Livres chéris par les uns, maltraités par les autres. A-t-on le droit de jeter des livres à la poubelle ?
Depuis des millénaires, le livre constitue la porte d’accès à la connaissance et à la culture. D’abord copiés à la main, ils ont bénéficié de l’invention de l’imprimerie, avant de devenir un article industriel. Aujourd’hui, une fois la mise en page réalisée, le coût de production d’un exemplaire est dérisoire. Autrefois objets de respect et de convoitise, les livres ressemblent désormais à d’autres produits de consommation : T-shirts, chaussures, casseroles ou parasols. La différence, c’est que votre parasol ne vous apprendra jamais rien : il se contentera de vous protéger du soleil.
Alors, le livre est-il un objet comme les autres ? A-t-on le droit de jeter des livres, parce qu’on manque de place, ou parce que le beau-père a cassé sa pipe en laissant derrière lui une imposante bibliothèque, ou encore parce que l’Encyclopédie Universalis s’est fait dépasser par la droite par Wikipedia ?
Pour certains, jeter un livre est un crime car le livre ne devrait justement pas être considéré comme un bien de consommation ordinaire. C’est le cas notamment d’un éboueur de Bogota, en Colombie, qui a sauvé des tonnes de livres de la grande broyeuse.
Pour d’autres, le livre a fait son temps et il faut prendre acte de la diversification des accès à la connaissance. Les supports numériques étendent leurs tentacules dans toutes les directions ; impossible d’y échapper.
Quoi qu’on en pense, les livres sont comme les cancrelats : il est virtuellement impossible de les éradiquer. Les mises à l’index ont toujours été vouées à l’échec, et les autodafés par lesquels on brûlait les livres jugés hérétiques se sont soldés par de pitoyables échecs. Le livre brûle, il moisit, il sèche, il gèle, mais il résiste tant bien que mal. J’en veux pour preuve la bibliothèque d’Aristote, dont le sort nous est relaté par Strabon, un géographe du Ier siècle av. J.-C.
« Nélée (…) a suivi l’enseignement d’Aristote aussi bien que de Théophraste ; il a reçu en héritage la bibliothèque de Théophraste, dans laquelle se trouvait aussi celle d’Aristote. (…) L’ayant emportée à Scepsis, il l’a léguée à ses descendants, des gens simples, qui ont gardé sous clé les livres en les entreposant sans soin. Lorsqu’ils se rendirent compte de l’intérêt que lui portaient rois attalides, auxquels était soumise leur cité, rois qui cherchaient des livres pour fournir la bibliothèque de Pergame, ils cachèrent (leurs livres) sous terre, dans une tranchée.
Après que ces livres furent endommagés par l’humidité et la vermine, plus tard, les descendants remirent les livres d’Aristote et de Théophraste à Apellicon de Téos contre une forte somme d’argent. Mais Apellicon était plus bibliophile que philosophe. C’est pourquoi, cherchant à restituer les lacunes, il fit transcrire le texte sur de nouveaux exemplaires en complétant de façon malheureuse, et il publia les livres pleins de fautes.
(…)
Rome aussi prit une part non négligeable à cet état de fait : car juste après la mort d’Apellicon, Sulla, qui avait pris Athènes, saisit la bibliothèque d’Apellicon. Une fois qu’elle fut amenée à Rome, le grammairien Tyrannion s’en occupa du fait de sa sympathie pour l’aristotélisme, en s’assurant la collaboration du bibliothécaire. Certains marchands de livres s’en occupèrent également ; ils employèrent des scribes médiocres, et ne collationnèrent pas les textes, phénomène courant aussi pour les autres livres copiés pour la vente, que ce soit ici (à Rome) ou à Alexandrie. »
[voir Strabon, Géographie 13.1.54]
Pauvre Aristote ! Tes livres ont été malmenés, mais ils ont en bonne partie survécu. Si l’on en croit Strabon, la bibliothèque d’Aristote serait d’abord passée entre les mains de Nélée, un érudit qui vit en Asie Mineure. Or ses descendants redoutent la convoitise des rois de Pergame. Ils entreposent donc les précieux rouleaux de papyrus dans une tranchée où ils moisissent pour un temps.
Les livres sont sauvés par Apellicon de Téos ; mais ce dernier, ne mesurant pas entièrement la valeur du trésor qu’il a acquis, fait recopier le tout en comblant maladroitement les lacunes produites par la vermine et l’humidité. La bibliothèque, ou ce qu’il en reste, est entreposée à Athènes, et c’est là qu’elle est saisie par le général romain Sulla.
