    – Préceptes d’hygiène:
    Un titre plus exact serait: quelle hygiène de vie? Car il ne s’agit pas, dans ce texte, de la propreté corporelle ni de celle des bâtiments, mais plutôt d’un style de vie à adopter pour rester en bonne santé. Plutarque précise bien qu’il ne touche pas à la médecine, mais qu’il aborde un domaine parallèle: comment manger sainement? Que boire? Quels types de bain prendre? Si on est malade, comment se comporter? Quelles alternances de travail et de pauses respecter? Ce qui est frappant, c’est que Plutarque a un fort désir que son lecteur se sente bien dans sa peau. Ceci m’a frappée et c’est pour cela qu’il vaut la peine de le lire.

    – Sur l’utilité qu’on peut retirer de ses ennemis:
    Un texte très fort sur le plan psychologique. Si nous faisons un effort rationnel sur nous-mêmes, nos ennemis peuvent nous pousser à nous améliorer. Un texte qu’ll faudrait relire fréquemment, faute de quoi, on pourrait oublier comment surmonter l’inimitié; on pourrait laisser l’ennemi nous désoler seulement. Le texte a quand même quelques relents stoïciens.

    – Sur l’amour des richesses:
    Un rappel toujours bien utile de ne pas s’attacher exclusivement à l’argent.

    – Sur Isis et Osiris:
    Outre que je voulais connaître un peu Plutarque pour le mois de mai, le Museum Rietberg à Zurich présente l’exposition « Osiris, das versunkene Geheimnis Aegyptens » jusqu’au 16 juillet 2017. En préparation à la visite de cette exposition, je lis actuellement Isis et Osiris, qui fourmille de renseignements sur Osiris, sur les divers symboles associés, sur d’autres divinités également. Je me suis demandé combien de visiteurs iront à cette exposition en ayant lu « Isis et Osiris » de Plutarque, mais je crois qu’il n’y en aura pas beaucoup?

    Pour conclure, quelques remarques sur d’autres textes de Plutarque sur le Way of life: à propos « de la monarchie, de la démocratie et de l’oligarchie », j’attendais plus; or, ce texte est très bref. Enfin, le texte intitulé « De la superstition » dans les Hodoi elektronikai est mal intitulé, selon moi. Il devrait plutôt s’appeler « Sur la crainte des dieux », plus proche du sens originel de δεισιδειμονία . En effet, j’attendais de m’amuser de quelques superstitions, or, le texte parle de la peur des dieux, qu’on ne devrait pas avoir. Enfin, je connaissais depuis plusieurs années le texte « Qu’il ne faut pas emprunter à usure », car les Grecs modernes ont réédité ce texte à leur propre usage, en version grecque ancienne et adaptation en grec moderne, en raison de la crise qui sévit en Grèce depuis 2010. Voilà, je vais me remettre à la lecture de « Isis et Osiris », qui est un texte long, mais très dépaysant.

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