Re-déménagement, cette fois-ci à Rome ! Là, un érudit du nom de Tyrannion (c’est le maître de Strabon !) parvient à accéder aux lambeaux de la bibliothèque d’Aristote en soudoyant le bibliothécaire. Des marchands de livres, moins scrupuleux, se mettent à faire circuler des copies de mauvaise qualité.
En définitive, nous ne possédons – de loin – pas tous les écrits d’Aristote, et certains posent de grosses difficultés d’établissement du texte. Néanmoins, des centaines, voire des milliers de pages d’Aristote ont survécu au naufrage.
On ne mettra jamais tout le monde d’accord sur la sacralité du livre, mais une chose est sûre : les livres ont la vie dure ; ils s’en sortiront.
[image empruntée à Mme Myriam Thibault et à son blog, en espérant qu’elle me pardonnera ce larcin qui contribue à la faire connaître]
Bonjour. J’ai toujours mal au cœur quand je vois des piles de bouquins dans les poubelles…
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Jeter des livres à la poubelle n’est pas un délit au sens propre: dans la mesure où il s’agit de livres qui vous appartiennent, vous avez, juridiquement parlant, le droit de les mettre à la poubelle, comme d’ailleurs vos habits, vos montres et vos bijoux! Personne ne pourra vous poursuivre en justice pour cela. Evidemment, le cas est différent si vous jetez des livres qui ne vous appartiennent pas…
Mais est-ce intelligent de jeter des livres? Est-ce un crime au sens figuré, c’est-à-dire un acte regrettable? Et si vraiment on n’a plus de place, si on a hérité d’une collection dont on ne sait que faire, quelles solutions y a-t-il? Autrefois, on pouvait revendre les livres à un bouquiniste, à un bas prix. A présent, brocanteurs et bouquinistes ne rachètent pas de livres, me semble-t-il. Mais on peut prendre la peine de les leur apporter et de les leur donner gratuitement. Attention cependant, car tous les bouquinistes ou brocanteurs n’accepteront pas n’importe quels livres. En général, ils prennent ceux qu’ils ont une chance de vendre et ce sont de préférence les beaux livres, les livres reliés en cuir ou en tissu ou alors les romans. Parfois, un bouquiniste reprend quand même toute sorte de livres et fait ce tri lui-même. Mais en général, pour les ouvrages techniques, spécialisés, les guides touristiques, les revues, les livres scolaires, il faut trouver encore une autre solution. Par exemple, une personne qui travaille dans les domaines concernés pourrait être intéressée par ces livres, ne serait-ce que sur un plan historique.
En fait, comme l’amateur de livres de Bogota, nous pourrions aussi donner des livres écrits en français à l’Afrique francophone. Peut-être que des gens pauvres seraient intéressés. Ou bien on peut aussi créer une bibliothèque gratuite avec deux ou trois étagères dans la rue, sur le principe de l’échange: »j’en emprunte un, j’en apporte un » (et tant pis s’il s’en perd quelques-uns). Mais là aussi, les romans et les biographies sont préférés.
Il est important de garder des livres en papier. En effet, dans les versions électroniques, nous sommes dépendants de l’électricité (pour recharger les ordinateurs, tablettes et autres engins). Il suffit d’une panne d’électricité et nous n’avons plus accès à nos lectures. Sans tuer qui que ce soit, il serait possible à des ennemis de nous causer des torts immenses en trouvant des moyens de paralyser nos ressources électroniques. Mais si nous avons des livres en papier, nous pourrons lire, car il suffit d’avoir des yeux et de la lumière naturelle.
Personnellement, j’ai gardé tous mes livres de grec, même les livres scolaires. La raison en est que ce sont aussi des souvenirs. J’ai toujours pensé qu’ils étaient précieux pour moi, même si leur valeur marchande n’est pas grande. Je les relie à des émotions positives – même le dictionnaire de thème. J’ai même encore le « Allard et Feuillâtre, exercices de 4ème », avec lequel j’ai commencé le grec. Qui sait? Un jour on trouvera peut-être que son contenu didactique n’était pas si mauvais et on s’y intéressera à nouveau. Les livres scolaires de grec actuels contiennent, comparativement à celui que j’avais à treize ans, beaucoup de belles images, beaucoup d’explications en français sur la culture grecque, mais peu de textes en langue grecque.
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